Chapitre 4
Le samedi matin, en me réveillant, une petite appréhension s'empare de moi. Le courrier est généralement distribué aux alentours de 11 h. Plus que trois avant de savoir si j'ai des chances de devenir une Femme ou si c'est une vie de Vieille Fille qui m'attend. Je croise les doigts pour que Nourrice ait raison et qu'on veuille de moi.
L'ambiance pendant le petit déjeuner est encore plus froide que d'habitude. Tout le monde est dans l'attente. Nourrice aussi angoisse, même si elle tente de le cacher. Après tout, sa réputation est également en jeu. Si elle veut être embauchée par une bonne famille lorsque son travail avec moi sera terminé, il faut que je trouve un mari. Il n'y a que les mauvaises nourrices qui élèvent de mauvaises Innocentes.
Aussitôt après le repas, je remonte dans ma chambre terminer ma toile pour passer le temps. Mais lorsque c'est chose faite, ce n'est toujours pas l'heure du courrier. Je n'ai pas envie de débuter une nouvelle peinture maintenant, alors je reste un instant devant ma fenêtre à fixer l'horizon. Plus loin devant moi, je vois le bourg et le haut du clocher noir de son église. Disséminées tout autour, de vieux immeubles en briques sombres, puis plus proches de moi, de petites maisons campagnardes comme celle dans laquelle je vis. Plus loin derrière le centre-ville se trouvent les champs des agriculteurs. Et encore après, l'Enceinte à proprement parler. Celle qui termine le dôme en verre blindé qui nous protège de l'extérieur.
Après la 3ème Guerre Mondiale, il a de ça plus de trois cents ans si mes souvenirs des cours d'histoire sont bons, le nucléaire a tout ravagé. La nature et tous ses habitants, nous y compris. Notre seul moyen de survie a été de nous terrer sous des dômes créés par des scientifiques, expressément conçus pour pouvoir y accueillir la vie. Nos ancêtres, ceux qui n'ont pas vécu toute leur vie dans l'Enceinte, ont subi des mutations génétiques. Mutations que des dizaines d'années de recherches et de vie dans un environnement sain ont fini par éradiquer au fil des générations. Mais même après tout ce temps, on continue toujours de nous montrer, en histoire, dès notre plus jeune âge, comment l'air en dehors de l'Enceinte peut transformer nos corps, les brûler, les enlaidir, les parer d'excroissances disgracieuses. On nous en dit et montre tellement, que personne ne se risque à vouloir passer le mur de son plein gré. C'est ce même mur que je peux apercevoir d'où je suis. Gris et haut de plusieurs mètres, surplombé par le dôme en verre.
Le paradis des Hommes, la prison dorée des Femmes. Tel est le lieu formé par l'Enceinte.
Lorsque je peins, je m'assure toujours de donner beaucoup plus d'éclat et de couleur à mes tableaux qu'en ont mes modèles d'origine. Même les plantes du dehors me semblent fades à côté des teintes que revêtent mes dessins. Les Hommes ont réussi à recréer une nature, à l'image de celle qu'on voit dans les livres de biologie – ceux que je n'aurais jamais dû voir, mais auxquels j'ai pu avoir accès dans le bureau de mon père un jour où il est parti animer une conférence dans une Enceinte voisine –, mais pas à lui redonner sa magnificence d'antan.
Des tenues et moyens de transport spéciaux ont été créés pour permettre aux Hommes des différents dômes de communiquer et faire du commerce entre eux. Je n'en sais pas vraiment plus à ce propos, ce n'est pas un sujet qu'ils abordent avec les femmes. Nous n'avons pas besoin de nous préoccuper de ça, c'est leur travail de nous protéger et de faire qu'on ne manque de rien.
Je finis par sortir de mes pensées, mais trop peu de temps s'est écoulé et ce n'est toujours pas l'heure du courrier.
Je m'installe alors à mon piano et commence à composer pour m'occuper. Mais mes doigts ne cessent de trembler.
Puis la sonnerie retentit, me faisant sursauter. Je jette aussitôt un coup d'œil à ma montre : 11 h 05. Pas de doute, ça ne peut être que le facteur.
Quelques secondes plus tard, Nourrice frappe à ma porte :
— Viens, tes parents t'attendent pour la découverte des listes.
Je hoche la tête et la suis jusqu'au salon, le cœur battant. Ma mère et mon père sont assis côte à côte sur l'un des canapés, le regard grave et soucieux. Ils appréhendent tout autant que moi. Même ma génitrice a abandonné son habituel sourire niais. Et ça, c'est quasiment miraculeux. Tellement miraculeux qu'avec cette nouvelle expression sur son visage, je peine à la reconnaitre. Ça ne peut pas être ma mère, ce n'est pas possible, ils l'ont remplacée par une copie. Son regard, d'ordinaire perdu dans la contemplation de choses sans importances, est aujourd'hui fixé sur moi. Et elle qui me regarde si rarement aussi, me reconnaît-elle ? Ai-je changé depuis la dernière fois qu'elle m'a vraiment vue ?
L'ouverture des listes est un événement solennel attendu par chaque famille. Les plus riches et prétentieuses invitent même chez elles des journalistes pour venir assister à l'événement et le diffuser. Diffuser à quel point leurs filles sont aimées. C'est le moment où on découvre si on a des chances de mariage ou si nous allons juste devenir encore plus insignifiantes que le reste des femmes. C'est le moment où notre mère va savoir si elle risque de ne jamais pouvoir se hisser au rang d'Ancienne ou pas.
Fonder une famille, être mère, c'est toute une réflexion à avoir. Le couple va-t-il engendrer un ou plusieurs enfants ? S'il n'en a qu'un, comme mes parents, ce n'est pas très bien vu, mais ça permet de n'avoir à se soucier que d'un seul avenir. Si c'est une fille, il faut qu'elle trouve un mari. Autrement, c'est non seulement la faute de sa Nourrice, mais aussi celle de sa mère qui l'a mal portée et perd alors toutes ses chances de devenir Ancienne un jour. Si c'est un garçon, il faut absolument qu'il soit intelligent et accepté dans un bon travail, sinon c'est la faute de sa mère qui l'a mal porté. Et plus un couple a d'enfants, plus les risques que l'un d'eux échoue sont grands. Tout comme les risques, de fait, que la mère ne puisse pas évoluer dans la société et que cela retombe sur la réputation de son mari. La famille, ça se réfléchit, ce n'est pas quelque chose à prendre à la légère, même si chaque couple est dans l'obligation de procréer au moins une fois pour la survie de l'espère humaine. Les divorces ne sont d'ailleurs autorisés que dans un seul cas : si la femme n'a toujours donné aucun enfant à son mari après deux ans de relation. Cette dernière a alors le choix : devenir la Mort ou intégrer le bordel de l'Enceinte. Il va sans dire que la plupart choisissent le bordel. Au moins là-bas, elles savent ce qui les attend.
Je m'installe sur le sofa en face de mes parents. Nourrice, elle, s'assoit sur le fauteuil entre nous, une enveloppe dans les mains. Elle nous regarde les uns après les autres, laissant planer le suspense. Quand elle ouvre enfin la missive, je retiens mon souffle. Plus rien n'existe autour de moi excepté le papier qu'elle parcourt à présent des yeux.
— Bon... Ce n'est pas la meilleure liste que j'ai vue de ma vie – mais avec ton dossier, Lénée, il fallait s'y attendre –, mais ce n'est pas le pire non plus. Tu es présente entre la 8ème et la 10ème place sur quinze listes d'Innocents différents, et 3ème sur deux autres. Comme tu t'en doutes, rien n'est encore gagné, il va falloir tout donner lors des entretiens que tu choisiras. À mon avis, tu peux t'en tenir aux rencontres avec les deux Innocents qui t'ont mise dans leur trio de tête. Inutile de miser sur les autres, il faudrait un miracle pour évincer toutes les filles avant toi sur leur liste.
Je hoche la tête, sachant pertinemment qu'elle a raison. Les prétendants ont dix places chacun. Ceux m'ayant classée entre la 8ème et la dernière se servent de moi comme d'une roue de secours. Et pour que je puisse me marier avec l'un d'entre eux, il faudrait que toutes les Innocentes avant moi dans leur classement choisissent d'épouser un autre homme que ceux qui m'ont aussi mise dans leur liste. Ou bien qu'ils changent d'avis, ce qui a également très peu de chances d'arriver. En revanche, que seulement les deux filles avant moi dans les classements où je suis 3ème acceptent une autre demande ou que je parvienne à remonter dans l'estime de ces prétendants a beaucoup plus de chances d'arriver.
— Tiens, voilà les dossiers de tous ceux qui t'ont sélectionnée, lis-les attentivement pour faire ton choix d'entretiens. Tu as le droit à cinq rencontres, mais franchement, encore une fois, autant t'en tenir aux deux pour lesquels tu es en tête de liste.
— Non, intervient soudain ma mère, sa voix enrouée à force de ne pas parler.
Nourrice lance un regard surpris à ma génitrice. Cette dernière est totalement dans son bon droit de me faire part de son avis concernant ce qui a trait à ma future Cérémonie, mais comme elle n'ouvre que très rarement la bouche même quand elle y est autorisée, ça étonne tout le monde chaque fois qu'elle le fait.
Tout le monde sauf mon père, qui lui, imperturbable comme à son habitude, se contente de se tourner vers elle en attendant qu'elle précise sa pensée.
— Non, reprend-elle de sa voix éraillée. Il faut que tu utilises toutes tes possibilités d'entretiens. C'est ton droit. Même si tu es dernière d'une liste, une rencontre peut tout changer.
— C'est une perte de temps, son dossier n'est pas assez bon et elle est dernière de quasiment tous les classements, la remballe sèchement Nourrice. Tout ce qu'elle va y gagner, c'est se retrouver face à des Innocents qui vont la prendre de haut en face à face et ne rien avoir à faire de tout ce qu'elle pourra leur dire.
— C'est possible, mais on n'en sait rien. Et elle ne le saura jamais si elle ne tente pas sa chance, la contre ma mère d'un ton toujours très calme quand elle s'adresse à son Ancienne.
— Ce n'est pas avec ce genre de phrases bateau qu'on fait avancer les choses, Ménée. Laisse-moi gérer ça.
Ma mère colle de nouveau son sourire aussi poli que niais sur ses lèvres et prend des pincettes pour répliquer :
— Vu de près en entretien, son physique peut faire la différence et contrebalancer les deux punitions qu'elle a subies.
Nourrice soupire, visiblement agacée par les interventions de ma mère.
— Elle fera comme elle veut de toute façon, ce choix lui revient, tranche alors mon père, vous ne pouvez que la conseiller. Lénée, prends tous les dossiers et monte tranquillement les lire dans ta chambre. Le document que tu dois remplir ensuite se trouve dans l'enveloppe. Ne tarde pas cependant, car les réponses doivent être envoyées demain matin au plus tard.
J'acquiesce en silence, récupère tous les papiers qu'il me faut et file dans mon antre. Tout ce qui vient de se passer a été beaucoup trop bizarre pour moi. Entre l'espère de solennité feinte qui se dégageait de la pièce, ma mère qui a tenté d'imposer ses idées pour la première fois depuis des années et mon père qui s'est senti obligé d'intervenir, c'est trop pour moi. Je ne suis pas habituée à les voir discuter tous les trois.
La question qui se pose maintenant est : à qui dois-je faire confiance ? À ma mère et utiliser mes cinq rencontres même si ce sera probablement vain, ou à Nourrice, qui préfèrerait que je donne tout sur les deux rendez-vous qui ont le plus de chances d'aboutir à quelque chose ?
Je me laisse tomber sur mon lit et soupire. C'est la première vraie décision que j'ai à prendre de ma vie. Je ne dois pas me louper, mon avenir en dépend. Je sors les dossiers de mes prétendants et les parcours en commençant par ceux qui m'ont le mieux classée.
Le premier est un jeune homme dont le visage ne me dit rien. Il a 23 ans, fait partie de la Moyenne Classe, comme moi, et n'a rien de physiquement rebutant à mes yeux. Il semble bien parti pour devenir biologiste dans les années à venir. Il aimerait se spécialiser dans la branche qui développe la pousse des fruits de nos champs. C'est tout à son honneur. Avec lui, je suis sûre d'habiter dans une bonne maison et de ne manquer de rien. Il aime jardiner et écouter de la musique, avec une préférence pour les mélodies jouées au piano. Mon aptitude pour cet instrument a dû jouer en ma faveur. J'ai bien fait de diversifier mes hobbies depuis mon plus jeune âge.
Le deuxième n'est autre que celui qui est venu nous parler au parc la dernière fois. Le léger sourire qu'il arbore sur sa photo change des mines sérieuses qu'ont mes autres prétendants sur les leurs. Il a 24 ans et est enseignant. Pourtant, faisant partie de la Haute Classe, il aurait pu prétendre à un meilleur métier. Mais une punition obscurcit son dossier. Visiblement, il a fait une connerie quand il avait 20 ans et a été châtié de vingt coups de fouet dans le dos. Le dossier ne mentionne pas la raison de cette punition, mais ça doit être grave, car les hommes ne sont que très rarement punis, d'après ce que je sais. Je n'ose même pas imaginer l'état de sa peau depuis. Probablement le même que celui de l'arrière de mes cuisses.
Cette information, plus que le fait de savoir que lui aussi est un amateur d'art, notamment de peinture, m'interpelle. Rapidement, je jette un coup d'œil aux quinze dossiers suivants : aucun de mes autres prétendants, toutes classes confondues, n'a été châtié jusqu'à maintenant. Je fronce les sourcils, ma curiosité en alerte, et reviens à la présentation du garçon de la Haute Classe. Tout le reste semble parfait, cette punition est la seule ombre au tableau. Et cela m'intrigue plus que ça ne le devrait. Je lève le regard vers le haut de la feuille pour découvrir son identité, sur laquelle je ne m'étais pas vraiment arrêtée jusqu'ici : Vène de la Rive. Un nom à particule, nul doute qu'il est de la Haute. En réalité, tout se tient. Tout explique pourquoi un gars comme lui a mis une fille comme moi en tête de sa liste : il se dit qu'avec sa punition dans son dossier, il faut qu'il vise plus bas que ce que les gens de sa classe sociale peuvent se permettre d'ordinaire. Une chance pour moi. Peut-être vais-je pouvoir prétendre à un changement de classe et espérer pouvoir travailler à la boulangerie si je parviens à le convaincre de m'épouser.
Tout ce que j'espère, c'est que ce n'est pas quelqu'un de violent, que la violence n'était pas la raison de son châtiment. J'ai entendu dire que certains Hommes tombaient dans l'alcool et que cela pouvait les faire changer. Et contrairement à ce que l'on pourrait croire, ça arriverait plus dans les foyers riches que dans les foyers pauvres, ces derniers n'ayant bien souvent pas les fonds nécessaires pour se permettre de tels petits plaisirs, en ayant tout juste assez pour payer leur loyer et leur nourriture.
On toque encore à ma porte. Décidément, pas moyen d'être tranquille ces derniers temps.
— Oui ?
Comme toujours, c'est Nourrice.
— Tu as pu faire ton choix ?
— Pas encore.
— Il faut qu'on discute du déroulement des entretiens.
— Maintenant ?
— J'ai un moment de libre, donc oui, maintenant.
Je réprime un soupire et me soumets à sa volonté. Je dépose le dossier de Vène de la Rive et fais comprendre à Nourrice que je suis tout ouïe.
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