Chapitre 9

Nourrice a insisté pour que je sois de nouveau fouettée derrière les cuisses et non sur le dos comme voulaient le faire les Contrôleurs. La raison ? Ainsi, je peux penser mes plaies toute seule, elle n'a pas besoin de le faire pour moi.

Les mains tremblantes, j'attrape la petite montre à gousset qui, comme toujours, pendouille à ma taille. 20 h et des poussières. Cela fait un moment maintenant que mon châtiment est terminé et que je suis dans la salle de bain. J'ai plusieurs fois essayé de passer des compresses imbibées d'alcool sur ma peau à vif, mais la douleur était telle que je me suis évanouie, puis réveillée, à trois reprises. Et je n'ai toujours pas réussi à tout désinfecter correctement. Mon corps entier est pris de violents frissons, parfois j'ai trop chaud, parfois j'ai trop froid, parfois je ne peux m'empêcher de gémir de douleur. Mais personne ne vient m'aider. Personne ne vient me soutenir. Mes géniteurs et Nourrice ont pris leur repas dans la salle à manger comme si de rien n'était tandis que j'étais déjà ici, assise en culotte sur le carrelage froid. C'est Nourrice qui m'a conduit ici de force une fois les Contrôleurs partis, alors que mes cuisses saignaient, me brûlaient et me lançaient comme jamais. Les lanières du martinet ont effacé mes anciennes blessures en les arrachant et en le remplaçant par des nouvelles, plus profondes encore. Arrivée sur le seuil de la salle de bain, ma tutrice m'a jetée sans ménagement sur le carrelage.

— Tu as intérêt à trouver un mari et à ne plus jamais faire de vagues, m'a-t-elle lors menacée, m'envoyant sa haine en plein visage. Pour sauver ton joli visage et ma réputation par la même occasion, j'ai dû offrir en échange la seule chose qu'une femme puisse offrir. Ne me le fais pas regretter. Ou je t'assure que tu t'en mordras les doigts. Panse tes plaies et va te coucher. Tu resteras cloîtrée jusqu'à ta Cérémonie.

Sur ces mots, elle a fermé la porte à clé avant de redescendre au rez-de-chaussée. Depuis, elle n'est toujours pas revenue m'ouvrir. Depuis, je n'ai toujours pas réussi à me faire de bandage.

Je vois trouble et mes yeux commencent à me faire souffrir à force de pleurer. Je suis épuisée. Dans un dernier élan de courage, désireuse d'en finir avec mes soins, j'attrape une nouvelle compresse, y verse un peu d'alcool à 70 – il va bientôt falloir qu'on s'en procure une nouvelle bouteille –, inspire un grand coup et la plaque derrière l'une de mes cuisses. La douleur est toujours si vive que j'en serre les dents jusqu'à voir mon champ de vision rétrécir encore une fois au point de ne bientôt plus rien voir.

Quand je reprends connaissance, il fait nuit et je suis sur mon lit, couchée à plat ventre. La douleur sur mes jambes se réveille en même temps que moi, mais quand je tourne la tête vers mes cuisses, je constate qu'elles sont bandées. Finalement, quelqu'un l'a fait à ma place. Incapable de me retenir, je tombe de nouveau en sanglots.

J'en ai marre.

Je n'en peux plus de tout ça. Pourquoi ne suis-je pas comme les autres filles ? Pourquoi ne sais-je pas rester tranquille sans que ça me demande un effort constant ? Ça semble tellement naturel chez mes semblables de se taire, d'être mignonnes, de ne pas courir, de... de tout faire ! Pourquoi ne suis-je pas comme elles ? Pourquoi ne suis-je pas... normale ?

Ma vie serait beaucoup plus simple et je n'aurais pas à souffrir le martyre. Peut-être devrais-je aller demander des conseils à ma mère ? Peut-être y a-t-il un « truc » que je ne connais pas ? Une technique pour faire taire nos pensées, pour enterrer notre esprit, pour court-circuiter notre cerveau que Nourrice ne m'a pas enseignée.

Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi à broyer du noir et me morfondre, mais je finis par me rendormir. Et quand je me réveille, le soleil s'est levé. Je le regarde par ma fenêtre. J'aimerais tellement pouvoir sentir sa chaleur sur ma peau. J'aimerais tellement, aussi, pouvoir sentir ce qu'on appelle la caresse du vent. Mais c'est impossible, je suis prise au piège et plusieurs barrières entravent mon évasion. Mon propre corps d'abord, mon premier geôlier, celui qui emprisonne mes pensées et mes paroles. Cette maison ensuite, dans laquelle je n'ai jamais été chez moi. Puis ce dôme. Cette infâme coquille transparente au-dessus de nos têtes. Juste là pour nous permettre de voir ce à quoi nous n'avons plus le droit, tout ça parce que nos ancêtres ont décidé de jouer avec des armes nucléaires. Mes mains se remettent à trembler et je les serre le plus fort possible pour tenter de stopper leurs mouvements.

Ça ne fonctionne pas.

Ça ne me calme pas. Mon cœur s'emballe, mes nerfs me lâchent, et ma gorge se serre et se serre encore jusqu'à me couper le souffle. Je me redresse aussitôt, ignorant la douleur que cela me provoque et me tient le cou, manquant d'air. Je me traine jusqu'à ma porte, tente de l'ouvrir, mais elle ne bouge pas. Nourrice m'a enfermée.

Je suffoque.

Ma gorge me fait mal, l'air n'y passe plus. J'avance et trébuche juste devant ma fenêtre avant de me remettre difficilement sur pieds et de l'ouvrir. J'ai besoin d'air. J'ai besoin d'espace ! Mais aucune brise artificielle ne daigne pointer le bout de son nez. Je m'écroule de nouveau au sol, cherchant désespérément à reprendre le contrôle de ma respiration, et rampe presque jusqu'à ma porte pour taper inlassablement sur cette dernière.

Je frappe et frappe encore contre cette paroi en bois qui me retient prisonnière, jusqu'à entendre les pas énervés de Nourrice dans les escaliers. Je me recule comme je peux avant qu'elle ne la déverrouille et ne l'ouvre à la volée. Je vois ma tutrice prête à m'incendier, mais quand elle me découvre en pleine crise d'angoisse, elle ravale ses sermons et lève les yeux au ciel avant de daigner venir m'aider à reprendre mon souffle. Elle ne veut pas que sa petite protégée, celle qui lui permettra d'obtenir de la notoriété dans notre société, meure prématurément. Tout son travail en serait gâché.

Elle fait des exercices de respiration avec moi, puis, quand j'ai enfin retrouvé un souffle plus ou moins régulier, part me chercher un verre d'eau. Comme si ce simple liquide pouvait régler tous mes maux.

— Tu es faible, Lénée. Je crains bien que le seul moyen pour toi d'aller mieux, ce soit d'être sous traitement. Je vais appeler le docteur, tu verras, tout ira beaucoup mieux après, tout te semblera beaucoup plus simple.

— Non ! m'exclamé-je aussitôt, la voix enrouée.

Nourrice fronce les sourcils.

— Je ne te laisse pas le choix.

— Non, non, non, je vous en supplie, Nourrice, pas de traitement ! m'affolé-je en lui attrapant la main, les yeux écarquillés.

Elle recule violemment son bras, me faisant lâcher ma prise.

— Un peu de retenue, Lénée !

— Les médicaments m'empêchent de peindre ! Je n'avais plus aucune inspiration, plus aucune envie de rien la dernière fois !

— Donc plus envie de désobéir non plus, ce qui, dans ton cas, est exactement ce que nous recherchons.

— Non, je ne veux pas ! Je vais être sage, c'est promis ! Je ne parlerai pas, ne quitterai pas ma chambre, je ferai tout ce que vous voulez, mais ne rappelez pas le docteur, s'il vous plaît !

— Tu es un déchet, Lénée. Si tu n'étais pas sous ma tutelle, voilà bien longtemps que ton avenir serait tout tracé au bordel. Sois reconnaissante de ma clémence. C'est pour ton bien et celui de la société que je fais ça. Tes résultats d'il y a un mois ont prouvé que tu étais parfaitement fertile, plus que la moyenne des femmes. Nous ne pouvons pas nous permettre de gâcher ton potentiel. Tu n'as pas le droit de gâcher ton potentiel, Lénée. Je me fiche bien de ta petite dépression passagère, nous avons besoin de ton utérus, pas de ta tête incroyablement vide.

— Le traitement fera du mal à mes futurs enfants ! dégainé-je en dernier recours, peu désireuse de m'attarder sur les atrocités qu'elle vient de me sortir.

Nourrice paraît surprise de ma réplique et se tait quelques secondes.

— Au moins, tu n'es pas dépourvue d'instinct maternel, ton cas n'est peut-être pas si désespéré que ça, remarque-t-elle.

Je me retiens de lui dire que pour ce que l'instinct maternel sert aux Femmes de notre société, que j'en sois pourvue ou non ne change pas grand-chose, mais comme d'habitude, je m'abstiens.

— Et ne t'en fais pas pour ça, nous avons des traitements adaptés pour les Femmes enceintes. Lorsque ce sera le cas, le docteur te fera changer de médicaments. En attendant, tu dois te remettre sur pieds. La Cérémonie approche et tu ne dois pas avoir l'air d'une épave le jour J.

Je ne réponds pas. Ça ne sert à rien. Je sais que c'est perdu d'avance. Et redevenir hystérique ne ferait qu'aggraver mon cas. Ma seule chance d'espérer un traitement moins concentré que la dernière fois, c'est de paraître calme et mesurée. C'est de faire semblant de devenir une plante avant qu'on ne me transforme en légume.

Quelques heures plus tard, le docteur est là. Il m'ausculte et déclare que physiquement, je vais très bien, mais que ma santé mentale est « faible ». Pourtant, je suis restée douce et courtoise, j'ai même admis que j'avais largement mérité mon châtiment corporel et que j'étais très reconnaissante à Nourrice de m'avoir fait ouvrir les yeux sur mon comportement. J'ai même réussi à sourire après avoir dit tout ça. Mais Nourrice a dû insister pour que j'aie quand même un traitement fort.

— Un quart de ce cachet à prendre matin, midi et soir, m'a dit le docteur. Et le jour de votre Cérémonie, seulement un le soir avant de vous coucher.

Je me suis retenue de lâcher un petit rire. Évidemment, il ne faudrait pas que j'aie l'air un peu retardée pendant mes entretiens ou ça ruinerait mes chances. Aucun homme ne prendrait le risque que je transmette mon « retard » à ses futurs enfants.

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