Chapitre 6

Il avait refermé sa fenêtre et s'était rendu dans son bureau.
L'ordinateur était encore allumé. Comme s'il l'attendait.
Il ne lui fallut que quelques minutes pour réserver un van aménagé pour le week-end qui arrivait. Être loin de tout juste avant le début du procès lui parut la meilleure idée possible.
Il se demanda où ils pourraient partir tous les trois.
Aller en montagne le tentait mais mars était à peine entamé et il savait que la neige serait encore certainement de la partie. Il pensa aux calanques mais que faire d'Ernestine... Il savait qu'il ne résisterait pas à l'appel des falaises s'il les voyait et se sentirait frustré de ne pouvoir en toucher le grain.
Il opta pour le sud. Un endroit à peu près sauvage avec une plage pour que les enfants puissent jouer dans le sable. C'était eux l'important.
Maintenant qu'il savait où il allait, la fatigue le rattrapa d'un coup. Il ne fit donc pas long feu.
Il sût qu'il avait pris la bonne décision le surlendemain quand, en rentrant chez lui le soir, deux journalistes l'attendaient de pied ferme devant son portail. Il était encore au bout de la rue quand il les aperçut. Il ordonna à Marius de faire demi-tour, prétextant d'avoir oublié le pain. Il espéra qu'ils ne seraient plus là quand ils reviendraient.
Par chance, ce fut le cas.
A peine rentrés, il appela ses parents.

—    Salut p'pa.
—    Alban. Qu'est-ce qui se passe ?

Il quitta le salon dans lequel Marius faisait ses devoirs pour la cuisine.

—    Il y avait des journalistes devant la maison ce soir.
—    Merde... Comment as-tu fait ?
—    On a fait demi-tour. Ils n'étaient plus là quand on est revenus. Je ne veux pas que Marius les voie. Vous pourriez nous héberger la semaine prochaine ?
—    Bien sûr.
—    Merci p'pa.
—    Tu veux déjà venir ce week-end ?
—    Non. J'emmène les enfants dans le sud. J'ai besoin d'air.
—    D'accord.
—    Je retourne surveiller les devoirs.
—    Ok. Bonne soirée. Embrasse les enfants.
—    Pas de souci. Fais pareil avec maman.

Le lendemain se passa sans encombre. Entre midi et deux, il récupéra le van qui était parfait à ses yeux. Pourtant, il ne l'était pas. Il n'avait que peu de puissance, les meubles à l'intérieur étaient un peu abîmés, il n'y avait pas de climatisation. Alban ne vit rien de tout cela. Il vit qu'il pouvait attacher le siège d'Ernestine mais surtout la réhausse dans laquelle dormirait Marius tandis que lui serait en bas avec Ernestine. Il savait que son fils sauterait de joie en apprenant qu'il allait dormir dans le toit.
Il fit quelques courses avant d'aller chercher les enfants. Marius d'abord.

—    Papa, il est où ton vélo ?

Il n'était pas attaché comme d'habitude devant l'école. Alban prit la main de son fils et l'entraîna vers le véhicule.

—    Il est là ! Surprise ! Demain soir, on part en week-end !

Les yeux du petit garçons s'écarquillèrent.

—    Et toi, tu dors dans le toit.

Alban grava le visage de son fils dans sa mémoire. Les étoiles qui brillaient dans ses yeux valaient tout l'or du monde. Tous les sacrifices.

—    Ça te plaît ?

Aucun mot ne lui parvint. Mais la façon dont son fils serra sa main en disait bien plus long.
Ils passèrent chercher Ernestine, se hâtèrent de rentrer, de faire tout ce qu'ils étaient obligés de faire chaque soir. Puis firent les bagages.
C'était la première fois qu'Alban allait partir seul avec les enfants. Il stressa pendant qu'il préparait les affaires et prit donc beaucoup trop de choses. Ce n'était pas bien grave. Personne ne serait là pour critiquer de toute façon.
Il préférait être sûr de ne manquer de rien. Même s'ils ne partaient pas au milieu de nulle part. Même si ce n'était que pour deux jours. Même si...
Il n'était pas Margaux. Il n'était ni organisé, ni prévoyant et devoir le devenir, lutter contre le naturel était plus dur qu'il n'y paraissait. C'était un combat de tous les jours pour le père célibataire.
Ils se couchèrent bien plus tard qu'habituellement. Qu'importe ! L'aventure les attendait. Elle faisait fourmiller les pensées du petit garçon de mille images toutes plus fantastiques les unes que les autres alors que son père était partagé entre excitation et stress implacable.
La première prit rapidement le pas sur le second. Avant de s'effacer devant la fatigue qui terrassa Alban.

La journée du vendredi passa à une lenteur incroyable. Incapable de se concentrer, Alban quitta son travail plus tôt que prévu. Il n'avançait pas. Les formules se mélangeaient sous ses yeux. Perdaient leur sens, leur but.
Il s'excusa auprès de ses collègues, de Dominique. Tous pensèrent qu'il était perturbé par le procès qui approchait. En un sens, ce n'était pas faux. Ce week-end était une échappatoire. Une fuite face aux moments douloureux qui allaient venir. Parce qu'ils le seraient inévitablement. Même s'il ne voulait entendre parler de rien, même s'il ignorait les journalistes.
La France entière ne parlerait que de ça. L'horreur des images envahirait de nouveau les écrans. Comme toutes celles qui avaient été belles. Les témoignages de soutien, les marches pour la paix...
Ces deux petits jours seraient le calme avant la tempête.
Il fit les dernières courses, passa prendre Ernestine. Ils furent devant l'école bien avant que les portes s'ouvrent.
Il regardait sa fille gambader au milieu des gens. Réalisant qu'elle avait vraiment pris de l'assurance. Elle distribuait des sourires à tout le monde et chacun les lui rendait bien.
Il se prit à écouter les conversations autour de lui. Ça parlait de devoirs, de tel ou tel élève qui posait problème. Des maîtresses qui étaient en retard pour ouvrir le portail. Du programme des deux jours à venir. Des discussions banales qui lui faisaient du bien.
Les enfants furent enfin libérés. Marius fut l'un des premiers à sortir.

—    J'ai pas beaucoup de devoirs. Juste les mots à réviser et ma leçon sur le vivant. C'était trop bien papa, on a parlé de la chaîne alimentaire.
—    Bonjour mon grand.
—    Oui, bonjour. Mais papa, tu sais, c'était vraiment trop bien !
—    Reste avec ta maîtresse si tu veux. Et moi, je file avec Ernestine à la plage.
—    Mais ça va pas ! Vous partez pas sans moi.

Alban se mit à rire. Il prit Ernestine dans ses bras avant qu'elle ne s'en aille trop loin. Ils se dirigèrent vers le van. Les copains de Marius le regardaient d'un air envieux. Il leur fit un petit signe de la main quand il monta dans le combi.
Alban le força à s'attacher et fit de même avec sa sœur à côté de lui. Après s'être installé au volant, il inséra sa clé USB dans la prise de l'autoradio.
Étant presque toujours en vélo, ils n'écoutaient jamais de musique pendant leurs trajets. Ce week-end serait aussi une nouveauté pour ses enfants de ce côté-là. Les vibes du reggae retentirent dans l'habitacle alors qu'il démarrait.

—    En route pour l'aventure, les enfants.

Marius battit des mains, bientôt imité par sa sœur.
Les kilomètres défilèrent et les chansons avec eux. Ben Harper les accompagna alors qu'ils laissaient leurs montagnes derrière eux.
Sa manière incomparable de jouer, sa voix, cette impression qu'il donnait d'être habité par ses mots et ses notes les suivit aussi dans les vallées de l'Isère et de la Drôme.
Parfois, la voix d'Alban reprenait les paroles en même temps que l'artiste. Parfois, Marius coupait net leur conversation pour suggérer à son père d'apprendre tel ou tel morceau.
Ils parlèrent beaucoup. De tout et de rien. De ce qu'ils feraient en arrivant. De ce qu'ils feraient les jours suivants. Ils rêvèrent à haute voix.
Après Valence, Ben Harper laissa sa place aux artistes français qui avaient, eux aussi, choisi le reggae. De Dub Inc à Tryo. De Vanupié à Sinsémilia.
Marius dansait presque sur son siège. Ernestine qui s'était endormie dès les premiers kilomètres se réveilla. Elle regardait son frère en éclatant de rire.
Il chantait à tue-tête et elle battait des mains en rythme. En rythme.
Et Alban souriait. C'était cela qu'il voulait. Uniquement cela.

Ils arrivèrent enfin et se garèrent pile là où les cordonnées GPS de l'application qu'il avait téléchargée indiquaient.
Il faisait déjà nuit noire mais voir la mer n'était pas important là tout de suite. Elle était là, toute proche, ils le savaient. Ils l'entendaient. Ils la sentaient. Pour le moment, cela leur suffisait.

—    J'ai faim.
—    A vos ordres, jeune homme.

Alban sortit une casserole et y mît à chauffer de l'eau. Marius ne quittait pas les gestes de son père des yeux. Tout était inédit. Un peu irréel.
Quand elle se mit à bouillir, Alban y plongea les pâtes. Il découpa du jambon, du saucisson. Servit du jus de fruits a son fils, s'ouvrît une bière. Il la sirota lentement, en regardant ses enfants piocher du jambon avec leurs doigts. Ils ne s'étaient pas laver les mains, avaient encore les traces de chocolat du goûter autour de la bouche. Ils étaient sales. Sales mais beaux. Pour rien au monde, il n'aurait souhaité à cet instant avoir des enfants tirés à quatre épingles. Il ressentit un élan d'amour qu'il garda bien caché. Ne voulant surtout pas briser l'instant.
Discrètement, il les prit quand même en photo.
Bientôt, les pâtes furent cuites, ils mangèrent, décidèrent de ne faire la vaisselle que le lendemain et se préparèrent pour la nuit.
Marius ne se fit pas prier pour se coucher. Dans son sac de couchage, son doudou dans les bras, il souhaita bonne nuit à son père et sa sœur.
Alban sut à sa respiration devenue régulière qu'il s'était endormi.
Il allongea Ernestine à côté de lui. Il joua quelques minutes avec elle. Avec ses doigts, ses petits pieds qui poussaient sur ses mains de toutes leurs forces. Et finalement la câlina.
Ils s'endormirent, la petite main d'Ernestine entourant l'index de son père.

Alban fut réveillé par les premiers rayons du soleil qui filtraient à travers les rideaux occultants. Quelques secondes lui furent nécessaires pour se souvenir où il était. Dormir ailleurs que chez eux ou chez ses parents n'était plus arrivé depuis bien trop longtemps.
Ernestine dormait toujours. Un coup d'œil à son fils lui confirma qu'il était encore dans les bras de Morphée lui aussi. Il se leva sans bruit, passa un t-shirt, son jean et sortit du van.
L'air marin le cueillit. Il inspira à plein poumons une fois, deux, des dizaines. Il se sentait bien.
Il enchaîna quelques salutations au soleil qui se levait. Répétant ces gestes inscrits dans les fibres musculaires de son corps. Méditation silencieuse chassant toute pensée parasite qu'il continua par une contemplation de la vue.
Il en fut tiré par une petite voix.

—    Bonjour papa.
—    Oh tiens, mon grand. Tu as bien dormi ?
—    Oui, c'était trop chouette. Et toi ?
—    Parfaitement bien.

Seulement à ce moment-là, Marius sembla se souvenir où ils étaient. Ses yeux se posèrent sur la plage d'abord. Il imaginait déjà les châteaux de sable qu'il pourrait construire un peu plus tard. Puis son regard glissa sur l'eau et les vagues minuscules qui venaient lécher le sable blanc. Pieds nus, il descendit du van et courut jusqu'au bord de l'eau. Elle était froide bien sûr mais il s'en moquait éperdument. Comme des paroles de son père qui l'avaient suivi et tenté de le prévenir.
Pour la première fois depuis des mois, il se sentait bien. Ils étaient seuls au monde. Il ne subirait aucun regard de pitié. Personne ne le considérerait comme une petite chose fragile. Ils étaient seuls au monde. Et même si le beau temps attirerait certainement d'autres gens, il savait qu'il ne risquait rien ici. Il était loin de chez lui.
Il resta de longues minutes à sauter à pieds joints dans les vagues. Jusqu'à ce que l'appel de son père lui annonçant que le petit déjeuner était prêt lui rappelle qu'il avait faim.
Son bol de lait était posé sur la table. Ses tartines étaient faites. Il allait entrer dans le van mais fut arrêter par la voix de son père.

—    Hors de question de rentrer avec les pieds plein de sable. Tu les essuies, s'il te plaît.

Le petit garçon se retrouva bête un instant. Son père lui pointa la serviette qu'il avait posée sur le marchepied. Il se frotta les jambes et les orteils aussi bien qu'il put. Il resta bien un peu de sable, mais il était évident que tout ne partirait pas.
Il s'assit et mordit dans son pain à belles dents. En face de lui, son père souriait, Ernestine sur ses genoux.

—    Alors c'était bien ?
—    Oh oui ! Je peux y retourner après ?
—    Bien sûr mon grand.

La journée se résuma à cela. Sauter dans les vagues au bord de la plage. Empêcher Ernestine de manger du sable. Rire. Faire des châteaux que la mer emporterait bien trop tôt. Faire des photos. Des tonnes de photos qui ne vaudraient jamais celles de Damien mais qui seraient belles quand même. Lire en gardant un œil sur les enfants. Manger tout et n'importe quoi. Beaucoup trop de bonbons et de chips. Rire encore. Finir son livre et se dire que décidément l'auteur était doué et vraiment taré. Se faire surprendre par un vague et se retrouver trempé. Rire aux éclats. Rester dans leur bulle. Une bulle de bien-être qu'aucun promeneur et courageux venu profiter des prémices du printemps ne fit exploser. Ils ne firent pas attention à eux et quittèrent progressivement les lieux. Leur vie les rappelait à son rythme effréné, à sa routine. Peut-être sortiraient-ils ou resteraient-ils bien au chaud chez eux. Il y avait tant de possibilités...
Bientôt, Alban, Marius et Ernestine restèrent seuls sur la plage. Ils regardèrent le soleil décliner petit à petit sur l'horizon, leurs silhouettes se découpant sur le ciel orangé. Ils regagnèrent ensuite le van.
Bien à l'abri du vent qui s'était levé, Marius fit ses devoirs pendant que sa sœur regardait ses livres. La musique qui en émanait, énervait le petit garçon mais il se retint de dire quoique ce soit. Elle était calme. Et comme cela avait tendance à ne pas durer, il savait qu'il valait mieux en profiter.
Quand il eût terminé, il réclama quelques morceaux de guitare à son père. Qui s'exécuta. Trop content de ces moments passés ensemble.
Alban savait qu'il pourrait prendre goût à cette vie simple. Loin de la routine. Loin de leur vie qui n'en était plus vraiment une et ressemblait plus à une survie au jour le jour. Cette vie où il mettait seulement un pied devant l'autre et rester sourd à ce qui se passait alentour, de peur d'être pris dans une spirale dont il n'était pas certain de pouvoir ressortir.
Dans cette vie, il aurait pu respirer à fond. À plein poumons. Il n'aurait presque plus ressenti cette douleur à la poitrine. Il aurait été heureux.D'aucuns auraient dit que tout cela n'était qu'une fuite, que cela n'était que reculer pour mieux sauter, il le savait parfaitement. Ils auraient également dit qu'il fallait affronter ses problèmes. Mais parfois, parfois, fuir pouvait sembler la seule et unique option.
Alban l'aurait voulu. Au plus profond de lui, il l'aurait voulu. Il aurait voulu oublier. Tout envoyer balader. Juste pour un sourire de plus de ses enfants. Pour voir Marius entièrement détendu encore une fois.
L'heure du dîner était normalement déjà passée depuis longtemps quand il arrêta de jouer. Il avait mal aux doigts, marre de chanter. Et une faim de loup.
Il fit encore des pâtes. Avec une sauce différente de la veille. Histoire de varier un peu. Ils étaient loin d'avoir fini quand Ernestine s'endormit. Les deux hommes de la famille se hâtèrent de terminer leur repas et préparèrent tout pour la nuit.

Elle fut belle et douce pour chacun d'entre eux. Réparatrice aussi.
Ils dormirent tard. Prirent leur petit déjeuner en silence. Conscients que le départ était proche. Trop proche.
Quand Marius entraîna sa sœur sur la plage, il le fit avec moins d'entrain que la veille. Ils profitèrent bien sûr. Mais ce n'était plus pareil. Alban n'eut pas besoin de les traîner pour partir de la plage.
Ils mangèrent en vitesse et quittèrent leur havre de paix.
Le cœur lourd.
Plus les kilomètres défilaient et les rapprocher de chez eux, plus la douleur dans la poitrine d'Alban reprit sa place et enserra son âme. Elle rappelait à son bon souvenir tout ce qui allait se passer dans les prochains jours. Il essaya de faire la sourde oreille. De ne pas y penser. Peine perdue. 
Il déposa les enfants chez ses parents, nettoya le van et alla le rendre à ses propriétaires. Ils discutèrent un moment après avoir fait l'état des lieux. De tout et de rien. De voyages surtout. De toutes ces destinations qui faisaient rêver les uns et les autres. De celles qu'ils connaissaient déjà. De celles qu'ils voudraient découvrir en premier. Elles étaient diamétralement opposées et suscitèrent une âpre discussion. Aucun ne voulait lâcher et soutenait que son choix était le meilleur. Ils ne trouvèrent pas de consensus mais se quittèrent en riant et en se disant qu'une autre fois peut-être, ils arriveraient à se convaincre.
Alban passa chez lui chercher des affaires propres pour les enfants et lui et retourna chez ses parents.
Ce week-end parenthèse lui avait fait du bien. Il savait que ce ne serait pas suffisant pour affronter les jours à venir mais c'était tout de même mieux que rien.
Oui, c'était mieux que rien.

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