Chapitre 10
Un matin, quelques jours plus tard, alors que je n'ai toujours pas pu quitter ma chambre depuis mon dernier châtiment, alors que je n'ai plus eu le droit de prononcer un seul mot, alors que les médicaments que je prends m'ont empêchée de passer le temps en peignant, Nourrice ne m'apporte pas mon traitement. Les substances « médicinales » quittent peu à peu mon esprit et emportent avec elles le brouillard qui me maintenait dans les vapes.
Je déglutis. Cela ne peut signifier qu'une seule chose : nous sommes le jour de ma Cérémonie.
Je porte ma main à ma taille pour attraper ma montre et vérifier l'heure, mais ne la trouve pas. Alarmée, je baisse des yeux écarquillés, mais ne rencontre que le tissu de ma robe. Mon cœur s'accélère et la tête me tourne, pas encore totalement réveillée ni sortie de son coton artificiel. Je bois deux gorgées du verre d'eau que Nourrice n'oublie jamais de déposer à mes côtés et attends d'aller mieux. Puis je me redresse doucement, avec précaution, pour éviter trop de frottement sur mes cuisses bandées, mais pas moins douloureuses. Cette fois, le fouet m'a dévorée plus profondément que la fois précédente et je sens que mes lacérations mettent plus de temps à cicatriser. Je réprime un frisson. Ce ne sera jamais guéri avant ce soir ni avant mon premier devoir conjugal. Je ne sais pas comment s'y prend un Homme pour... se faufiler entre mes jambes, dans quelle position cela a lieu et j'avoue avoir du mal à l'imaginer. Tout ce que j'espère, c'est que mes cuisses n'auront pas besoin d'être touchées, cela me ferait bien trop mal. Ce que j'espère également, c'est que les Hommes se contentent d'entrer et que tout le reste de mon corps ne sera ni nu ni touché. À cette idée, mes mains se remettent à trembler.
Je ne veux toujours pas.
Les médicaments m'ont aidée à ne pas y penser ces derniers jours, mais à présent, tout me revient et la peur me bouffe les entrailles.
Je ne veux vraiment pas...
Instinctivement, comme pour me protéger, je resserre les jambes et m'enroule sur moi-même en position fœtale, ignorant le mal que cela me fait ressentir.
Je dois penser à autre chose. Et vite. Mes prétendants me reviennent alors en mémoire. Avant de me faire prendre ma première gélule, Nourrice m'a forcée à remplir le document concernant mes choix pour la Cérémonie. Et pour une fois, j'ai finalement été plutôt d'accord avec ses conseils : je préfère rencontrer en entretien uniquement les Innocents qui m'ont mise au début de leur liste, c'est-à-dire seulement deux. Si je dois faire... la chose à laquelle je ne dois plus penser avec un Homme, je préfère que ce soit avec quelqu'un qui m'a bien classée plutôt qu'avec quelqu'un qui m'a reléguée à la fin de sa liste. Je ne veux pas ouvrir mon intimité à un garçon qui me prend pour sa roue de secours.
En réalité, je ne veux l'ouvrir à personne, mais...
Stop, Lénée ! Je remue la tête pour chasser cette pensée. Je ne dois pas ressasser le négatif. J'aurai bien assez de temps plus tard pour y songer. Je suis en pleine possession de mon esprit pour la première fois depuis plusieurs jours, je dois en profiter pour réfléchir aux choses importantes et non pour me morfondre ou me laisser envahir par la peur.
Comment s'appelle le premier prétendant dont j'ai lu le dossier déjà ? En réalité, je ne suis même pas certaine d'avoir pris le temps de regarder son prénom. J'étends alors mes membres et me retourne vers mon bureau en grimaçant pour récupérer les dossiers dans le tiroir.
Siène Organa. L'Innocent qui souhaite devenir biologiste pour rendre nos fruits meilleurs. Ça va devoir être lui. J'ai laissé Vène de la Rive dans mes choix pour ne pas avoir à expliquer à Nourrice que c'est lui qui m'a vue en pleurs dehors alors que je n'aurais pas dû y être, car ça l'aurait rendue folle. Quelle plus grande honte que de se faire surprendre dans une position compromettante par une personne de la gent masculine ? D'autant plus par quelqu'un prêt à vous épouser malgré vos punitions. Punitions... Un détail me revient alors en tête et je délaisse le dossier de Siène pour celui de Vène. Les récents événements de ma vie m'ont fait oublier un point important : il a été puni.
« Mademoiselle Lénée, notre source est une personne qui n'a jamais, au grand jamais, fait un seul pas de travers. Qui n'a jamais reçu aucune punition. »
Je relève le visage du dossier, les yeux écarquillés : ce n'est pas lui qui m'a dénoncée ! Mon cerveau se met alors à tourner à cent à l'heure. Mais il n'y avait personne d'autre ce jour-là devant chez moi ! À moins que... Je marche vite jusqu'à ma fenêtre, l'ouvre et y passe la tête pour regarder des deux côtés de la maison. Les bâtisses voisines ont des fenêtres qui donnent sur notre jardin. Ma crise d'angoisse menaçait tellement de me faire perdre pied pendant l'Appel de la Mort que je n'ai pas réfléchi aux conséquences. Je n'ai pas pensé une seule seconde à la présence de mes voisins. Les gens à notre droite sont un couple de petits vieux à la retraite. Ils sont plutôt sympathiques et pas du tout du genre commère. Sans parler du fait qu'ils ont dû quitter leur demeure pour aller assister à l'événement. Non, ça ne peut être que... Je tourne la tête à gauche et tombe nez à nez avec Nalanée. Elle me fixe depuis sa propre fenêtre, un grand sourire sournois aux lèvres, avant de me faire coucou de la main. Je recule aussitôt pour ne plus la voir. Alors c'est ce genre de femmes, celles qui « ne font jamais un pas de travers » ? Qui deviennent ensuite Nourrice et élèvent d'autres femmes ? Je soupire, agacée. Je n'ai jamais compris comment nous pouvions espérer que les Hommes nous respectent, nous incluent dans les prises de décisions, si nous ne nous respectons pas déjà entre nous. Ou alors c'est juste moi que mes semblables ne respectent pas, parce que je suis trop différente, parce que je n'arrive pas à entrer dans les mêmes cases qu'elles.
Je soupire encore et retourne sur mon lit pour lire – attentivement cette fois – les dossiers des deux Innocents que je vais rencontrer ce soir. Les premiers garçons à qui je vais adresser la parole en dehors de mon père. Et je n'arrive pas à savoir si cela me réjouit ou m'angoisse. Cela fait tellement d'années que toutes les filles de mon âge attendent de pouvoir échanger avec les personnes du sexe opposé ! Parce qu'il ne faut pas se leurrer, la plupart d'entre elles s'amusent, toute leur jeunesse durant, à observer les garçons à la dérobée, quand ils ont le dos tourné ou qu'ils ne peuvent pas les voir, et tentent, en croisant régulièrement leur chemin, d'attirer leur attention pour plus tard. Certaines se font tout un tas de rêves sur leur futur mari. Et si c'est plutôt drôle à voir quand on est petite, des années plus tard, peu avant la Cérémonie, les rivalités grandissent et les plus mesquines d'entre nous n'hésitent pas à tirer dans les jambes des autres à la première occasion venue. Tout ça pour « éliminer la concurrence » et avoir plus de chances de trouver un bon parti. J'ai moi-même plusieurs fois regardé des Innocents quand j'étais petite, mais je préférais largement aller lire à la bibliothèque, refaire le monde en compagnie de Fianée et regarder les oiseaux parcourir le ciel au-dessus de nos têtes pour vivre la liberté par procuration.
Nostalgique, je sors de sous mon lit mon livre sur les volatiles et le feuillette. Me renseigner sur ces animaux et les voir m'a toujours détendue. Il y en a de toutes les sortes et de toutes les tailles. Il y a ceux qui mangent des graines et ceux qui se délectent des charognes. Il y a les petits très mignons et les grands majestueux. Encore une chose dont ils jouissent et pas nous : la possibilité de ne pas ressembler à leurs semblables.
Un temps indéfini plus tard, je porte une nouvelle fois ma main à ma taille dans l'espoir de pouvoir regarder l'heure, mais ne trouve toujours pas ma montre à gousset. Il fait gris dehors, le soleil est parti se cacher, et je ne sais absolument pas si nous sommes le début ou la fin de matinée, ou même l'après-midi. Je ne parviens pas à me rendre compte de l'écoulement du temps et je ne comprends pas pourquoi Nourrice m'a pris ma précieuse montre. Elle sait très bien que je ne la quitte que pour dormir et que je déteste ne pas pouvoir m'orienter dans mes journées. C'est l'une des seules choses sur lesquelles je peux avoir le contrôle : ce que je fais de mon temps. Sans parler du fait qu'une femme se doit d'être toujours ponctuelle. Mais il est vrai que ces derniers jours, comme on m'apportait mes repas dans ma chambre et que je comatais la plupart du temps, je n'ai pas eu besoin de me soucier d'être à l'heure. Connaissant un peu Nourrice maintenant, je suis presque certaine qu'elle a fait exprès de me retirer cet objet. Une énième punition de sa part pour me faire payer mes écarts de conduite avant qu'elle ne m'ait plus sous la main.
Ce qui me parait une éternité plus tard, une clé pénètre dans la serrure de ma porte et la déverrouille avant que celle-ci ne s'ouvre sur Nourrice, un immense sourire aux lèvres. Un sourire qu'elle ne réserve qu'aux grandes occasions.
— C'est l'heure, Lénée, ta robe et la coiffeuse sont arrivées ! File sous la douche et ne traine pas ! Dix minutes max, juste le temps qu'on installe tout le matériel dans ta chambre.
Je hoche doucement la tête et quitte mon lit.
— Quelle heure est-il ? ne puis-je cependant m'empêcher de lui demander.
— L'heure de te préparer, me répond-elle, son regard, mauvais à cet instant, contrastant avec son sourire éclatant.
Je le savais, elle me punit. Ce qu'elle a dû offrir à ce Contrôleur pour qu'il accepte de ne pas prévenir mes prétendants de mon châtiment a dû lui rester en travers de la gorge. Quelle est « la seule chose qu'une Femme » ait à donner à un Homme selon elle ? Je n'en ai aucune idée. En ce qui me concerne, je trouve que nous avons bien plus d'une chose à offrir, mais comme mon esprit diverge de celui de la plupart des autres femmes, je peux me tromper. Toujours est-il que ça a l'air de l'avoir mis en rogne contre moi et l'événement « festif » du jour n'a pas atténué sa rancune. Mais je préfère laisser passer pour ne pas risquer d'attiser plus encore sa colère, surtout pas aujourd'hui. Je vais pour rejoindre la salle de bain, quand une question me traverse. Gênée, je me retourne face à Nourrice et lui demande :
— Comment je fais pour ne pas dépasser dix minutes si je n'ai pas de montre pour vérifier le temps qui passe ?
Je vois les flammes incendier son regard. Je suis quasiment sûre qu'elle n'avait pas pensé à ce petit détail. Mais elle se reprend et déclare :
— Tu es une femme, tu te dois d'être toujours ponctuelle et te débrouiller pour l'être, même quand tu n'as pas de montre. Alors, sois à l'heure, Lénée.
Elle sort ma montre à gousset de sa poche et la regarde.
— Tic-tac,tic-tac. Le temps tourne, et tu n'en as déjà pas beaucoup. Je n'en perdrais pasplus si j'étais toi, ajoute-t-elle en rangeant de nouveau l'objet.
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Bonjour bonjour :)
Voilà déjà le 10e chapitre de posté ! N'hésitez pas à me laisser un petit commentaire pour me donner votre impression sur l'histoire jusqu'à présent, ça m'aiderait beaucoup :D
Quant à moi, j'ai terminé d'écrire le chapitre 55, je suis plus proche de la fin que du début de l'histoire, mais il me reste encore pas mal à écrire, ce roman va être un petit pavé haha
Bonne fin de journée à vous :)
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