Chapitre 4

La journée était terminée. Finalement, dans l'ensemble, elle s'était plutôt bien passée. Mieux qu'il ne l'aurait cru. Ses beaux-parents étaient même parvenus à sourire la plupart du temps.
Peut-être était-ce la magie de Noël. Ou les pitreries de Jeanne.
Il avait pourtant cru à un moment que tout allait dégénérer. Margaux était inévitablement venue sur le tapis. Tout comme le procès à venir auquel Alban ne voulait pas assister. Chacun y était allé de son avis. Les esprits s'échauffaient. Finalement, du haut de ses presque un an, Ernestine les avait tous remis à leur place. Elle ne supportait pas le ton qui montait. Ne supportait pas quand son père se crispait. Ils avaient toujours partagé un lien privilégié. Différent. Comme si cette petite fille était immédiatement connectée aux émotions de son père.
Alban savait que cette conversation n'était pas terminée. Que Jean-Paul et Roselyne ne le laisseraient pas en paix. Il n'était pas certain d'être prêt à l'affronter. Et pourtant, il était sûr de lui. De sa décision. Et puis, il ne voulait pas qu'ils le fassent devant les enfants.
Assister au procès ne lui rendrait pas sa femme. Voir le visage des hommes qui l'avaient assassinée, elle et tant d'autres personnes, alors qu'on les condamnait ne le soulagerait pas. Il le savait. Il savait aussi qu'il préférait être présent pour ses enfants et non pas revivre tout ce qui s'était passé. Il ne voulait pas revoir les images, pas entendre à nouveau les propos religieux des terroristes. Il ne voulait pas poser les yeux sur des hommes qui avaient pris la vie d'enfants. Détruisant ainsi celles de familles entières. Laissant des parents avec un chagrin impossible à surmonter.
Alban essayait toujours, même dans les nuits les plus sombres, quand le manque de l'amour était trop fort, de relativiser. Il tentait de se convaincre que lui était chanceux. Que, même s'il en doutait, il pourrait retomber amoureux, qu'une autre femme pourrait faire partie de sa vie.
Les parents de ces adolescents, personne ne leur rendrait leurs enfants. Personne. Personne ne pourrait les remplacer. Personne ne pourrait combler la peine, la plaie béante de perdre la chair de sa chair.
Le verre qu'il se servit chassa ses pensées. Ou était-ce celui d'après ? Ou tout simplement la fatigue et les sourires de ses enfants qui ne cessaient d'apparaître derrière ses paupières à chaque fois qu'il fermait les yeux.
Las, il alla se coucher. Il était tard.

Les vacances filèrent à une vitesse folle. Entre les devoirs à faire, les jeux de société, les soirées films et les sorties de ski, il ne vit pas le temps passer.
Le 31 décembre pointa le bout de son nez.
Alban avait refusé toutes les invitations qui lui avaient été faites. Il voulait être seul avec ses enfants. Ses amis et sa sœur en avaient décidé autrement. Ils débarquèrent vers 19 heures les bras chargés de victuailles. Marius sauta de joie. Ernestine regardait en tous sens. Et de sa marche hésitante, elle passait de l'un à l'autre. Distribuant ses sourires au plus offrant.
Tous riaient devant ce petit bout de femme en devenir.
Ils mangèrent un peu plus que nécessaire. Burent légèrement trop aussi. Ils étaient de plus en plus détendus. L'atmosphère était sereine. Il n'y avait pas de faux-semblants. Pas de retenue comme le jour de Noël où tout le monde faisait attention de ne pas dire un mot plus haut que l'autre.
Ils s'esclaffaient pour un rien.
L'un d'eux, Jeanne peut-être, lança à la cantonade qu'ils pourraient dire chacun à leur tour ce qu'ils retiendraient de l'année qui se terminait.
Caro se figea à côté d'elle. Elle la dévisageait pour lui faire comprendre que l'idée n'était pas bonne. Que c'était même la pire chose qu'elle pouvait dire.
Mais avant même que Jeanne comprenne les regards pleins de reproches de son amie, Alban prit la parole.

— Je retiendrai la naissance d'Ernestine. Ça va faire un an. Et cette gamine, c'est un rayon de soleil même si elle pourrit mes nuits.

Quelques rires fusèrent.

— Je retiendrai tout ce qui s'est passé de moche, bien sûr. Et vous aussi, je le sais. Mais la vie continue. Alors ce soir, on dit du beau, s'il vous plaît. Donc, il y a aussi Marius dont je suis super fier, le grain de ma chère et tendre sœur, ma promotion... Et mon rôle de futur parrain !
— Mais mais mais attends...
— Oui, Jeanne ?

La jeune femme regardait ses amis et son frère tour à tour.

— C'est lui, le parrain ?

Toutes les têtes autour d'elle acquiescèrent.

— Mais vous êtes tarés ?

Les futurs parents répondirent en chœur.

— Ouais.
— La pauvre gamine... Elle n'est pas encore là que vous êtes déjà des parents indignes.

Damien et Caro s'esclaffèrent. Alban lui ne comprenait rien.
Jeanne, quant à elle, finit tant bien que mal par reprendre son sérieux. Elle se tourna vers ses amis, délaissant son frère.

— Vous ne lui avez pas dit ?

Alban n'apprécia pas qu'on parle de lui comme s'il n'était pas là. Il ne laissa pas ses amis répliquer en étant plus rapide.

— Pas dit quoi ?

À l'instant même où il prononçait ces trois petits mots, il comprit. Et agit comme sa sœur l'avait fait avant lui. Il fit comme si elle était transparente ou bien une plante. Oui, une plante. Comme les mauvaises herbes qui s'accrochent et dont personne n'arrive jamais à se débarrasser.

— Elle ?
— Oui.
— Elle a raison. Vous êtes tarés. Nous deux, en parrain et marraine. Vous ne pouviez pas faire pire.

Il tapa dans la main de sa sœur. Fier de lui. Fier d'elle aussi tandis qu'elle continuait le geste qu'il avait initié avec une aisance déconcertante. C'était leur truc à eux. Cette chorégraphie ridicule qu'ils avaient inventée alors qu'ils n'avaient même pas une dizaine d'années.
Ils furent coupés dans leur élan par Caro qui ne manquait jamais de leur ramener les pieds sur Terre avec son ton d'un sérieux à toute épreuve.

— Vous n'étiez pas les premiers de la liste, rassurez-vous... On a pris le deuxième choix quoi...

Ils haussèrent les épaules. Alban se permit quand même un petit doigt d'honneur à l'attention de son amie. C'était son rôle à lui de jouer au mec qui se vexait facilement. Même si plus rien n'était pareil, si l'absente prenait plus de place que dix personnes réunies, rien ne changeait.
Ils continuèrent leur tour de table. Dire chacun à leur tour ce qu'ils retiendraient de cette année. Ils décrivirent le vide, la tristesse. Les larmes. La perte. Et même si Alban savait ce que ses proches avaient ressenti, il n'aurait pas cru que ça put être aussi fort. Leur souffrance était l'écho de la sienne. De celle de son fils. Mais ce qu'il décida de retenir, ce fut le beau. Tous ces petits moments qui éclipsèrent les mauvais. Les petites victoires. Les grandes. Damien et Caro qui allaient enfin être parents. Marius qui lisait Harry Potter. Ernestine qui marchait. Jeanne qui semblait enfin heureuse depuis qu'elle avait laissé tomber son boulot pour tenter de vivre de sa passion, la couture. Pas n'importe laquelle. Celle de robes de mariée. Elle avait eu ses deux premières commandes officielles.

Ils continuèrent leur discussion pour ce qu'ils désiraient pour cette année. Il y eût des rêves énoncés. De ceux qui ne se réalisent jamais. Et ceux qu'ils voulaient tous vraiment atteindre. Ceux qui leur tendaient la main. Qu'ils pouvaient toucher et qui commençaient à s'immiscer en eux, rien qu'en en parlant, là, alors que l'heure filait et qu'ils se rapprochaient inexorablement de la nouvelle année.
Ce fut Marius qui leur souhaita en premier.
Il se jeta d'abord sur Damien. Puis les filles. Et enfin son père. Ce dernier lui ébouriffa les cheveux.

— Bonne année mon grand. Allez, au lit maintenant.

Le petit garçon ne se fit pas prier. Cela faisait un moment qu'il luttait. Il avait scruté l'heure une bonne partie de la soirée pour ne pas s'endormir.
Son père le prit dans ses bras après qu'il ait souhaité une bonne nuit à tout le monde. Marius posa sa tête sur l'épaule de son père sur le court trajet qui le séparait de sa chambre. Il était bien.
Le brossage de dents passa à l'attrape et il rejoignit directement son lit.
Alban n'avait pas fini de le border qu'il dormait déjà.
Au moment de sortir de la chambre, il s'arrêta sur le seuil de la porte. Il se tourna pour regarder son fils. Quelques mots lui échappèrent.

— Bonne année mon grand. Je te promets de la rendre meilleure que celle qui vient de passer. Je ferai tout pour ça.

Les invités surprise restèrent encore un peu. Beaucoup. L'heure tourna sans qu'ils ne s'en rendent compte. Un bâillement de Jeanne les rappela à l'ordre.
Ils se séparèrent le sourire aux lèvres après avoir tout rangé. Ils n'auraient pas tout laissé faire à leur hôte.
Alban se coucha. Malgré son évidente fatigue, le sommeil ne vint pas. Il resta là, dans son grand lit trop froid, à regarder le plafond. À repasser cette soirée. À se dire encore une fois que, malgré tout, il avait de la chance. Qu'il avait une famille et des amis présents. Qu'il était ravi pour Caro et Damien. Qu'il adorait sa sœur et qu'il serait content de la voir plus souvent. Il l'avait peut-être un peu négligée. Elle n'habitait pas si loin pourtant.
Mais pourquoi alors, si tout allait bien, pourquoi le sommeil ne venait-il pas ? Pourquoi ne l'emportait-il pas avec lui pour quelques heures ?
Pourquoi avait-il l'impression que quelque chose clochait ? Pourquoi ?
Son cœur se mit soudain à battre plus vite. La peur le saisit. Sournoise, elle avait pris son temps. Elle ne mettait pas tant de temps pour pointer le bout de son nez habituellement.
Il attrapa le tube de granules d'homéopathie qui traînait toujours sur sa table de nuit. En avala cinq et ralluma la lumière. Il prit le livre qui lui aussi était posé sur le petit meuble et se perdit à travers les pages.
Petit à petit, les lignes devinrent floues. Les mots s'échappèrent, se disloquèrent, s'envolèrent, privant ainsi Alban de leur sens. Plus rien n'en avait. Il n'y avait plus que le sommeil qui l'emportait enfin. Plus que son inconscient qui le laissait en paix. Pour quelques heures. Quelques jours peut-être.
Finalement, pour seulement quelques minutes.
Margaux vint peupler ses songes.
Tout semblait si réel. Il sentait son corps longiligne contre le sien. Son parfum. Le grain de sa peau alors qu'il faisait glisser sa main le long de son dos et qu'il embrassait son cou.
Alors que les derniers vêtements qu'elle portait se retrouvaient échoués sur le sol. Spectateurs silencieux de l'amour qui naissait dans la pièce.
Tout semblait si réel. Ses baisers. Ses gémissements. Ses mots d'amour. Ce lit qui n'était plus vide.
Tout semblait si réel. Son sourire. Avec cette unique fossette du côté gauche et ses yeux trop grands. Trop expressifs. Qui trahissait tout ce qu'elle pensait. Chacune de ses émotions.
Tout semblait si réel et pourtant rien ne l'était. Quelque part, Alban le savait. Quelque part... Mais il s'en moquait. Il voulait à tout prix prolonger son rêve. Rester avec elle. Encore et encore. Pour une seconde, une minute, une heure ou bien l'éternité. Il ne voulait pas la quitter.
Mais le rêve s'envola emportant Margaux avec lui. Elle laissa derrière elle le parfum de sa peau. Et ses « je t'aime ».

Les brumes qui encombraient son esprit au réveil étaient dignes des plus beaux lendemains de fête. Elles ne daignèrent pas se dissiper, le laissant dans un brouillard épais. Les enfants n'étaient pas en meilleure forme et les cris des uns et des autres emplirent rapidement la maison. Rien n'allait.
Ils partirent en retard pour le repas du 1er janvier chez ses parents et durent même faire demi-tour quand Marius se rendit compte qu'il avait oublié son doudou.
C'est d'une humeur massacrante qu'ils arrivèrent à destination. Les parents de Margaux étaient déjà là bien entendu. Ils ne pouvaient pas être en retard pour une fois.
Alban fit abstraction des regards mécontents. La journée était déjà suffisamment compliquée. Malheureusement ces derniers ne se tarirent pas. Oui, il avait négligé pas mal de choses pendant ses vacances. Les devoirs par exemple. Ils n'étaient pas tous fait. Que ce soit ceux pour l'école comme ceux du conservatoire. Ce fut sa mère qui le sauva. Elle seule le soutint.

— Ne t'inquiète pas mon chéri. Ça me rappellera le bon vieux temps. Et puis, ton père râle mais c'est le premier à vouloir se replonger dans les partitions de solfège.

Sa mère avait été si patiente quand Jeanne et lui étaient enfants. Les soutenant au jour le jour. Roselyne et Jean-Paul avaient été comme cela aussi. Alban se souvenait de toutes ces fois où ils avaient travaillé leurs cours tous ensemble sous la supervision de ceux qui étaient devenus ses beaux-parents.
C'était le bon vieux temps.

— De toute manière, j'aime mieux faire mes devoirs avec mamie. Papa, il s'énerve tout de suite.
— Merci mon chéri.

« La vérité sort de la bouche des enfants. » se dit Alban. Il était vrai qu'il n'avait aucune patience. Qu'il détestait se plonger dans les leçons de français ou les tables de multiplication. Il ne comprenait pas l'intérêt d'apprendre par cœur quand il avait l'âge de Marius, ça n'allait pas changer maintenant. Il ne se priva pas pour le dire. Ce qu'il leur valut une discussion des plus houleuses sur le système scolaire. Les partisans et les détracteurs s'affrontaient. Ne lâchaient rien. Au début du moins. Alban, un mal de tête lancinant le rongeant, finit par ne plus rien dire.
C'était bien mieux ainsi.
Il remercia l'heure qui tournait et prétexta le rangement qu'il avait à faire à la maison pour partir. Laissant ses enfants entre de bonnes mains.
Ses beaux-parents prirent congé en même temps que lui. Dans la cour, sa belle-mère se tourna vers lui. Il appréhenda immédiatement ce qu'elle allait lui dire.

— Tu sais, Alban, il va falloir qu'on parle du procès...

Le principal intéressé se crispa. Ses muscles se bandèrent. Tout son corps se raidit. La douleur qui ne le quittait jamais tout à fait éclata dans chacune des cellules de son corps. Il eût envie de hurler, de leur crier qu'il s'en foutait, que il n'y avait pas de justice. Que passer des jours et des jours enfermé dans une salle avec ceux qui avaient assassiné sa femme était au dessus de ses forces. Oh oui, il avait envie de leur hurler. Mais il n'en fit rien. Il se contenta de répliquer de la voix la plus froide qu'il pouvait leur adresser.

— Vous connaissez déjà ma décision. Je ne changerai pas d'avis.
— Mais...
— Il n'y a pas de mais. Au revoir.

Il tremblait des pieds à la tête quand il monta dans sa voiture.
Il ne parvint à se calmer que longtemps après être arrivé chez lui. Dans le calme de la maison, il expulsa toute la rage qui le rongeait. Il cria. Une fois. Deux. Une troisième. Il frappa dans tous les coussins qu'il trouva. Imitant Marius qui le faisait depuis son plus jeune âge.
Il lâcha. Lâcha tout ce qu'il avait au fond de lui. Sa fatigue, sa rage, sa tristesse. Le manque et l'absence.
Il finit, à genoux au milieu de son salon, au milieu de coussins échoués au sol, de jouets qu'il n'avait pas eu le temps de ranger, en larmes.
Il s'en voulait de réagir comme cela. Il s'en voulait. Il aurait dû être calme. Aurait dû savoir se contrôler. Qu'est-ce qu'il s'en voulait.
De longues, très longues minutes passèrent avant que ses larmes ne se tarissent. Avant qu'il ne reconstitue, pierre après pierre, le mur qui encerclait son cœur. Avant qu'il ne se relève et range tout ce qui traînait.
Avant qu'il n'aille se coucher. Pour oublier.
Pour oublier.

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