1. Tensions
Présentement
Février 2024,
Meung-sur-Loire.
— Yo ! Y'a un centre commercial, se réjouit Loïc. Si c'est pas un coup de bol, ça, je sais pas ce que c'est !
Alala, quel blaireau.
Bien entendu, l'idée de prêter aux autres ses jumelles ne lui effleure pas du tout l'esprit. Au contraire, le banlieusard continue à scruter la bâtisse entre les arbres comme s'il était seul sur ce toit.
Deux petits mètres plus loin, un adolescent – bien mieux éduqué – tend ses jumelles à son grand frère après avoir observé la précieuse découverte du gueulard. Avec un regard en biais au grand costaud, Aïden remercie Lobél pour l'outil qu'il pose ensuite contre ses lunettes rondes.
Tout en survolant les environs de l'espace commercial visible au loin, le grand frère évalue mentalement leurs chances d'y arriver sans se faire dévorer vivants. Elles sont d'ailleurs plutôt bonnes ! Pas un seul mort ne rode autour de l'hôtel, dont ils ont escaladé les balcons jusqu'à arriver au toit pour une meilleure prise de vue. La route départementale, qui passe juste en face d'eux et mène au rond-point de l'hypermarché, paraît aussi dégagée. Bonnes nouvelles, donc ?
Eh bien non !
Si les zonzons n'arpentent pas les foutues rues enfeuillées, c'est parce qu'ils se tapent une grosse fiesta aux abords du centre commercial en question !
— Il est à environ deux kilomètres d'ici, estime Lobél, la voix en partie étouffée par le tissu couvrant son nez et sa bouche. Ça nous prendra quoi, vingt à trente minutes à tout casser pour arriver là-bas en conditions normales ?
— Cool ! J'espère qu'on pourra trouver de la bonne bouffe, des vêtements et même–
— Mieux se jetter sous les dents des zombis qui squattent cet immense parking ? s'agace l'aîné de la fratrie Bui-Mathis.
Fixant tour à tour les yeux de Lobél et Lavande – deux de ses trois écervelés de cadets –, Aïden conclut haut et fort :
— Hors de question.
Sans perdre une seconde, ce bougre de Loïc abaisse ses jumelles, reporte toute son attention sur le casse-bonbon de service, et se racle bruyamment la gorge.
— Eum, qui t'a nommé chef de groupe ? Parce que je me rappelle pas avoir accepté une connerie pareille.
— Et je ne me revendique pas comme tel, tu fais ce que tu veux. Émeric peut bien t'emboiter le pas si ça lui chante, assure-t-il en lançant un bref regard en direction du ténébreux aux yeux bleus les accompagnant. Par contre, les triplés sont sous ma responsabilité. Et en sachant que les denrées de toutes les épiceries qu'on a visité en chemin étaient périmées, quand par miracle on en trouvait, ça me paraît inconsidéré de tenter le coup dans un hypermarché.
— Mais justement ! Regarde, c'est super grand, insiste Lobél. Peut-être que cette fois on trouvera des conserves encore consommables.
— Réfléchis un peu... L'enseigne de l'Hyper U se voit d'ici. C'est comme les baraques en bord de route, partant du principe qu'on n'est pas les premiers à passer par là depuis le début de cet enfer, toute la bouffe a certainement déjà été pillée. Puis, sans compter la horde qui nous attend devant le centre commercial, on sait que plus l'endroit à fouiller est grand, plus on est susceptible de tomber sur des morts à l'intérieur. Alors je ne vous laisserai pas risquer vos vies pour un « peut-être ».
Le ton donné à ce monologue ressemble en tout point à la définition Larousse du mot « irrévocable ».
Tel un escargot, le morveux contrarié se renfrogne dans sa coquille sous le regard salé de son frangin qui laisse à Lantana – une des triplés – le loisir de lui soustraire les jumelles des mains.
— Si vous vouliez vraiment trouver un bon emplacement à fouiller, fallait pas dormir toute la journée, relance Aïden après un bref coup d'œil aux aiguilles de sa montre solaire. Il est presque seize heures, ce qui nous laisse grosso modo deux heures avant la tombée de la nuit. On devrait plutôt passer la soirée ici et reprendre la route demain. Après tout, même si on n'a pas réussi à embarquer beaucoup de vivres, on peut tenir quelques jours en rationnant ce qu'on a. Je suis sûr qu'on finira par trouver un magasin moins dangereux d'accès.
— Moi, je pense comme Loïc. Tomber sur cet hypermarché est une aubaine, décrète Émeric après avoir tout bonnement arraché les jumelles à la jeune Lantana pour lorgner en direction du Saint Graal.
— Ça confirme juste que toi aussi, t'es un gros con qui va nous faire tuer.*
— Tu sais que je pige que dalle à tes gesticulations, petite chipie. Si tu veux vraiment ajouter ton grain de sel, sors ton ardoise et ta craie.
Le faux rebelle ténébreux toise la gamine en prétendant ne pas remarquer le regard perçant dʼAïden.
Réfrénant son envie d'exhiber deux doigts d'honneur, universels dans tous les langages, l'insolente Lantana ronge son frein. Ses frères et sa sœur sont les seuls du groupe à comprendre lorsqu'elle s'exprime en langue des signes. Ceci dit, les deux autres gugusses qu'ils se coltinent s'en foutent royalement de ses arguments – ou de ce qu'elle a à dire de manière générale. Ça, la petite en a parfaitement conscience. Elle se contente donc de croiser les bras et rouler des yeux pour éviter de céder à une énième dispute avec cet idiot d'Émeric
— Franchement, Aïden, reprend naturellement celui-ci, on peut pas dire que l'esprit d'initiative t'étouffe ces derniers temps.
Venant d'un trouillard en puissance, et surtout adressée à un ancien champion cycliste, cette pique est bien la blague du siècle !
Si elle lui vaut un regard de travers de la part des triplés, Aïden l'endure avec un flegme presque inné.
— Merci de lui dire, mec, nargue Loïc. Perso, j'ai une dalle de chacal ! Avaler des putains de saucisses cocktail et de l'eau, ça me suffit pas. Alors l'idée même de laisser passer une occasion comme celle-ci me fout la rage. Encore plus que le fait d'avoir dû déambuler à pied une journée entière avant que t'acceptes enfin de poser ton cul dans une des charmantes maisons en brique de cette ville on ne peut plus tranquille... Y'a quelques dizaines de zombis sur ce parking de mes deux, OK. C'est pas la première, ni la dernière fois qu'on en croise, gros. Ils font partie du paysage, faut t'y faire au bout d'un moment. Y'a qu'à les écarter ! Pourquoi pas en utilisant une des superbes techniques de la série avec laquelle tes sœurs n'arrêtent pas de nous casser les couilles ?
Aïden fixe un instant ces yeux bruns moqueurs, vainement intrigué de savoir si ce dingo aborde tout à la légère ou s'il croit vraiment aux conneries qu'il débite à la chaîne.
Puis la réponse lui apparaît, claire comme de l'eau de roche : il s'en tamponne.
— Faites comme vous voulez, mais ne comptez pas sur nous.
— Allez, s'il te plaît grand frère, tente une des filles en s'accrochant désespérément à la manche de sa veste pour le prendre par les sentiments.
— Non, Lavande. Je maintiens que c'est une mauvaise idée. Le même genre qui a récemment coûté la vie à quelqu'un.
Oh, oh... Le regard de Aïden quitte sa cadette pour trouver Loïc, qui tressaille instantanément.
— Je t'interdis de parler d'elle !
Yeux exorbités, narines dilatées sous le tissu épais lui servant de masque d'infortune, il bondit comme un chien enragé. Lavande sursaute en se couvrant la bouche par-dessus son foulard. Étouffant un petit cri de panique, elle attrape sa sœur de sa main libre tandis que Lobél, les doigts serrés autour de ses deux longs tournevis, se place d'instinct en position défensive derrière leur aîné.
Imperméable à l'agitation des triplés, Loïc approche dangereusement celui qu'il n'a jamais hésité à qualifier de « petit merdeux ». Il se penche vers lui, presque jusqu'à pousser son front du sien, et crache farouchement :
— Tu te branles peut-être encore en repensant à elle, mais Grâce était ma tante ! Tu ne la regrettera jamais plus que moi.
Que de propos dérangeants ! À bien des égards...
Ils prouvent pourtant que cet excité de Loïc en sait très peu sur ce qui se tramait entre tatie Grâce et Aïden.
Ce dernier n'est d'ailleurs pas du genre à se palucher sur les souvenirs d'une jeune femme décédée. Encore heureux ! Mais Aïden n'est toutefois pas lavé de toute accusation.
Combien de fois ses doigts – merveilleusement agiles, soit dit en passant – se sont retrouvés entre les cuisses de la charmante Grâce ? paix à son âme. Autant dire qu'il n'a pas tenu les comptes. Ce qui est sûr, c'est que Loïc – en gros caïd de quartier qui se respecte – lui plantera son pied de biche dans le crâne aussi sec le jour où le mystère sera dévoilé.
Ils n'y sont même pas encore que l'animosité régnant entre eux est plus palpable que jamais. Et ça, malgré les couches de vêtements couvrant la moindre parcelle de leurs corps, ou les accessoires divers cachant leurs expressions faciales.
— N'oublie pas ton mètre cinquante, élude soudain Aïden.
Vu la carrure de catcheur du lascar face à lui, il ne fait évidemment pas référence à sa taille.
Non...
Un mètre cinquante, c'est la distance de sécurité minimum recommandée par la célèbre Organisation Mondiale de la Santé au début de la pandémie.
Pourquoi ?
Eh bien, tout bêtement afin de « réduire autant que possible les risques de propagation de la maladie du nouveau coronavirus ».
Une ânerie de plus dans la foutue crise sanitaire où la COVID-19 a joyeusement invité ses variants en folie.
Les précieux concepts de gestes barrières et de distanciation sociale, à l'époque portés comme étendards, tombaient plutôt sous la coupe de l'hygiène quotidienne et du bon sens – à défaut de pouvoir compter sur la bienséance de chaque individu composant la société pré-zombicalypse.
M'enfin...
L'intégration forcée de ces principes basiques à cause de l'épidémie rend encore un énorme service aux personnes comme Aïden – celles qui ont toujours détesté partager leur espace vital avec des inconnus, les gens impolis et ceux mélangeant outrageusement les deux.
— Je me sens fiévreux depuis quelques jours, poursuit-il. Envahir mon espace personnel n'est peut-être pas la menace que tu penses.
Ha ! L'arroseur arrosé.
Un coup de maître, mais aussi une manœuvre psychologique à double tranchant...
Une main posée sur le pommeau de la machette pendue à sa ceinture, l'autre serrant le manche d'un des couteaux fourrés dans les harnais attachés à ses cuisses, Aïden reste donc sur ses gardes, prêt à réagir à tout moment.
La mâchoire du bagarreur se crispe et ce dernier déglutit, se disant que ce serait effectivement très con de choper une merde dans son acharnement à établir sa dominance.
Ils ne sillonnent les routes que depuis hier, après leur départ catastrophé d'un refuge orléanais. Alors, certes, rien n'assure qu'un des geignards du groupe n'a été contaminé par les nuages de poussière suspendus autour des zombis qu'ils ont croisé. Jusqu'ici, ils ont plutôt l'air d'avoir une chance de cocu. Mais avant ça, lorsqu'ils étaient encore en sécurité dans leur communauté, Aïden prenait souvent part aux brigades chargées de débarrasser leur quartier des nuisibles. Bien que Loïc se doute du coup de bluff de l'enflure, le risque reste entier.
Par les temps qui courent, les morts ne sont pas les seuls danger. La simple respiration d'une personne – besoin vital autrefois aussi anodin que naturel – fait de cette dernière une menace constante. En dépit de quelques moments de relâchement, parfois incontrôlables, rester à l'écart les uns des autres est une mesure de sécurité qui, parmi tant d'autres, s'est gravée au fer rouge dans toutes les caboches ces trois dernières années. D'autant plus que certains individus contaminés ne présentent aucun symptôme et infectent inconsciemment leur entourage avec le variant fatal du virus.
N'ayant absolument aucune envie de tenter le diable, Loïc se ravise donc sur-le-champ. Le gaillard recule même de plusieurs pas ! Ce qui tire un léger rictus à Aïden sous le bandana protégeant son nez et sa bouche des particules fines grouillant dans l'air ambiant.
— Lantana propose qu'on vote à main levée, intervient Lobél dans l'espoir de détourner la rage encore présente dans les tripes du furibond.
Ce à quoi l'intéressé grogne :
— Dit à la muette qu'on n'est plus en démocratie. Vous le savez très bien, avec vous dans la poche, votre poltron de frère nous nique à tous les coups.
— Pas sûr, rétorque Lobél. Qui est pour l'exploration du centre commercial ?
Aïden n'est pas très étonné de voir Émeric, aussi connu sous le sobriquet affectueux d'opportuniste, voter de contre sa décision. Cependant, à sa grande surprise, la main timide de Lavande suit celle de Lobél en direction du ciel nuageux.
— Lala ? articule silencieusement Lantana, elle aussi ahurie par une telle trahison.
— Désolée, souffle la coupable, plus accablée par les sourcils froncés de leur aîné que la stupeur de sa sœur. On a vraiment besoin de nourriture... et de nouvelles fringues ! Sérieux, Aïden, combien de temps Nana et moi on va devoir se balader avec nos braguettes ouvertes parce que nos jeans sont trop petits ?
— C'est vrai, ose Lobél en renfort. Même si leurs blousons le cachent, ça reste gênant pour elles.
— Je sais et je comprends, je vous le jure. Je vous ai promis qu'on essayerait de vous trouver des affaires à votre taille le plus vite possible, mais on ne le fera pas là-bas.
— T'as pas non plus voulu qu'on entre dans les deux boutiques qu'on a croisé hier, boude Lavande, les yeux rivés vers le sol qu'elle piétine nerveusement.
— Parce qu'on voyait les spores et les morts-vivants coincés dedans à travers la vitrine, lui rappelle un Aïden ennuyé. C'était un coup à se faire infecter rien qu'en entrant.
Argument qui nʼa pas lʼair de prendre tout son sens chez les concernés. Aïden est forcé de constater que, comme tous adolescents en phase de rébellion, ses cadets se butent à retenir ce qu'il leur refuse plutôt que de reconnaître qu'il se saigne en quatre par amour pour eux.
Compte tenu de l'attitude calme et raisonnable qu'il s'efforce toujours d'afficher, c'est assez difficile à déceler, mais leur revirement futile lui fout les nerfs en pelote. Lobél le voit. Pourtant, rassemblant tout son courage, il bayonne sa loyauté et choisit de camper sur ses positions.
— On perd du temps pour rien, là. Le vote est fait. C'est peut-être toi qui a eu l'idée d'adopter ce système quand on a rejoint le Foyer d'Orléans, et les filles et moi on a toujours fait comme tu voulais jusqu'à présent, mais toi aussi tu dois suivre les règles. Même quand elles vont plus dans ton sens.
Ouch ! Aïden a de quoi serrer les dents au point de se les péter.
Sourire victorieux aux lèvres, Loïc force le vice et enroule le bras autour des épaules de Lobél – qui se dégage assez vite de sa prise – tout en infligeant à lʼaîné de la fratrie un regard condescendant. Il jubile d'ailleurs plus que de raison à l'idée d'avoir détourné ces petits protégés de leur prophète en carton et reprend :
— Voilà, quatre voix « pour » et deux « contre », l'affaire est pliée. Maintenant, ce qu'il nous faut, c'est établir le plan dʼaction.
Dépité, Aïden lève les yeux au ciel et ravale un cri de frustration.
Être piqué à vif par les siens, ça fait mal. Et cʼest encore plus douloureux à digérer.
Empoignant inconsciemment ses hanches, lʼaîné affolé soutient son poids aussi bien que possible et se concentre sur la régulation de son souffle.
Eh ouais... Après ce vilain coup de poignard dans le dos, cʼest la peur viscérale dʼà nouveau perdre un membre de sa famille qui transperce sa chair.
À suivre...
*Annotation : utilisé dans les dialogues, l'italique symbolise une replique en langue des signes.
• Aïden Bui-Mathis
(aîné de la fratrie)
• Lobél, Lavande et Lantana Bui-Mathis
(triplés)
• Loïc Lopes
• Émeric Renot
DONNE-MOI TON AVIS À CHAUD !
~> Qu'as-tu pensé de ce premier chapitre ?
~> Il y a-t-il trop de répétitions des prénoms ?
~> Il y a-t-il trop d'informations dès le début ? Ou pas assez ?
~> Le fil de la narration est-il cohérent ? Ou alors as-tu eu l'impression de sauter du coq à l'âne ?
PS : Un petit vote si tu as aimé ce chapitre me ferait grand plaisir !
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