Chapitre 7
Nourrice passe le reste de la journée à arpenter le couloir derrière ma chambre, l'air de rien, pour s'assurer que même là, je n'ouvre pas la bouche. Qu'elle soit là ou pas, j'ai interdiction de parler. Et la claque monumentale qu'elle m'a donnée m'a appris deux choses : la première, aucune nouvelle punition ne sera notée dans mon dossier au risque de ruiner la réputation de Nourrice ; la deuxième, cela ne l'empêchera pourtant pas de me châtier, autant physiquement que mentalement, si je ne lui obéis pas.
Vers 17 h 30, la cloche de l'église retentit trois fois, me glaçant le sang. C'est le signal : l'une des nôtres va devenir la Mort. Ce son n'est jamais là pour nous indiquer l'heure, seulement pour nous annoncer les mauvaises nouvelles.
Tous les adultes de l'Enceinte ont à présent une heure exactement, pas une minute de plus, pour rejoindre l'église. Toutes les femmes de moins 20 ans, non mariées, doivent rentrer se cloîtrer chez elles. Je ne pourrai voir ce qu'il passe les jours de Mort qu'après ma Cérémonie. Les pas de Nourrice s'affolent alors derrière ma porte et je l'entends dévaler les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Elle presse mes géniteurs pour que ceux-ci enfilent leurs costumes cousus spécialement pour ce jour, les mêmes pour tous les citoyens : un blazer et un béret pourpres pour les Femmes, et un blazer pourpre lui aussi accompagné d'un chapeau melon de la même couleur pour les Hommes.
— Hâtez-vous ! entends-je Nourrice leur dire une seconde fois. Ménée, nous devons faire partie des premières à arriver si vous voulez être bien vue et avoir une chance d'évoluer d'ici quelques années, ne traînez pas. Tobias, votre chapeau est sur la commode de l'entrée.
Lorsqu'ils sont fin prêts, ils quittent la maison sans une parole à mon attention. Ils savent que je suis dans ma chambre, je sais où ils se rendent, il n'y a pas besoin d'en dire plus. Et ils ne seront pas de retour avant au moins deux heures. Je me précipite à ma fenêtre pour les voir partir de mes propres yeux. Au moment de passer le portillon de notre petit bout de jardin aux couleurs fades, Nourrice se retourne et lève aussitôt son visage vers moi, comme si elle savait que je serais là à les épier, à me réjouir de les voir partir pendant un temps, même très court. Le regard tout aussi noir que menaçant qu'elle me lance me donne des frissons. « Tiens-toi à carreau », semble-t-elle vouloir me dire. Mais qu'a-t-elle donc peur que je fasse ? Mon père a changé de place la cachette de la clé de son bureau, je ne peux donc pas y retourner apprendre des choses interdites, et les chambres de la maison – hormis la mienne – sont elles aussi verrouillées. La pire bêtise que je pourrais faire, c'est d'aller prendre une douche de deux heures et vider tout le ballon d'eau chaude. Ou crier tellement fort que les Innocents alentours pourraient m'entendre et me dénoncer. Ce qui serait contreproductif puisque les conséquences seraient très fâcheuses et que j'ai décidé que, pour honorer le geste de Fianée, je ne gâcherais pas ma vie et éviterais la Mort.
La Mort...
La curiosité s'empare de nouveau de moi. On me rabâche cette sentence suprême depuis mon enfance, on me fait la craindre par-dessus tout, mais personne n'est capable – ou ne veut – m'expliquer clairement ce que c'est. Je suppose que le terme est assez clair en soi, mais les façons de mourir sont nombreuses et certaines sont plus douloureuses que d'autres. Parmi toutes ces possibilités, j'aimerais savoir laquelle a choisi notre gouvernement.
Je secoue la tête pour me changer les idées. Mes pensées deviennent beaucoup trop glauques pour moi. Mais quand même... Mon regard se porte sur le haut du clocher gris qui dépasse chaque bâtiment de l'Enceinte. J'ouvre ma fenêtre et pose mes coudes sur son rebord, le menton dans les mains. Tout est incroyablement calme et silencieux, plus encore que d'habitude. Derrière le dôme, le soleil brille encore et même s'il fait bon dans l'Enceinte, je sais que ce n'est pas la chaleur de l'astre que je sens. Je vois alors un oiseau survoler notre coque de verre. Il semble tellement libre, sans entraves, sans limites à son monde. Tout le contraire de moi. Et je me surprends à avoir envie de faire comme lui. A vouloir sentir sur ma peau un air non artificiel. Mais je redescends bien vite en me rappelant que les radiations du dehors me tueraient rapidement. Parfois, les volatiles qu'on voit passer sont comme nos ancêtres : déformés et parés d'excroissances. Mais à d'autres, ils semblent tout à fait normaux. Peut-être n'aurions-nous pas dû nous terrer dans des Enceintes. Peut-être aurions-nous dû rester dehors. La Nature aurait tué certains d'entre nous, en aurait transformé d'autres, mais au moins, les survivants seraient aujourd'hui libres. Mais peut-être dis-je aussi n'importe quoi. Nourrice a raison, je devrais être heureuse de la vie que j'ai. Personne ici ne manque de rien et la plupart des maladies des siècles passés ont été vaincues.
Mais tout m'oppresse. Je ne me sens pas à ma place parmi ces gens, et ce, depuis toute petite. Je me pose des questions que les autres ne se posent pas, je pense à des choses auxquelles les autres ne pensent pas, j'aimerais pouvoir crier et courir pour me défouler, pour évacuer tout ce que j'ai en moi, j'aimerais qu'on m'écoute quand je parle et je voudrais pouvoir parler n'importe quand pour dire ce que je veux. Vingt ans de non-dits commencent à m'étouffer. Mes trop nombreuses discussions internes m'emplissent la tête et menacent peu à peu de me la faire exploser.
Mes mains se mettent à trembler. Ça arrive quand je me sens submergée, comme régulièrement en ce moment. J'inspire profondément pour reprendre le contrôle.
J'ai besoin d'air. Je suffoque. Les murs autour de moi me semblent à présent trop proches, j'ai besoin d'espace.
Alors, sans plus réfléchir, seulement poussée par mon désir de pouvoir de nouveau respirer correctement, je sors de ma chambre, descends les escaliers et me dirige le plus vite que je peux vers la porte d'entrée. Je m'acharne sur sa poignée, mais elle est fermée à clé. J'aurais dû m'en douter. Je rejoins l'une des fenêtres du salon, l'ouvre et m'y hisse pour me retrouver dans le jardin. Je tombe à genoux sur la pelouse douce, mais à la teinte terne, y pose mes mains et respire enfin à pleins poumons, des larmes aux coins des yeux.
Je sais que j'abuse, je sais que ma réaction est celle d'une enfant pourrie gâtée, mais je n'en peux plus. J'ai l'impression d'être dans un tunnel et de ne jamais pouvoir en voir la sortie. Quand je me couche, j'ai toujours l'espoir que la journée suivante sera plus facile à vivre, que la solitude me pèsera moins, que je me ferai enfin de nouvelles amies, que j'accepterai enfin mon sort et que je trouverai le bonheur. Mais tous les matins, la désillusion n'en est que plus grande encore. Plus les jours défilent et plus le cauchemar grandit.
— Vous feriez mieux de rentrer, chuchote alors quelqu'un.
Je sursaute et relève aussitôt la tête. Un jeune homme me regarde depuis l'autre côté du portillon, l'air soucieux. Ayant la mémoire des visages, je me souviens directement de lui : c'est celui qui est venu nous parler au parc et qui m'a classée dans le haut de sa liste. Celui avec un nom à particule.
Je sens quelques larmes s'échapper silencieusement de mes yeux alors que je vois mes chances de mariage s'envoler loin, très loin de moi.
— Si quelqu'un vous voit, vous aurez de graves problèmes, me prévient-il tout bas. Vous ne devez pas rester là.
Je viens d'entrer dans une sorte d'état second dans lequel je ne ressens plus rien si ce n'est un vide immense dans ma tête et dans mon corps. Et ça fait un bien fou. De toute façon, je suis déjà fichue.
— Vous venez de me voir, c'est trop tard, ne puis-je m'empêcher de répliquer, la voix déserte de toute émotion.
— S'il vous plaît, ajoute-t-il d'une voix douce, rentrez, passez-vous un peu d'eau sur le visage et changez-vous les idées avant le retour de votre famille. Peignez, vous aimez ça si mes souvenirs sont bons. Quant à moi, mes lèvres resteront scellées.
Je le fixe quelques secondes, aussi hébétée qu'effrayée.
— Je vous le jure. Voulez-vous que je crache pour vous le prouver ?
Sa question me prend au dépourvu et, contre toute attente, m'arrache un minuscule sourire.
— C'est déjà mieux, commente-t-il gentiment, son regard à la couleur orageuse rivé au mien.
La situation est parfaitement inconvenante. Je ne devrais pas être dehors, il ne devrait pas m'avoir vue dans cet état de faiblesse extrême et il n'aurait jamais dû m'adresser la parole. Mes doigts se remettent à trembler. Mes émotions vont finir par avoir ma peau si je ne trouve pas un moyen de les contrôler.
Je me relève sans le lâcher des yeux et recule jusqu'à la fenêtre pour rentrer, sans un mot de plus à son égard. Sous le choc. La peur d'être dénoncée encore présente malgré la promesse de ce jeune homme. Une simple parole ne vaut rien. Elle peut être piétinée une fois le dos tourné. Au fil des années, et plus particulièrement récemment, j'ai appris que je devais bannir la confiance que j'avais envers les autres si je voulais survivre dans l'Enceinte.
Il y a une semaine, quand j'ai sauvé une enfant d'une mort certaine, c'est sa mère qui est allée dire que j'avais couru pour la sauver. C'est sa mère qui m'a dénoncée quand elle aurait pu simplement me remercier.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top