Chapitre 8
Je passe les deux heures suivantes enfermées dans ma chambre à peindre pour me vider la tête. De toute façon, je n'ai pas d'autres choix. Soit je continue à vivre et fais comme si de rien n'était, comme si un garçon ne m'avait pas vue en dehors de chez moi quand je n'aurais pas dû y être, et advienne que pourra, soit je me morfonds tout de suite, mais dans ce cas, autant faire comme si j'étais déjà morte.
Mon état d'esprit actuel se ressent dans mon art. Lorsque je termine mon petit tableau et que j'observe le résultat final, mes mains se remettent à trembler. Le noir et le rouge sang se mêlent effroyablement sur toute la toile. Ça ne m'arrive jamais. Ce sont loin d'être mes couleurs de prédilection, et sûrement pas pour tracer des formes aussi acérées. Je me lève d'un bond et m'empare du tableau pas encore sec, le souffle court. Personne ne doit le voir. Si quelqu'un tombe dessus, il saura aussitôt que quelque chose cloche chez moi, que je ne suis pas comme d'habitude. Ou tout du moins, Nourrice le saura. Mon géniteur ne met que très rarement les pieds dans ma chambre et ma génitrice est constamment perdue à des kilomètres d'ici, en pensées du moins. Elle serait assurément incapable de reconnaître l'une de mes peintures. Je ne sais même pas si elle est au courant que je peins.
J'inspire un grand coup et laisse mes yeux se poser rapidement sur tous les coins de ma chambre à la recherche d'un endroit où cacher la preuve de mon effondrement interne, mais n'en trouve pas. Le tableau serait trop visible dans ma penderie et risquerait de tacher mes robes, et je ne fais pas confiance à Nourrice concernant mon espace personnel, le seul et unique tiroir de mon bureau est donc à exclure. Je pourrais presque mettre ma main à couper qu'elle fouille régulièrement dans mes affaires. J'ai déjà vu des pinceaux, des crayons et des livres ne pas être exactement à la même place que je les ai laissés. Cette femme n'est qu'une vieille fouine.
J'entends alors la porte d'entrée se déverrouiller et mon cœur manque un battement. Je dois me débarrasser de cette fichue toile, et vite ! Mes mains tremblent, mon regard se remet à parcourir la pièce de fond en comble, affolé, jusqu'à retomber sur mes pinceaux sales et ma palette. Je me hâte alors de retourner poser la peinture sur mon chevalet, de verser une tonne de gouache rose sur l'objet prévu à cet effet, y trempe généreusement un large pinceau et recouvre entièrement les anciennes couleurs foncées de la toile. Les teintes se mélangent un peu par endroits, mais cette fois, le rose pâle ressort plus que tout le reste. Pile quand je retire le pinceau de la toile, le souffle court, la porte de ma chambre s'ouvre à la volée sur Nourrice, me faisant sursauter. Dans la précipitation, je me suis mis de la peinture partout, mais je m'en fiche. Je préfère me faire réprimander parce que je suis sale plutôt que de donner le loisir à ma tutrice de s'apercevoir de l'étendue de ma détresse.
— Depuis quand t'en mets-tu partout quand tu peins ? m'interroge-t-elle aussitôt, suspicieuse.
Je ne sais pas si j'ai le droit de lui répondre ou si je dois continuer à jouer au roi du silence. Dans le doute, je me tais et me contente de hausser les épaules l'air désolé. Nourrice soupire et lève les yeux et les mains au ciel.
— Hâte-toi d'aller prendre une douche et de te changer ! Le repas sera bientôt servi. Et utilise moins de gouache, ton... – elle avise mon tableau d'un œil dubitatif – « œuvre » dégouline.
Je hoche vivement la tête et m'empresse d'attraper un chiffon pour éponger le bas du tableau et éviter qu'il goutte. Nourrice lève encore les yeux au ciel et quitte la pièce. C'est moi ou elle est de meilleure humeur maintenant qu'elle a vu quelqu'un devenir la Mort ? Je me permets de revenir sur mes précédentes paroles : ce n'est pas une vieille fouine, ce n'est rien de moins qu'un charognard.
Avant de partir à la douche, je m'assure que ma toile ne dégouline plus, m'empare de mon peignoir et enfile mes mules.
À peine ai-je terminé de m'habiller qu'on sonne à la porte d'entrée. Je relève aussitôt la tête, surprise, et jette un coup d'œil à la montre à gousset accrochée à ma taille : 18 h 50. Ce n'est pas normal. Ce n'est pas une heure appropriée pour que quelqu'un qui n'est pas invité à dîner vienne nous rendre visite. C'est même parfaitement impoli et ni mes géniteurs ni Nourrice n'ont de connaissances impolies. Je déglutis et me précipite à ma fenêtre. Mais je ne vois rien, les visiteurs doivent déjà avoir été invités à entrer. Et ce n'est pas du tout bon signe.
J'entends des pas lents monter les marches menant à ma chambre. Nourrice n'a jamais fait autant semblant d'aller doucement. Ce n'est vraiment pas bon du tout. Arrivée devant ma porte, elle prend le temps de frapper avant de l'ouvrir et j'écarquille les yeux. Plus de doute possible, ça sent très fortement le roussi.
— Lénée, dit-elle avant de refermer très discrètement dans son dos.
Lorsqu'elle me fait de nouveau face, son visage est méconnaissable. Comment autant de haine peut-elle transparaître d'une seule et même personne ? J'en mourrais si je devais haïr autant. Mais je n'ai pas le temps de pousser plus loin la réflexion, car sa main s'empare violemment de mon cou pour venir me plaquer contre un mur, m'arrachant un hoquet de douleur.
— Qu'as-tu encore fait quand nous n'étions pas là ? veut-elle savoir, la voix basse, mais pas moins incroyablement menaçante.
Et moi, je ne sais toujours pas si j'ai le droit de lui répondre. Peu désireuse d'envenimer les choses, je me tais, comme elle me l'a ordonné plus tôt dans la journée.
— Réponds ! rugit-elle tout bas.
— Je... je n'ai rien fait, dis-je d'une petite voix, autant parce qu'elle m'impressionne que parce que sa main fait mal à ma gorge.
— Menteuse !
— Non... Je...
— Menteuse ! répète-t-elle un peu plus fort cette fois avant de reprendre sur elle. Les Contrôleurs sont en bas, Lénée. Les Contrôleurs !
J'écarquille les yeux et déglutis difficilement. On m'a dénoncée... Il m'a dénoncée... Je le savais, les promesses ne valent jamais rien dans ce monde.
— Je ne sais pas ce que tu as encore fait, mais j'espère pour toi que ce n'est pas trop grave, me prévient-elle en resserrant son emprise autour de ma gorge, me faisant presque suffoquer avant de me relâcher violemment. On va descendre, et tu as intérêt à être crédible. Tu vas faire comme d'habitude : pleurer toutes les larmes de ton corps, les supplier à genoux s'il le faut, et espérer qu'ils te prennent en pitié. Il est hors de question que tu me fasses honte en n'ayant pas droit au mariage, Lénée. Tu m'as bien comprise ?
Je hoche doucement la tête en me tenant la gorge d'une main, effrayée par la femme méconnaissable qui se tient devant moi. Je n'aurai pas besoin de feindre les larmes, je les sens déjà perler au coin de mes yeux.
— Bien, alors, viens, m'ordonne-t-elle ensuite en remettant son masque sur son visage, celui qu'elle sert au monde entier quand elle n'est pas seule avec moi.
Nous descendons lentement les escaliers, encore plus lentement que je dois le faire d'habitude, pour montrer que nous sommes bien élevées et éviter de nous attirer encore plus les foudres des Contrôleurs. Lorsque nous arrivons dans le salon, moi à la gauche de Nourrice, les mains ramenées devant moi et la tête baissée, les visiteurs, d'un ton sec, nous invitent à nous asseoir sur l'un des canapés.
— Mademoiselle Lénée, m'apostrophe l'un des deux Contrôleurs dont je n'ai toujours pas vu le visage, mon regard n'étant pas censé croiser celui d'un Homme alors que je ne suis encore qu'une Innocente. L'un de nos concitoyens nous a signalé une infraction de votre part, survenue aujourd'hui aux alentours de 16 h 20. Cette accusation est-elle exacte ?
— Non, monsieur.
— Nous mentir pourrait aggraver votre châtiment, votre réponse est-elle toujours la même ?
— Oui, monsieur.
Le Contrôleur soupire étrangement, j'ai l'impression que la situation... l'attriste ? Son collègue prend alors sa suite :
— Mademoiselle Lénée,
Contrairement à moi. Il faudrait que je fonde en larmes, que je m'écroule à leurs pieds, mais je n'y arrive pas. Mon esprit est vide, et ça me fait du bien. Ainsi, je ne ressens plus ce que je devrais ressentir : la peur. La peur viscérale. La honte. Celle d'avoir trahi le sacrifice de Fianée. Toutes mes pensées, toutes mes émotions m'ont désertée, comme si c'était là la seule solution pour ne pas m'effondrer psychologiquement. Si je n'accepte pas de regarder les choses en face, elles ne se passeront pas, n'est-ce pas ?
— Nous ne pouvons décemment pas remettre en doute sa parole. Votre passé ne joue pas en votre faveur dans cette affaire. Nous allons devoir...
— De quoi est accusée Lénée exactement ? l'interroge soudain Nourrice, lui coupant volontairement la parole.
C'est irrespectueux, mais c'est une Ancienne et son élève a des problèmes, on lui pardonnera sans mal son comportement.
— Elle a été vue dans le jardin de la demeure familiale pendant l'Appel de la Mort, lui apprend le premier Contrôleur.
Je crois qu'il a l'air désolé, mais je ne peux pas en être sûre sans voir son visage.
Nourrice se tend imperceptiblement à mes côtés, prend une discrète inspiration et lui répond :
— Messieurs, pouvons-nous nous entretenir en privé, vous et moi ?
Un silence s'ensuit avant que je ne les entende tous les trois se lever pour rejoindre la pièce voisine, me laissant seule dans le salon en compagnie de mes parents devenus muets. Enfin, de mon père devenu muet, ma mère, elle, l'a toujours été. Je pourrais relever la tête, mais je ne préfère pas le faire. J'ai bien trop peur de ce que je pourrais voir dans les yeux de mon géniteur.
Les secondes semblent s'écouler à reculons, ne jamais me rapprocher du moment où Nourrice et les Contrôleurs reviendront dans la pièce. Mon esprit est toujours aussi vide qu'un tronc pourri, le tic-tac de l'horloge se répercute à l'intérieur et son écho devient insupportable. Le pied de mon père martyrisant le sol vient s'ajouter à cela, créant une cacophonie menaçant de faire sauter le dernier boulon qu'il me reste. Heureusement, les trois autres reviennent enfin.
— Monsieur, dit l'un des Contrôleurs en s'adressant à mon géniteur, votre fille a fauté et doit être punie. Mais son châtiment ne figurera pas dans son dossier. Elle est jeune et fertile, l'Enceinte a besoin d'elle.
— Je comprends tout à fait, déclare mon père, retenant difficilement son soulagement de percer dans sa voix.
Moi, tout ce que je retiens, ce n'est pas le soulagement de savoir que je vais quand même pouvoir me marier, ce n'est pas la joie de ne finalement pas devenir la Mort. Non. Tout ce que je retiens, c'est que je vais encore souffrir alors que mes anciennes blessures ne sont pas totalement guéries.
Tout ce que je me dis, c'est que la douleur commence à devenir beaucoup trop présente dans mon quotidien. Est-ce cela qu'on appelle vivre ? Avoir constamment mal ? Finit-on par être tellement habitué à la souffrance qu'on n'y fait même plus attention, au point que si celle-ci partait, on ne saurait finalement plus comment faire sans elle ? Au point que si elle partait, on ne serait même plus capable d'apprécier le bonheur ?
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