Chapitre 5
Alban restait là, les yeux dans le vague alors que la neige tombait. Les flocons, petits morceaux de coton légers comme une plume, volaient autour de lui inlassablement. Ils avaient recouvert le sol d'une mince couche blanche qui s'épaississait à vue d'œil. Elle atténuait tous les bruits alentour. Ils disparaissaient au profit d'un silence bienvenu.
Alban détestait entendre le bruit des voitures, ceux des téléphones portables qui sonnaient, ceux des véhicules d'urgence, même lointains, quand il était ici.
De la neige s'était accumulée sur ses épaules et son bonnet, celui que son fils lui avait offert, mais elle ne semblait pas le déranger. Il était ailleurs. Avec elle. Et pas devant cette pierre tombale.
Depuis combien de temps était-il là, les yeux perdus dans le vide ? Combien de minutes, de secondes qui s'égrenaient sans qu'il ne s'en soit rendu compte ?
Tout à coup, il sortit de ses pensées, s'accroupit et posa sa main gantée sur la pierre recouverte de neige. Une fleur à la tige d'un vert tendre, aux pétales blancs se retrouva échouée au milieu des flocons. Sa fleur préférée.
— Ernestine a un an.
Ce sont les seuls mots qui s'échappèrent de ses lèvres. Les autres ne les dépassèrent jamais. Ceux qui étaient beaux, ceux où il se moquait d'elle en se remémorant l'accouchement. Ceux qui disaient que leur fille lui ressemblait énormément. Qu'il avait retenu toutes les idées de cadeaux qu'elle s'amusait à chercher pour les cinq années à venir.
Ceux qui lui criaient son amour.
Il tourna les talons et s'en alla comme il était venu. Une ombre dans ce jour blanc et silencieux.
Il reprit le chemin de son travail, bien conscient qu'il n'avait pas mangé. Ce ne serait qu'une fois de plus.
Quelques messages de bon anniversaire égayèrent son trajet, lui gelant les doigts à chaque fois qu'il enlevait ses gants pour répondre. Ce n'était pas grave. C'était un jour de fête. Une belle journée. Une de celles qu'il aimait.
Il ne vit pas passer l'après-midi. Il apprivoisait petit à petit ses nouvelles responsabilités. S'éclatait. Accepter le poste de son ancien collègue était la meilleure idée qu'il avait eue depuis longtemps. Il se sentait revivre.
Il avait délaissé son vélo au profit de sa voiture. Il pesta contre tous ces gens qui ne savaient plus conduire sur la neige. Qui n'équipaient plus leurs véhicules avec les pneus adéquats. Ils le mettaient en retard.
Cette journée était une belle journée et il voulait profiter au maximum de sa fille, de son fils. Ils ne seraient que tous les trois ce soir-là. Il avait préparé un gâteau la veille, allant même jusqu'à mettre des décorations dessus. Jamais il n'aurait pensé faire cela un jour et finalement, cela lui avait plu.
Le repas était prêt également. Ils auraient ainsi du temps ensemble.
Il récupéra Marius à la garderie de l'école avant de filer à la crèche. Ernestine se mit à danser dès qu'elle les aperçut. Tout le monde se mit à rire.
— C'est un vrai clown. Elle va vous en faire voir plus tard.
— On dirait bien, oui. Allez, viens ma grande.
La petite fille se dandina jusqu'aux hommes de sa vie. Pendant que son frère lui mettait son manteau, Alban discuta un peu avec les auxiliaires de puériculture. Il les appréciait énormément et aimait plaisanter avec certaines. Elles se moquaient gentiment de lui et ne pas sentir de pitié dans leurs regards et leurs attitudes était une vraie bouffée d'air frais.
Ils rentrèrent, firent les devoirs en quatrième vitesse, expédièrent la douche pour passer le plus de temps possible à jouer. À prendre du bon temps.
Marius faisait danser la reine du jour sur les morceaux que leur père jouait à la guitare. Il était question de sarbacane, de vent dans les cheveux, de sauter dans les flaques, de maison monde, de bulle qui voulait quitter la terre et de petite main.
Les rythmes étaient doux, un peu plus rock ou exotiques.
Et Ernestine et Marius dansaient. Ils tournaient au milieu du salon jusqu'à ce que le grand frère n'arrive plus à marcher droit. Il faisait exprès de s'écrouler par terre et déclenchait les rires de sa petite sœur. Il se souvenait avoir râlé quand il avait appris qu'il n'allait pas avoir un petit frère. Il ne l'échangerait maintenant pour rien au monde. Il fallait une fille dans cette maison.
Ils mangèrent entre deux éclats de rire. Et enfin, Ernestine tenta de souffler sa bougie. Sans succès. Marius se dévoua et le fit à sa place. Sa sœur l'applaudit avant de tomber les deux mains dans son gâteau.
Alban rit de bon cœur. Il leur montra, preuve à l'appui, que Marius avait fait exactement la même chose le jour de ses un an.
Ernestine s'amusa plus à ouvrir son cadeau qu'avec ce qu'il y avait à l'intérieur. Comme tous les bébés de son âge. Rien n'était plus normal.
Malheureusement, l'heure tourna trop vite et il fut bientôt temps d'aller dormir. Par chance, les enfants se couchèrent sans aucune difficulté.
Alban vaqua à ses dernières occupations, envoya les quelques photos qu'il avait prises à toute la famille et alla dormir à son tour. Le sommeil l'emporta rapidement.
C'était une bonne journée. Une très bonne journée.
Il y en eut beaucoup d'autres. Tout allait bien. Le boulot, l'école, même Ernestine qui ne se réveillait plus toutes les nuits.
La neige continua de tomber. Ils en profitèrent le plus possible en allant skier, en faisant de la luge ou de longues balades en raquettes et en façonnant des bonhommes de neige tous plus beaux les uns que les autres.
Les jours puis les semaines passèrent faisant fondre le manteau blanc et transformant la ville en une immense flaque de gadoue. Alban détestait cette période-là, les derniers jours d'hiver avant que le redoux ne s'installe tout à fait. Ces moments où il pouvait geler le matin et faire quinze degrés l'après-midi. Ces moments où l'on ne savait plus comment s'habiller et où l'on risquait de tomber malade sans même claquer des doigts.
Au boulot, le nouveau projet que Dominique lui avait confié avançait bien. C'était exaltant. Alban n'avait pas une seconde à lui ce qui lui permettait ainsi de ne pas voir ses journées passer mais surtout lui faisait oublier que les jours s'égrenaient les uns après les autres. Inexorablement, le procès se rapprochait.
Il était évident qu'une partie de lui l'occultait volontairement. Elle prenait de plus en plus de place, se mêlant à la douleur dans sa poitrine. La semaine, la routine établie lui permettait encore et toujours de tenir mais les fins de semaines, elle se devait d'être rompue. C'était une obligation. Une nécessité.
Ils partirent encore au ski avec ses parents, Damien et Caro ou encore Jeanne qui se contentait de faire de la luge avec Ernestine.
Alban confia plusieurs fois sa fille à ses proches et en profita pour amener Marius au cinéma ou au musée.
Mais la date approchait. Et plus elle approchait, plus la liste des choses qu'il évitait s'allongeait. Il filtrait les appels de ses beaux-parents, n'écoutait plus les infos, posait Marius devant l'école pour ne plus entrer dans la cour et entendre les conversations des autres parents.
Pile une semaine avant le moment fatidique, alors qu'il arrivait dans sa rue en vélo, Ernestine dans le siège enfant, Marius à leurs côtés, il reconnut immédiatement la voiture garée devant sa maison. Il se crispa. Afin de ne pas montrer son trouble à son fils, il lui demanda ce qu'il avait à faire comme devoirs. Il espérait secrètement qu'il en aurait beaucoup. Ayant ainsi une excuse toute trouvée pour que la conversation qu'il ne voulait pas avoir soit encore repoussée. Son souhait ne fut pas exaucé.
— Je dois juste réviser la table du 8 et du 9. Et apprendre mes mots d'orthographe.
— Donc en gros, tu as juste les mots ?
— Oui.
Marius adorait les mathématiques. Ce n'est pas qu'il n'aimait pas le français mais il y trouvait beaucoup moins d'intérêt. En plus, écrire l'énervait profondément. Cela lui demandait un véritable effort.
— D'accord.
— Dis, j'aurais le droit de jouer à Minecraft ?
Alban était en général contre le fait que son fils joue aux jeux vidéos les soirs de semaine mais ce soir, cela lui allait lui permettre de l'occuper pendant qu'il subirait le sermon de ses beaux-parents.
— Si tu ne fais aucune faute à tes devoirs.
Cela motiverait d'autant plus le petit garçon.
— Oh merci papa.
— Attends d'avoir tout juste avant de me remercier.
Ils étaient enfin arrivés. Jean-Paul et Roselyne sortirent de leur voiture et firent comme si tout allait bien et non comme si leur gendre les ignorait depuis plusieurs semaines. Il apprécia le fait qu'ils fassent des efforts devant les enfants. Ils pénétrèrent dans la maison, firent semblant encore un moment. Jusqu'à ce que les devoirs soient finis.
Marius mérita sa partie de Minecraft. Alban installa son fils dans le bureau, lui mit le casque sur les oreilles et lui dit avant de sortir qu'il avait une heure.
Le petit garçon sauta presque de joie. C'était rare quand il avait autant de temps.
Alban entrait à peine dans le salon quand ils attaquèrent. Leurs voix étaient froides. Glaciales même.
— S'il suffisait de venir pour que tu acceptes de nous parler, nous l'aurions fait avant.
La guerre était déclarée.
— J'ai un minimum d'éducation.
Ils n'apprécièrent guère sa réponse mais s'abstinrent de la relever. Ils cherchaient comment aborder le sujet qui les amenait le plus calmement possible. Alban ne leur en laissa pas l'occasion.
— Vous savez, c'est pas la peine de tourner autour du pot. Je sais que vous voulez que je vienne au procès. Vous voulez que je m'y intéresse. Mais je ne changerai pas d'avis.
— Ta décision est absurde.
— Je ne vois pas pourquoi.
— Tu devrais faire face à ces assassins. Leur dire ce que tu as perdu.
— Et ça changerait quoi ?
Ils restèrent un instant interdits devant sa réponse.
— Margaux n'aimerait pas voir ce que tu es devenu.
— Ça tombe bien. Elle ne le voit pas.
Ses mots étaient durs. Aussi tranchants que la lame qui lui entaillait le cœur et le ventre. Il prenait sur lui pour ne pas leur montrer ce qu'il ressentait vraiment.
— Tu ne penses pas ce que tu dis.
— Et vous ?
Sa remarque était un peu trop pertinente.
Ils étaient là, tous les trois, à se dévisager. À s'affronter sans rien lâcher. Ernestine qui jouait dans un coin avec ses jouets ne faisait pas un bruit.
— Alban...
La voix de sa belle-mère se cassa. Sa peine fissura son masque. Pour la première fois depuis des mois, elle lui parla comme elle l'avait toujours fait. Avec douceur. Elle aimait ce garçon qui était devenu un homme depuis de si longues années. Elle se souvenait de la première fois qu'elle l'avait vu. Elle avait tout de suite compris que c'était quelqu'un de bien et que sa sœur et lui feraient partie intégrante de la vie de sa famille.
Elle avait été si heureuse quand sa fille ne parlait que de lui. Margaux était heureuse. Plus qu'elle ne l'avait jamais été.
— Tu ne veux pas témoigner et dire ce qu'est ta vie sans elle ? Tu ne veux pas qu'ils paient pour ce qu'ils ont fait ? Tu ne veux pas les voir quand le jugement sera rendu ? Te dire qu'il y a une justice ?
— Je veux qu'ils soient condamnés. Le reste, c'est du pipeau, des témoignages, il y en a des tas. Et je ne crois plus en la justice.
— Ne dis pas ça.
— Si. Si la justice existait vraiment, il n'y aurait plus de guerres, les gens vivraient heureux. Si elle existait, il n'y aurait pas de famine, les enfants iraient tous à l'école, ils ne travailleraient plus. Si elle existait, Margaux serait là. Et on passerait une bonne soirée tous ensemble. À rire comme avant.
Mais ils me l'ont pris. Ils ont privés mes enfants de leur mère. Ils ont fait grandir d'un coup un petit garçon de huit ans. Ils lui ont ôté son innocence. Ils ont rendu orpheline une petite fille d'à peine quatre mois. Depuis elle se réveille chaque nuit à la même heure et je sais pourquoi même si je suis incapable de mettre les mots justes dessus. Ils ont pris la vie de tous ces gens, ces adultes, ces enfants. Ils m'ont pris ma vie. Parce que c'est ce qu'elle était. C'est ce qu'elle sera toujours.
Vous avez perdu votre fille. Et je ne pourrais jamais comprendre ce que vous pouvez ressentir. Parce que le cours normal de la vie, ce n'est pas ça. Et je comprends que vous vouliez vous battre et cætera.
Mais moi, je ne peux pas. Je n'arriverai jamais à tout gérer alors que je galère déjà comme c'est pas permis. J'ai besoin de calme. De survivre. De lui survivre. Pour eux.
Seul le silence accueillit la fin de sa tirade. Roselyne pleurait sans bruit. Jean-Paul, lui, restait de marbre. C'est lui qui reprit la parole après de longues secondes.
— Pourquoi tu ne nous as jamais dit tout ça ?
— Ça n'aurait servi à rien. Vous ne voulez pas m'entendre. De toute façon, vous savez déjà tout. Entre mes parents, Damien, Caro et ma sœur, vous êtes parfaitement au courant de ce que je vis. Seulement, vous êtes bloqués sur votre vengeance. Vous ne voyez pas le reste. Alors tant mieux si elle vous fait avancer.
— Je ne te permets pas. N'oublie pas à qui tu parles.
— Parce que tu n'oublies pas à qui tu parles, toi ?
Sa remarque fit mouche une fois de plus.
Vexé, son beau-père se leva et tendit la main à sa femme, toujours en pleurs.
— Je pense que nous n'avons plus rien à nous dire.
— Je pense aussi.
Poli, il les raccompagna dans l'entrée. Ils s'habillèrent en silence. Au moment où il allait refermer la porte sur eux, Jean-Paul ouvrit la bouche.
— Tu seras quand même bien content quand tu toucheras les indemnités.
Ce fut la phrase de trop. Celle qui n'aurait jamais dû être prononcée. Comme si l'argent pourrait changer quoique ce soit.
Alban réagit aussitôt. Toute la colère et la rancoeur qu'il accumulait contre eux eurent raison du respect qu'il avait encore pour eux. Il hurla.
— Pardon ? Parce que vous pensez que j'en ai quelque chose à foutre de ce fric ? Parce que vous pensez que ça la remplacera ? Elle n'est plus là. Plus là. Et rien, absolument rien ne me la rendra. Rien ne compensera son absence. Rien. Si je suis encore là, si je continue à me battre, à me lever tous les matins sans elle, c'est uniquement pour nos enfants. Seulement pour eux. Parce que je n'ai plus rien d'autre depuis qu'ils l'ont tuée. S'ils n'étaient pas là, je ne le serai pas non plus. Je l'aurais rejointe.
— Tu ne peux pas dire ça.
— Je crois que j'ai encore le droit de dire ce que je pense. Et maintenant, je ne veux plus vous voir. Je vous laisse vous battre pour une chimère. Moi, j'ai le réel à affronter.
Il leur claqua la porte au visage et se laissa glisser le long du battant fermé. Sa respiration était erratique, il avait mal à la gorge d'avoir crié. La fatigue et une peine immense lui tombèrent dessus. Il resta là, de longues minutes, les mains perdues dans ses cheveux, la tête basse. Jusqu'à ce que la vie se rappelle à lui.
— Papa ?
Alban leva la tête vers son fils, les yeux rougis par les larmes.
— Ils sont partis, papy et mamie ?
— Oui mon chéri.
— Pourquoi ils ne m'ont pas dit au revoir ? Vous vous êtes fâchés ?
Alban n'eut pas le cœur de mentir à son fils.
— Oui.
— Pourquoi ? À cause de maman ?
— Oui.
Marius dévisagea son père une seconde avant de lui tendre la main pour l'aider à se relever. Alban, empli de reconnaissance devant ce petit bout d'homme, la saisit.
— Ça va aller, tu sais papa.
— Je sais. Merci mon grand.
Alban serra son fils dans ses bras.
— Je peux m'occuper du repas si tu veux.
— Non, c'est bon. Mais tu mets la table, d'accord ?
Le petit garçon s'exécuta. Il aurait fait n'importe quoi pour voir son père sourire. Il savait cependant que cela ne serait pas pour ce soir-là. Ses épaules étaient trop basses, voûtées. Son regard absent, même s'il tentait de donner le change.
La soirée fut silencieuse. Même Ernestine semblait avoir compris qu'il ne fallait pas faire de bruit.
Une fois les enfants couchés et endormis, toute la discussion avec ses beaux-parents et ses sombres pensées revinrent harceler Alban. Elles l'oppressaient, posant sur sa poitrine un poids qui ne cessait de s'accroître.
Il manquait d'air. Étouffait. Même s'il faisait encore un froid de canard dehors, il ouvrit la baie vitrée. L'air frais s'engouffra dans la pièce. Sans lui apporter le moindre soulagement.
Il suffoquait. Un peu plus à chaque seconde qui passait. Et ses yeux tombèrent sur l'une des photos qui trônait sur le buffet.
Un souvenir de vacances. Leurs premières rien qu'à deux. Sur le cliché, il enlaçait Margaux et la regardait comme si elle était la huitième merveille du monde. Elle ne lui rendait pas son regard. Elle regardait l'objectif et son sourire aurait éclipsé le soleil lui-même.
Mais ce n'est pas ce qu'il vit. Il ne vit que le van en arrière-plan en même temps qu'il parvenait enfin à reprendre sa respiration. Il sût immédiatement ce qui lui restait à faire.
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