Chapitre 1

Il y avait dans sa vie une routine parfaitement établie qu'il ne brisait jamais. Elle était garante d'une certaine stabilité qui le rassurait et lui permettait d'avancer. Qu'il l'empêchait de se noyer. De laisser ses pensées l'envahir et le submerger.
Il y avait toujours trop de choses à penser. Trop de choses à faire et à ne pas oublier. Trop de choses...
Le verre de ce soir-là n'était pas du tout prévu. Ceux qui l'avaient suivi non plus. Ils flirtaient avec l'exceptionnel. L'interdit. Mais il fallait un dérivatif à cette journée qui venait de se terminer. Elle avait été mauvaise. Très mauvaise. De bout en bout. Alors, il avait bu pour oublier. Cela n'avait pas marché évidemment. Bien au contraire. Ses souvenirs étaient venus le hanter. Les beaux comme ceux qu'il détestait et qui se plaisaient à réveiller pour de bon cette bien trop vive douleur à la poitrine qui ne le quittait jamais tout à fait.
Quand sa tête avait définitivement trop tournée, il s'était résigné à aller se coucher, priant pour qu'on ne le dérange pas. Il savait au fond de lui que c'était peine perdue. Il espérait néanmoins qu'il aurait deux ou trois heures de répit. De vrai sommeil.
Allongé dans le noir de sa chambre, dans son grand lit bien trop froid, il s'endormit. Aucun rêve marquant ne vint perturber les heures qui suivirent.
Mais comme presque chaque nuit, aux alentours de quatre heures du matin, depuis huit longs mois, des pleurs le réveillèrent. Il émergea difficilement, son esprit embrumé par les vapeurs d'alcool qui restaient accrochées à ses cellules et qui lui faisaient regretter son abandon.
Il pesta contre lui-même, contre la vie et contre les pleurs qui redoublaient. Comme un automate, il se leva, se rendit dans la chambre à côté de la sienne.
D'un geste rendu maladroit par le manque de sommeil, il prit dans ses bras ce petit être qui envoyait valser les quelques heures de repos qu'il pouvait avoir dans les vingt-quatre heures que comptaient ses journées. Alors qu'il lui en aurait fallu bien le double pour tout gérer comme il l'aurait souhaité.
Cette petite fille qui n'avait ni faim, ni soif. Cette petite fille qui n'avait pas de fièvre. Il venait de le vérifier. Il vérifiait toujours par réflexe et acquis de conscience. Mais ce n'était pas cela qui perturbait les nuits de son enfant. Il n'aurait pas su l'expliquer en détails mais au fond de lui, il savait.
Il la berça encore et encore. Lui dit des mots qui ne sortaient jamais de cette chambre et qui ne prenaient vie que dans les profondeurs de la nuit.
Il était question d'étoiles et de galaxies. De l'immensité du monde. Des rêves qu'il avait encore et qui étaient devenus un peu moins beaux depuis huit mois. Ils étaient amputés. Moins grandioses.
Finalement, sa fille s'abandonna une nouvelle fois aux bras de Morphée.
Il la reposa dans son lit de bébé et sortit de la pièce en faisant le moins de bruit possible.
Alors qu'il se dirigeait vers son antre, une petite silhouette se découpa sur le seuil de l'une des chambres. Ses yeux bien trop graves qui le scrutaient lui fendirent le cœur. Il s'avança, s'accroupit devant son fils. Quelques mots émis d'une voix enrouée s'échappèrent de ses lèvres.

— Retourne au lit, mon grand. Je suis désolé de t'avoir réveillé. J'aurais dû me lever plus tôt.
— J'aurais pu m'en occuper, tu sais.
— Non, Marius. Tu dois te reposer pour être en forme pour l'école.
— Toi aussi, tu dois être en forme...

Il le serra contre lui, incapable de répondre. Bien sûr, il manquait de sommeil. Mais il était hors de question qu'il laisse son fils gérer sa sœur. Il n'avait que huit ans.
Il le raccompagna jusqu'à son lit, le borda. L'embrassa sur le front. Juste avant de sortir de la chambre, il se retourna. Marius dormait déjà. Ses petits bras autour de son doudou qui ne le quittait pas depuis qu'il était né. Il ne ressemblait plus à grand chose. Cette peluche avait été spectatrice de chaque moment de sa courte vie, les bons comme les mauvais. Il commençait à s'en détacher mais ces derniers temps, il la traînait de nouveau presque partout. Sauf quand il fallait être grand. À l'école, chez le docteur, chez la psychologue. Chez papy et mamie alors qu'il devrait pouvoir s'y laisser aller.
Son regard s'attarda encore quelques instants sur la respiration régulière de son garçon puis il ferma presque entièrement la porte. En quelques pas, il regagna sa chambre, s'effondra sur son lit.
Il tourna et retourna de longues minutes avant de retrouver le sommeil.

La sonnerie stridente de son réveil le tira de la quiétude de la fin de sa nuit. Au dehors, on entendait les voitures de ces travailleurs qui se rendaient déjà à leur travail. Celles de ceux qui rentraient peut-être aussi après leur nuit. Leurs ronronnements renforcèrent les martèlements dans son crâne.
Un détour par la salle de bains, un paracétamol et une douche plus tard, il se sentit un peu mieux.
Le petit-déjeuner fut installé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Le biberon pour sa fille préparé, les tartines beurrées, le chocolat dans la tasse préférée de son fils mis au micro-onde. L'eau dans la bouilloire pour son thé frissonnait.
Il était paré, prêt à affronter une nouvelle journée. Tout se déroula sans heurt. Il souffla.
Ses enfants sentaient peut-être qu'il ne fallait pas le chercher. Il les remercia d'abord silencieusement puis une fois qu'il eût fermé la porte de leur maison, une fois que sa fille fut attachée dans le porte-bébé du vélo et que Marius fut installé sur le sien, il leur dit à voix haute.
Les matins comme celui-ci étaient rares et pouvoir leur dire ces cinq petites lettres lui mit un peu de baume au cœur.
Il déposa sa fille à la crèche, emmena ensuite son fils à l'école.
Étant donné que pour une fois ils n'étaient pas en retard, il prit le temps de discuter avec certains parents avec lesquels il s'entendait bien et évita les regards condescendants de certains autres. Il entendait leurs conversations même si elles tentaient de se faire discrètes. Il y avait des mots qui ne trompaient pas. Parfois, les paroles dites se faufilaient jusqu'à ce petit recoin dans sa tête qui abritait sa culpabilité. Elles la réveillaient. Le faisaient se sentir en-dessous de tout.
Ce matin-là, elles glissèrent sur lui. Tout s'était bien passé. Peut-être que son fils n'était pas le petit garçon le mieux habillé, que certaines couleurs ne s'accordaient pas ensemble. Il s'en moquait un peu. Marius aussi. Et c'était l'essentiel. Les autres pouvaient bien parler.
La maîtresse le rassura sur la scolarité de son fils.
Il se sentit encore un peu plus léger en remontant sur son vélo pour aller travailler. Il avala les kilomètres sous le soleil froid de décembre. La neige s'était emparée des sommets alentours effaçant le gris omniprésent du mois de novembre.
Le souffle rendu court par le froid mordant, il atteignit son travail, gara son vélo, monta les escaliers quatre à quatre et pénétra dans l'open space où il travaillait.
La plupart de ses collègues étaient déjà là. Ils se saluèrent, échangèrent quelques banalités et se plongèrent dans les lignes de code qui les attendaient.
Bien deux heures avaient passé quand sa patronne le convoqua. Il ne se demanda même pas pourquoi. Tout le monde y passait régulièrement. Il entra, serein, dans son bureau.

— Assieds-toi.

Il prit place en face de cette femme qu'il connaissait depuis cinq ans maintenant.

— Comment vas-tu ?
— Ça va.
— Je veux la vérité, Alban.
— Je t'assure que ça va. Aujourd'hui, ça va.
— Tu as l'air fatigué.
— Mauvaise journée hier, mauvaise soirée, mauvaise nuit. Mais ne t'inquiète pas, je gère.

Un sourire triste se dessina sur les lèvres de sa chef. Elle savait évidemment quel jour était la veille. Cela avait fait huit mois.

— Tu veux rentrer chez toi ?
— Tu sais bien que non.
— D'accord. Je t'ai demandé de venir parce que j'ai quelque chose à te proposer. Comme tu les sais, Laurent s'en va. Je voudrais savoir si tu voudrais prendre son poste. Tu n'es pas obligé de me répondre tout de suite.

La place de son collègue, Alban la convoitait depuis longtemps. Avant.
Il y a un peu plus de huit mois de cela, il aurait dit oui sans hésiter. Maintenant, il ne savait pas. Il tenta de ne rien laisser paraître de son indécision. Ce fut peine perdue.

— Réfléchis-y et surtout sache que je ne t'en voudrai pas si tu dis non, d'accord ?
— D'accord.

Il disposa.

Il ne fut pas très efficace les heures qui suivirent, perdu dans l'étude muette des différentes alternatives qui s'offraient à lui.
Sa pause repas qui se transforma en séance de course à pieds lui permit de s'aérer un peu mais sitôt de retour à son travail, le vagabondage de ses pensées reprit.
Il quitta son poste avec l'impression tout à fait réelle de ne pas avoir avancé sur ce qu'il aurait dû faire. Il avala les kilomètres qui le ramenaient à l'école aussi vite que le matin, pressa Marius qui voulait s'attarder avec ses copains et arriva à la crèche pile à l'heure.
La référente de sa fille l'interpella.

— Ernestine a un peu de fièvre et elle a beaucoup toussé cet après-midi.

Il ne manquait plus que cela. La journée s'était trop bien passée pour que cela dure. Les mots que la référente venait de prononcer était ce qu'il redoutait le plus. Que l'un de ses enfants soit malade. Il n'avait plus de jour « enfant malade » depuis des lustres. Il s'imagina le pire pour les jours à venir. Il n'arrivait plus à réagir autrement.
Avec un sourire feint, il répondit à l'auxiliaire de puériculture d'une voix qu'il aurait voulu moins lasse et résignée.

— Merci. Je suppose que vous ne pourrez pas la prendre si la fièvre ne baisse pas.

Elle le regarda d'un air désolé et ne répliqua pas. Cela valait tous les mots du monde.

— Alors on va croiser les doigts.

Il tourna les talons après avoir souhaité une bonne soirée à tout le personnel. À ces femmes exceptionnelles, parce qu'elles l'étaient toutes, qui essayaient de l'aider du mieux qu'elles pouvaient. Mais elles avaient des règles à respecter.

Ils rentrèrent chez eux.
La course commença.
Il fallut vérifier les devoirs, donner le bain, préparer le repas. Manger. Débarrasser la table, ranger la vaisselle. Surveiller le brossage des dents de Marius pendant qu'il changeait Ernestine et reprenait sa température. Elle n'avait pas baissé. Il compta le nombre d'heures depuis la prise de paracétamol à la crèche et conclut qu'il pouvait lui en redonner. Puis sa routine continua. Il coucha les enfants. Berça sa fille. Lit son histoire à Marius même s'il pouvait le faire seul vu son niveau de lecture. C'était leur moment à eux. Rien qu'à eux.
Il était un peu plus de vingt-et-une heure quand il se posa enfin.
Il saisit son smartphone, appuya sur l'un des numéros pré-enregistrés. Trois sonneries plus tard, la voix de sa mère retentit.

— Salut mon fils.
— Salut M'man.
— Comment vas-tu ?

Elle connaissait évidemment la réponse à cette question. La vraie réponse. Pas celle que son fils lui servirait dans les secondes qui suivraient. Comme prévu, il répondrait « ça va ». Mais ne le dit-on pas pour éviter les « pourquoi ? ».
Cela ne manqua pas. Ils parlèrent de tout et de rien. Surtout de rien. Jusqu'au moment où sa mère dit à Alban.

— C'est oui.
— Oui pour quoi ?
— Pour la vraie raison de ton appel.
— Tu m'énerves.
— Toi aussi. Mais je t'aime. Tu n'avais pas besoin de tourner autour du pot et tu le sais très bien.

Il le savait bien sûr. Mais à chaque fois qu'il appelait ses parents pour leur demander leur aide, il avait l'impression de ne rien valoir. De ne pas être à la hauteur.

— Alors, lequel des deux est malade ?
— Ernestine. Elle a de la fièvre. Elle ne baisse pas. Et ils ne la prendront pas à la crèche si c'est le cas. Je verrai demain matin mais...

Il essayait encore de ne pas les déranger.

— Alban, arrête. Je serai là pour 7h45. Je l'emmènerai chez le médecin et si tu veux, je peux même emmener Marius à l'école comme ça, tu cours moins.
— Merci M'man.
— C'est normal. Ne me remercie pas.

Mais il le fit encore avant de raccrocher. Il se dit une fois de plus qu'il avait de la chance de les avoir. Ses parents étaient en or. Ils avaient été là, présents sans être envahissants. Acceptant qu'il ne prenne pas leur appels, qu'il les rejette, leur dise des horreurs ou au contraire qu'il vienne pleurer dans leurs bras.
Il aurait aimé qu'il en soit de même avec ses beaux-parents. Mais leur peine était trop grande. Ils étaient trop en colère, trop aveuglés par la haine et la tristesse qu'ils ne pouvaient pas voir celle de leur gendre. Celle de leurs petits-enfants.
Ils se voyaient quand même bien évidemment. Mais leurs rencontres étaient fades, convenues alors qu'elles n'auraient pas dû l'être. Le gouffre qui se creusait entre eux les éloignait un peu plus tous les jours. Même Marius ne riait plus quand ils étaient tous ensemble. Et cela était impensable pour Alban.
Pour combler le silence qui régnait et qui l'envahissait, il alluma la télévision. En zappant, il repensa à cette journée qui avait si bien commencé et qui s'était terminée sur cette note en demi-teinte. Comment pouvait-il accepter la proposition de sa chef, gagner en responsabilités, en devant tout gérer seul à la maison ? Cela lui semblait au-dessus de ses forces. Pourtant, il devait reconnaître que cela le tentait. Ce poste, il le voulait. Avant. Mais serait-il capable d'assumer ? Il pesa le pour et le contre pendant un long moment. Alors qu'il se disait pour la énième fois de la soirée qu'il devrait accepter, des pleurs le coupèrent dans ses réflexions. Ils firent également pencher la balance vers la petite voix qui lui disait que ce n'était pas gérable.
Il alla voir sa fille, la berça, la moucha quand elle fut calmée, la recoucha avec l'espoir qu'elle se rendorme vite.
De nouveau allongé sur son canapé, il regarda les images qui défilaient sans les voir vraiment et se décida, même si cela lui coûtait, à demander l'avis de ses parents ainsi que celui de ses amis les plus proches vis-à-vis de la proposition que sa patronne lui avait faite. Cette décision lui apporta un peu de paix.
Il dormit mal cette nuit-là, étant à l'affût de la moindre quinte de toux d'Ernestine. Il dut se lever plusieurs fois. Comme la fièvre ne baissait pas malgré le paracétamol et l'ibuprofène, il s'avoua qu'il avait eu raison de faire appel à sa mère.

Lorsqu'elle arriva le lendemain matin, il émergeait à peine. Elle était en avance, comme à son habitude. Elle amena avec elle, une bouffée de bonne humeur. Il n'avait jamais vu sa mère autrement qu'en tenue décontractée. Elle affectionnait les jeans et baskets. Les vêtements de montagne. Certains auraient pu penser qu'elle essayait de se rajeunir. Ce n'était pas le cas. C'était elle, un point c'est tout. Comme d'autres mettent du maquillage ou sont toujours en jupe et talons.
Elle prépara les enfants tandis que de son côté, il pouvait prendre sa douche tranquillement sans être dérangé. L'eau ruisselant sur son corps le réveilla. Le thé fumant que sa mère lui servit lorsqu'il entra dans la cuisine lui réchauffa le corps et le cœur.
Il appréciait l'attention. Il put prendre le temps de manger ses tartines autrement qu'en quatrième vitesse. Marius discutait avec sa grand-mère qui donnait le biberon à Ernestine.
Un instant, il sourit.

— Merci M'man.
— J'ai eu un rendez-vous à neuf heures chez le médecin. Je t'appellerai après pour te dire ce qu'il en est.
— Merci M'man.
— De rien. Si tu veux, ce week-end, on peut garder les enfants avec ton père.
— Non, c'est bon...

Son fils l'interrompit.

— Papa, s'il te plaît. Je veux aller dormir chez papy et mamie.

Devant l'insistance de Marius, il rendit les armes et serra sa mère dans ses bras. Elle lui rendit son étreinte. Voir son fils amaigri, avec les yeux cernés et l'air presque absent lui fit monter les larmes aux yeux. Elle ne lui montra pas évidemment. Elle ravala les pleurs qui menaçaient de sortir et lui ordonna, d'une voix parfaitement assurée.

— Sors, profites-en pour dormir. Fais ce que tu ne fais pas d'habitude. Tu en as bien besoin.

Il la serra un peu plus fort contre lui.

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