Chapitre 5
Nourrice part s'asseoir sur le tabouret devant mon piano et se tourne vers moi.
— Sais-tu déjà un peu quel genre de questions poser pendant tes entretiens ?
Étant donné qu'on ne m'en a jamais parlé plus en détail avant aujourd'hui, que ce soit à l'école ou Nourrice, non, forcément, je n'en ai strictement aucune idée. Je ravale cependant ma réplique cinglante et me contente de secouer négativement la tête.
— Bon, tout d'abord, il faudra commencer par la politesse d'usage : le bonjour.
Vraiment ? J'y aurais pas pensé si on ne me l'avait pas dit...
— Ensuite, vous devrez tous les deux prendre place sur les chaises autour de votre petite table. Ils te laisseront t'asseoir en premier, donc ne les fais pas attendre et installe-toi raisonnablement rapidement.
Je hoche la tête pour l'inciter à poursuivre, mais tout ce à quoi je pense, c'est : quelle est la signification exacte de « raisonnablement rapidement » ?
— Tu ne prends pas de notes ? s'étonne soudain Nourrice.
— Vous ne m'aviez pas dit qu'il fallait que j'en prenne...
Elle soupire bruyamment.
— Quand apprendras-tu à réfléchir et à faire les choses sans qu'on te dise de les faire, Lénée ? me morigène-t-elle.
Quand ce que j'aurai à faire sera plus compliqué que de retenir de dire bonjour et de me dépêcher d'aller m'asseoir ?
Mais je garde cette réflexion pour moi et, impassible, attrape un papier et un crayon sur mon bureau avant de revenir me poser sur mon lit.
— Bien, reprenons. Tu devras attendre que ce soient tes prétendants qui prennent la parole en premier. N'ouvre surtout pas ta bouche avant, ce serait mal poli et tu perdrais toutes tes chances.
J'acquiesce et note rapidement tout ça pour lui faire plaisir.
— S'ils sont bien élevés, ils commenceront à te parler de choses sans grande importance, comme le temps ou le dernier repas savoureux qu'on leur aura concocté. Puis, quand ils te laisseront la parole, tu pourras commencer à poser les questions qui importent. Seulement à ce moment-là, pas avant.
Je continue de tout écrire assidument.
— Venons-en aux fameuses questions maintenant. Celles que tu dois absolument poser sont les suivantes : combien d'enfants voulez-vous ? Préférez-vous dormir dans la même chambre que votre femme ou dans des chambres séparées ? Voulez-vous que la nuit de noces ait lieu le soir de la Cérémonie ou le lendemain, une fois les deux parties bien reposées ? A quelle fréquence, au minimum, souhaitez-vous que le devoir conjugal soit fait ? Au bout de combien de temps, maximum, souhaitez-vous avoir votre premier enfant ?
Plus je note, plus mes yeux s'écarquillent malgré moi. Devrai-je vraiment poser ces questions-là ? Je ne suis pas certaine d'oser aborder ces sujets la première fois où je vais réellement discuter avec un garçon... Et le devoir conjugal ? Nourrice m'en a vaguement déjà parlé, mais pas plus que cela. Tout ce que je sais, c'est que ce devoir concerne le mari et la femme, et qu'il est obligatoire, à la fois pour avoir des enfants et contenter l'Homme. Elle ne m'en a pas dit plus. Peut-être serait-il temps qu'elle le fasse. Je me suis toujours demandé comment les enfants étaient créés, mais poser plus de questions à ce sujet aurait été inconvenant avant aujourd'hui.
— Vous pourrez ensuite enchaîner sur des questions moins importantes telles que : quels arts vous divertissent le plus ? Autoriserez-vous votre femme à sortir seule en balade ? Ou encore : autoriserez-vous votre femme à travailler ?
Quand elle se tait enfin et que mes doigts tremblants finissent de tout écrire, je me rends compte que les battements de mon cœur se sont accélérés. Je ne me sens pas très bien tout à coup. Nourrice le remarque et part me chercher un verre d'eau qu'elle me tend en revenant.
— Ça fait beaucoup d'informations, je le sais, mais tu verras, après les avoir lues plusieurs fois, tu auras tout retenu.
Elle est totalement à côté de la plaque. J'avale une gorgée d'eau fraîche pour tenter de me détendre et stopper cette nausée qui s'est emparée de moi. Ce n'est pas sa petite dizaine de questions qui me fait peur, c'est ce dont elles m'ont fait prendre conscience. Je me suis toujours rassurée en me disant qu'à mes 20 ans, je quitterais enfin la maison de mes parents, ces personnes que j'exècre plus que je ne les aime. J'ai toujours cru, je ne sais pas pourquoi, que cela serait une libération de partir, de ne plus être sous leur contrôle, de ne plus avoir Nourrice sur le dos. Mais non, je me leurrais. Après ma Cérémonie, je ne serai pas libre, je ne le serai jamais à vrai dire. Je vais simplement passer de l'autorité de mes parents à celle de mon futur mari. Et en plus de cela, je vais avoir de nouvelles obligations. Des obligations de Femme.
Je bois plusieurs nouvelles gorgées et prends le temps de respirer profondément. Quand mon cœur cesse enfin de tambouriner, je prends mon courage à deux mains pour interroger Nourrice sur le sujet qui m'angoisse le plus.
— Concernant le devoir conjugal... commencé-je en balbutiant.
— J'y venais avant que tu ne sois à deux doigts de tourner de l'œil, me rembarre-t-elle aussitôt.
Son ton me dissuade d'en dire plus. Une Femme doit être patiente, il faut que j'apprenne à l'être beaucoup plus que je ne le suis déjà. Mais j'ai eu tellement peur qu'elle ne m'en dise pas plus, que je doive tout découvrir le jour même, que je n'ai pas prendre sur moi. Quoi que soit le devoir conjugal, je préfère savoir à quoi m'attendre avant d'y être. Et tout ce mystère qu'entretiennent dessus les adultes ne fait que m'angoisser plus encore. Mais j'ai 20 ans à présent, et dans quelques jours, après ma Cérémonie, je serai moi aussi une adulte. J'ai le droit de savoir.
Avant de poursuivre, Nourrice m'enlève le verre des mains et le pose sur ma table de nuit, comme si c'était essentiel. Je fronce les sourcils. Ce devoir conjugal est-il si horrible que ça pour qu'elle éprouve le besoin de me retirer mon verre de peur que je ne l'échappe ? Mon palpitant se remet à jouer à un rythme saccadé et je tente tant bien que mal de l'en empêcher.
— Le devoir conjugal, comme tu le sais déjà, sert à deux choses : rendre nos Hommes heureux pour pas qu'ils n'aillent faire ce devoir au bordel, et faire des enfants.
Je hoche doucement la tête, mon cœur résonnant déjà à mes tympans, les mains à présent moites.
— As-tu déjà vu ce que tu avais entre les jambes ?
— Entre les jambes ? ne puis-je m'empêcher de répéter, pas sûre d'avoir bien compris. Mais... je n'ai rien entre les jambes.
— Exactement, tu n'as rien, contrairement aux hommes.
Je fronce les sourcils, totalement perdue.
— Et cette chose qui pend entre leurs jambes nous permet de tomber enceintes et leur permet de prendre beaucoup de plaisir.
Je me frotte le front. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle me raconte. Une chose pendouille entre les jambes des hommes, mais pas entre celles des femmes ? Je n'ai jamais entendu parler de ça... Notre cerveau et ceux des hommes ne seraient donc pas les seules choses à nous différencier ?
— Mais pour se faire, il faut que leur chose se faufile entre tes jambes à toi... à l'intérieur de toi, ajoute-t-elle d'une voix un peu moins assurée, comme si elle ne savait pas comment dire cela ou qu'elle en avait honte.
— À l'intérieur de moi ? Mais... comment ?
— Tu as un petit trou par lequel il peut et devra passer.
Je ne suis pas certaine de comprendre, mais ses paroles me mettent étrangement mal à l'aise. Toute ma vie, on m'a appris à porter de longues jupes et à bien veiller à ce qu'on ne voie jamais ma culotte. Alors pourquoi devrais-je laisser quelqu'un carrément voir au-dessous et... entrer quelque part en moi ? Je réprime un frisson. Je ne veux pas qu'on voie la partie entre mes jambes. Je ne la découvre que pour aller aux toilettes, prendre ma douche et me changer. On m'a toujours appris que c'était privé, que cet endroit ne regardait que moi et que ce n'était pas bienséant de le montrer. Alors... pourquoi me dire le contraire aujourd'hui ?
— Mais... je croyais que notre intimité ne regardait que nous...
— Et c'est vrai, jusqu'à ton mariage du moins. Après, chaque personne partage son intimité avec son conjoint.
— Et si je n'ai pas envie de la partager ? lui demandé-je d'une petite voix.
Nourrice fronce les sourcils et prend un air sévère.
— C'est ainsi et c'est tout. Si tu ne la partages pas, tu ne fais pas ton devoir conjugal, et si tu ne fais pas ton devoir conjugal, tu ne peux pas avoir d'enfants ni rendre ton mari heureux. Il sera obligé d'aller au bordel et toi, soit tu l'y retrouveras, soit tu deviendras la Mort. A toi de choisir, Lénée. Mais sache que ton choix sera irréversible et qu'au bordel, ce n'est pas qu'avec une seule personne que tu devras partager ton intimité.
Sa voix, sèche et cassante, autant que ce qu'elle dit me glace le sang. Je déglutis. Je me sens mal. Je me sens mal au plus profond de moi et je n'arrive pas à savoir pourquoi, je n'arrive pas à identifier cette sensation. Tout ce que je sais, c'est que je ne veux pas qu'on s'approche de mon entrejambe. Je ne veux pas qu'on y entre. Ce n'est pas normal. Cette partie de mon corps est à moi, rien qu'à moi. Mes mains se remettent à trembler de plus belle quand je réalise une chose importante : en devenant Femme, je ne serai plus seulement un objet. Je serai l'objet de quelqu'un, je ne m'appartiendrai même plus.
Je ne veux pas.
Nourrice soupire encore en me voyant me mettre dans tous mes états et retourne me chercher de l'eau.
— Bois, ça te fera du bien, dit-elle d'un ton radouci. Et ne t'inquiète pas, le devoir conjugal ne dure jamais très longtemps. Peut-être finiras-tu même par apprécier toi aussi, ça arrive à certaines femmes, parfois. Et ainsi, tu pourras avoir des enfants et à terme, peut-être devenir Ancienne, si tu ne fais plus d'écarts d'ici là.
Je vois que cette fois, elle tente vraiment de me rassurer. Mon état la touche, ou lui fait pitié, je ne sais pas trop. Mais ses paroles ne m'atteignent pas. Je me fiche de faire des enfants et je me fiche de devenir une Ancienne. Je ne veux pas faire partie de celles qui apprennent aux Innocentes l'art de se taire, de s'oublier. Mais, comme elle a bien fait son travail, je n'en dis pas un mot.
Alors, une dernière question s'empare de mes pensées, comme pour me forcer à me focaliser sur un autre sujet.
— Nourrice ? l'interpelé-je tout bas.
Elle plisse les yeux, surprise par mon intonation.
— Oui ?
— C'estquoi devenir la Mort ?
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