Chapitre 8

Anna fixait l'interphone depuis de longues secondes déjà, ses yeux défilant sur chaque prénom et nom des habitants de l'immeuble. Quand elle tomba sur « François Tran », elle inspira profondément pour calmer ses nerfs. Puis, elle appuya sur le bouton.

L'interphone émit de longs « bip » entre deux grésillements.

— Oui ?

Le cerveau de l'adolescente se figea, comme un film mit en pause, incapable de décider si elle devait répondre en français ou en vietnamien. 

— Ông ngoại ? Con dây. C'est Anna. 

Elle n'entendit pas de réponses, juste un « bip » supplémentaire avant que la porte de l'immeuble ne s'ouvre. Elle la poussa d'un coup d'épaule avant de mettre un pied dans le hall. L'ascenseur se trouvait face à elle. La moitié du mur de droite était recouverte de boites aux lettres alors que sur la partie restante se trouvait un tableau en liège où était affiché des petites annonces ainsi que des informations plus officielles : prochaine coupure d'eau prévue, date de passage de l'électricien pour vérifier l'état des lumières automatiques des parties communes. Quelqu'un dans l'immeuble proposait également des cours d'anglais et un autre souhaitait vendre des meubles en prévision d'un déménagement.

Du haut d'un petit escalier de cinq marches, ông ngoại la regardait. Il fit un simple geste de la main avant de disparaître par la porte de son appartement qu'il avait laissé entrouverte.

Il habitait le seul logement se trouvant dans le hall, une belle opportunité née du dur travail de négociation de sa mère qui avait préféré que son père loge pendant plusieurs mois dans sa maison plutôt que de le faire habiter dans les étages supérieurs, là où il serait difficile pour lui d'accéder si l'ascenseur venait à tomber en panne. S'il pouvait, pour le moment, se déplacer sans problème, le jour où il lui serait difficile de monter quelques marches arriveraient. 

— Chào ông ngoại.

— Hm. Chào con.

Dans sa famille, personne ne se faisait la bise. Il n'y avait pas de raisons particulières à cela, il s'agissait seulement d'une de ces choses françaises qu'ils n'avaient pas adoptées. Elle trouvait d'ailleurs cela plus hygiénique mais elle se retenait de le dire quand une personne extérieure à son cercle familiale lui demandait pourquoi elle tendait son poing plutôt que sa joue. 

Elle se déchaussa dans l'entrée avant d'aligner sa paire de basket contre les chaussures de ville posées sous le radiateur, près de la porte. Quand elle se redressa, ông ngoại avait déjà disparu de son champ de vision. Cependant, elle savait mieux que de lui demander où il se trouvait et marcha jusqu'au bout du couloir, là où se trouvait la cuisine.

L'appartement lui semblait bien grand et silencieux depuis le décès de bà ngoại. Les sons chaleureux qui avaient un jour vécu entre les murs de ce logement avaient disparu. Le tintement des casseroles sur les plaques de la cuisinière, les douces mélodies chantonnées dans le bureau, le cliquetis des aiguilles à tricoter. Ils s'étaient évanouis avec elle. Il n'y avait maintenant plus que le pas traînant de son grand-père, ses chaussons qui raclaient doucement le parquet, comme pour rappeler qu'il existait encore une personne entre ces quatre murs.

Parfois, Anna se surprenait à penser qu'il faisait maintenant plus froid, que la chaleur avait quitté cet appartement depuis la disparition de bà ngoại, comme si quelqu'un avait laissé une fenêtre ouverte pour laisser entrer la brise.

Si elle avait dû mettre des couleurs dans son carnet pour représenter cet appartement, elle aurait nommé toutes les teintes de bleus.

— Con muốn uống gì không ?

Il avait la tête plongée dans le réfrigérateur. Anna posa ses sacs sur l'une des chaises entourant la table à manger de la cuisine. Elle se massa les épaules, contemplant ce qu'elle pouvait bien demander à boire.

— De l'eau.

Ông ngoại sortit la tête du réfrigérateur et lui lança un regard sévère. Anna déglutit et pensa qu'elle avait fait une erreur en lui répondant en français avant de se rendre compte que ce n'était sûrement pas le cas. Un petit sourire se dessina sur ses lèvres.

— Du jus d'orange, merci.

Il hocha la tête, comme satisfait de sa réponse. Alors qu'il cherchait un verre dans l'un des placards au-dessus de l'évier, Anna ouvrit défit le nœud du sac plastique pour en sortir les Tupperware. Il y en avait trois, tous de la même taille. Par manque de temps ce matin même, elle n'avait pas pris la peine de regarder ce que chacune des boites contenaient. Mais maintenant qu'elle était arrivée à bon port, elle ne se gêna pas pour ouvrir chaque boîte et admirer les plats préparés. La première contenait du cháo gà, du riz gluant avec des morceaux de poulet et qui se mangeait comme une soupe. La deuxième était remplie avec des herbes ; et si Anna ne pouvait pas les nommées, elle savait qu'il s'agissait de celles très souvent utilisées pour agrémenter les phở. Enfin, la dernière contenait du chè đậu xanh, un dessert vietnamien sucré.

Malgré la salive et l'envie de goûter, Anna referma chaque boite avant de les empiler les unes sur les autres. 

— Maman m'a dit de prendre ça.Ông ngoại posa un verre sur la table et y versa du jus d'orange avant de le lui tendre. Anna l'attrapa et murmura un remerciement avant de boire à grande gorgée.

— Tu diras à ta mère d'arrêter de faire tout ça, grommela ông ngoại en montrant les Tupperwares du doigt.

Elle sourit parce qu'elle savait qu'il ne le pensait pas réellement – c'était comme s'il ne pouvait pas accepter un geste sans s'en plaindre avant. Il savait cuisiner et le faisait d'ailleurs très bien. C'était d'ailleurs lui qui avait presque tout appris à son père – son beau-fils. Mais sa mère aimait oublier ce détail.

Anna termina son verre, le posa dans l'évier avant d'attraper les boites et les mettre dans le réfrigérateur. Une fois cela terminé, elle s'assit en face de son grand-père.

Un silence s'installa entre eux et elle aurait aimé savoir quoi dire pour combler ce vide pesant. Mais les mots, en français et en vietnamien, s'alignaient d'une manière incompréhensible dans son esprit, formant des phrases qui n'avaient pas assez de sens pour être prononcées. Sa langue s'alourdissait dans sa bouche, comme si, à chaque fois qu'elle pensait à des mots pertinents, son corps lui faisait comprendre qu'elle regretterait tout ce qu'elle prononcerait. C'était dans ces moments que ses parents lui manquaient. Et, désespérée comme elle se sentait, elle aurait presque pu prier pour voir sa sœur apparaître – elle qui savait toujours quoi dire et faire.

Quand ông ngoại se leva de sa chaise ; elle fit immédiatement de même. 

— Il faut travailler maintenait, se contenta-t-il de dire avant de quitter la pièce.

Ils traversèrent le couloir, passèrent devant le salon et les toilettes avant de s'arrêter devant une porte fermée. À l'époque où bà ngoại était encore parmi eux, la porte était toujours grande ouverte. La pièce était baignée par les rayons du soleil et sa grand-mère était assise dans son siège – une sorte de chaise à bascule en bois qu'elle avait fait venir du Vietnam – pour s'adonner à un tas d'activité manuel. Le plus souvent, il s'agissait de tricot et quand elle se sentait d'humeur un peu plus festive, elle crochetait.

Quand ông ngoại ouvrit la porte et que l'odeur de renfermé lui sauta aux narines, son cœur se resserra. La pièce avait été délaissé : les rideaux étaient tirés, la poussière s'était accumulée sur les meubles et les quelques plantes sur les étagères fixées aux murs étaient mortes. La pièce qui avait un jour été l'endroit où bà ngoại aimait passer du temps était devenu un débarras, là où son grand-père stockait tout ce qu'il ne souhaitait pas jeter.

Sa mère avait essayé de le convaincre d'en faire quelque chose, ou du moins de l'entretenir : passer un coup de balai, aérer, dépoussiérer. Ông ngoại avait toujours refusé.

Un tas de questions lui brûlaient la langue :

« Bà ngoại aimait beaucoup cette pièce, pourquoi Ông ngoại l'a laissé dans cette état ? »

« Est-ce que ça rend Ông ngoại triste de venir dans cette pièce ? »

« Pourquoi la ranger maintenant, après tout ce temps ? »

« Est-ce que Ông ngoại se sent prêt ? »

Peut-être qu'une Anna plus courageuse aurait déjà posé toutes ces questions.

Si elle ne sentait pas cette frontière entre eux, peut-être qu'il aurait été plus simple pour elle de lui demander tout cela. Mais parfois, quand elle regardait les membres de sa famille, qu'elle pensait aux interactions qu'elle avait avec eux et qu'elle comparait tout cela avec celles qu'ils avaient avec Alex, elle ne pouvait pas s'empêcher de sentir une différence. Ses parents voyaient Alex comme elle était : une adulte capable de prendre ses décisions. Ils lui parlaient d'égal en égal, en français mais aussi en vietnamien.

Mais ses parents ne voyaient en elle qu'une adolescente à qui les conversations plus « adultes » étaient écourtées. Ils pouvaient à peine lui parler en vietnamien parce qu'il lui était impossible de saisir tout ce qu'ils lui disaient. Parfois, quand Anna demandait la signification d'un terme vietnamien, sa mère riait avant de lui expliquer. Il s'agissait d'un simple rire innocent, comme celui qui s'échappait de nos lèvres quand un petit enfant demandait pourquoi le ciel était bleu, mais il laissait toujours une petite griffure sur son cœur.

Et ces griffures s'étaient accumulées avec le temps.

Ông ngoại et Alex donnaient parfois l'impression d'être de vieux amis qui se retrouvaient pour jouer au cờ tướng. Ils pouvaient passer des après-midi à placer leurs pions tout en parlant de tout ce qui leur passait par la tête.

Anna n'avait jamais fait cela avec son grand-père.

Ông ngoại entra dans la pièce et appuya sur l'interrupteur. L'ampoule grésilla avant de s'allumer.

— Il faut ranger et nettoyer, dit-il en lui tendant une paire de gants.

Ils étaient épais et lui rappelaient ceux utilisés sur les chantiers.

« Il abuse un peu », pensa Anna, certaine qu'elle n'allait pas s'abimer les mains à bouger quelques meubles et jeter toutes les affaires inutiles. Ses doigts glissèrent sur le tissu et elle remarqua qu'il semblait immaculé. Si elle avait posé son nez contre les gants, elle aurait sûrement senti qu'ils sortaient tout droit du magasin – une odeur de neuf, presque synthétique, rien qui lui rappelait l'appartement de son grand-père.

Elle enfila les gants.

Ses yeux balayèrent la pièce du regard et elle fut soudainement submergée par tout ce qu'il y avait à faire : trier toutes les affaires de ses grands-parents, sortir les meubles, nettoyer chaque centimètre de la pièce... Il était évident pour l'adolescente qu'un jour ne lui suffirait pas pour accomplir toutes ces tâches. Et même si ses week-ends n'étaient pas chargés d'activités en tout genre, l'idée de se déplacer tous les samedis pendant un mois ou plus ne l'enchantait pas plus que cela.

Anna retroussa les manches de son sweat-shirt avant de marcher à grande enjambée vers doubles-fenêtres qui se trouvaient au fond de la pièce. Ses mains se posèrent sur les rideaux dont le vert semblait s'être délavé à cause du temps, le tissu lui semblait gras même sur ses doigts gantés. Peut-être qu'ils n'avaient pas été lavés depuis le décès de sa grand-mère. De nombreuses pensées traversèrent alors son esprit mais une seule s'imposa à elle : une fois ces rideaux tirés, il n'y aurait plus de marche arrière possible – semblable à un trajet d'avion qu'elle ne pourrait pas interrompre avant d'être arrivée à sa destination.

Elle tira les rideaux et un nuage de poussière se souleva. Il lui fallut de grands efforts pour se retenir d'éternuer. Tel un robot, elle ouvrit les deux fenêtres avant de pousser les volets du plat de la main. Ils grincèrent et résistèrent et elle se demanda si c'était son rôle de huiler les charnières.

Anna n'avait jamais huiler de charnières de sa vie.

Elle se retourna vers son grand-père mais celui-ci ne la regardait pas. Ses yeux balayaient la pièce comme s'il la découvrait, baignée sous les rayons de soleil d'un samedi matin. Anna imaginait que bà ngoại était venue envelopper sa pièce de ses bras, lui donnant cette douce chaleur réconfortante qui embrassait son corps.

Mais ces rayons, aussi consolants qu'ils pouvaient l'être, mettaient au grand jour l'état de la pièce : bibelots entassés un peu partout, des piles de journaux empilées devant l'une des commodes et qui s'étalait jusqu'à la porte d'entrée. Des cartons plus ou moins en bon état s'amoncelaient contre le mur le plus éloigné et Anna savait déjà qu'ils allaient lui demander de longues heures de tri. Son regard tomba ensuite sur les étagères fixées au-dessus du bureau et sur les livres qu'elles supportaient.

Elle avait oublié l'existence de ces étagères.

Anna fit un pas vers le bureau, situé à côté des fenêtres, et pencha la tête sur le côté pour déchiffrer les mots inscrits sur les dos des livres. Ses lèvres formèrent une petite moue quand elle vit que tous les livres étaient écrits en vietnamien. Même si les lettres ne lui étaient pas inconnues, qu'elle avait réussi à associer une intonation à chaque diacritique, le chữ quốc ngữ était un alphabet qu'elle n'arrivait pas à lire totalement. Les sons se mélangeaient dans sa gorge pour former des mots qui n'avaient aucun lien avec ceux qu'elle voulait prononcer.

Elle recula et observa les meubles de la pièce : l'armoire, les commodes, le bureau et d'autres petites choses semblaient en réalité en meilleur état qu'elle ne l'avait imaginé. Elle ne voyait pas l'intérêt de s'en débarrasser si les rafistoler et passer un coup de pinceau sur le bois pouvaient leur donner une seconde vie. Elle imaginait également que son grand-père ne souhaitait pas se débarrasser de meubles qu'il possédait depuis des décennies maintenant.

— Et si on triait le contenu des cartons ? proposa Anna en se tournant vers lui.

— Bonne idée.

Pendant l'heure qui suivit, ils s'attelèrent à classer le contenu des boites en carton. Anna était assise sur le sol, chargée d'ouvrir les boîtes à coup de cutter avant de sortir chaque objet pour les tendre à son grand-père, assis sur une chaise dans son dos. S'il ne souhaitait pas s'en débarrasser, l'objet finissait dans une caisse sur sa gauche, sinon il finissait dans l'autre, à sa droite.

Comme elle s'y attendait, ông ngoại décida de conserver une grande majorité du contenu des boites ouvertes. Il remplissait la caisse gauche si rapidement qu'elle devait sans cesse se lever pour aller vider son contenu dans le salon. Elle essayait de ne pas être désordonnée et de tout organiser dans un coin de la pièce. Mais il était difficile de le faire après son quatrième aller-retour – après avoir déplacé des années et années d'objets marqués par les souvenirs de ses grands-parents.

***

Ils prirent une pause à midi trente.

Ông ngoại préparait à manger alors qu'elle mettait la table. Ils ne discutaient pas, même pas pour échanger de simples banalités. Les sonorités avec lesquelles elle avait été bercée depuis son enfance chantaient dans ses oreilles : le grésillement de la viande dans l'huile chaude, le frottement des baguettes en bois contre la fonte, la cuillère qui tapait contre le rebord de la poêle... Cette mélodie lui faisait oublier le fait que depuis le début de leur pause, elle n'avait échangé que quelques mots avec son grand-père.

Mais ce silence n'avait rien de pesant. Au contraire, l'adolescente sentait enfin ses épaules se relâcher et la boule dans son ventre diminuer. Entre les quatre murs de la cuisine de son grand-père, entourée d'odeurs et de sons familiers, Anna s'estimait en sécurité.

Personne n'était là pour lui lancer des regards inquiets, pour essayer de lui tirer les vers du nez.

Pour lui envoyer des messages qu'elle ne comprenait pas ; pour lui envoyer des messages qu'elle ne voulait pas recevoir.

Le message de Ben lui revint à l'esprit. Elle n'avait pas besoin de réfléchir pendant des heures pour deviner de quoi il voulait parler. Si elle fermait les yeux, elle entendait les choses horribles, détestables qui étaient un jour sorties de sa bouche – des mots si tranchants et blessants qu'elle avait préféré qu'il la gifle, certaine que cela lui aurait fait moins mal. Cinq ans étaient passés mais les coupures causées par ses mots étaient encore présentes sur son corps. La simple idée d'entendre Ben parler de ce moment lui donnait des sueurs froides.

Le voyant rouge du cuiseur passa au vert. Anna se colla contre le comptoir en marbre, ouvrit le couvercle de la machine pour remuer le riz avant de le rabattre. Ses parents lui avaient répétaient bien trop de fois que le riz était réellement bien cuit seulement après l'avoir laissé reposer dans le cuiseur même si celui-ci indiquait qu'il était prêt à être servi et mangé.

À sa droite, ông ngoại semblait être parfaitement dans son élément. La main gauche sur la poignée de la poêle, des baguettes en bois dans l'autre main, il remuait de temps à autre les morceaux de bœuf. Dans une autre poêle, plus grande et plus profonde, il faisait mijoter, dans un peu d'eau, des haricots plats. Alors qu'Anna essayait de se souvenir de la manière dont ces légumes se nommaient en vietnamien, il versa le contenu de la petite casserole dans la grande. Il augmenta le feu et fit revenir le bœuf avec les haricots avant d'y ajouter sel, poivre et nước mắm. De temps à autre, il faisait sauter la nourriture, comme les grands chefs le faisaient dans les restaurants.

— Prends une assiette, fit-il sans la regarder. 

Une grande.Anna ouvrit le placard se trouvant au-dessus de sa tête. Elle lui tendit une assiette entièrement blanche et le regarda y verser tout le contenu de la poêle. Alors qu'il portait le plat jusqu'à la table, elle se retourna vers le cuiseur de riz et ouvrit le couvercle. La vapeur chaude frappa son visage. L'odeur fraîche et familière du riz au jasmin la fit saliver. Elle attrapa la cuillère plate en plastique et remua une nouvelle fois le riz avant de refermer la machine, la débrancher et l'apporter jusqu'à la table. Elle prit le bol de son grand-père et lui servit du riz avant d'en faire de même pour elle-même. 

— Bon appétit, dit Anna.

— Hm.

Il n'existait pas réellement de plats individuels : chacun mangeait dans son bol mais le plat de résistance se partageait. La lycéenne plongea allègrement ses baguettes dans le plat préparé par ông ngoại. Elle attrapa les haricots, puis la viande, avant d'arroser son bol avec le jus parfaitement assaisonné à l'aide de la cuillère qui reposait contre l'assiette. Du bout de ses baguettes, elle mélangea les aliments dans son bol avant d'en prendre une grosse bouchée. La viande était tendre sous ses dents, les haricots légèrement croquants et le riz s'était un poil ramolli à cause de la quantité de jus qu'elle avait mis dans son bol.

L'adolescente connaissait ces saveurs par cœur, connaissait la manière dont chaque aliments se mariaient parfaitement ensemble. Elle avait grandi avec ce plat et savait qu'elle ne s'en lasserait jamais.

Elle avait l'impression de mettre les pieds dans sa chambre après une dure et longue journée au lycée. Son corps était pris d'un fort sentiment de réconfort et de la sensation que plus rien ne pouvait l'atteindre.

— Comment se passe l'école ? demanda ông ngoại.

Anna aimait beaucoup le fait qu'il utilisait le mot « école » alors qu'elle était au lycée depuis plus de trois ans maintenant. Son père faisait la même chose.

— Bien. Je dois rendre un papier pour expliquer mon projet professionnel.

— Hm.

Ledit papier traînait depuis plus d'une semaine au fond de son sac à dos, écrasé par ses manuels et son trieur. La date de rendu à sa professeure principale approchait à grand pas mais outre rajouter un nouveau facteur de stress à son esprit déjà bien occupé, cela ne l'avait pour autant pas poussé à remplir le satané papier.

Au moment où le formulaire lui avait été donné, Rachel avait saisi son plus beau stylo (bic) pour écrire en grandes lettres qu'elle irait en classe préparatoire pour ensuite tenter les concours d'entrée des plus prestigieuses écoles de commerces françaises. Lucas avait commencé à faire un avion en papier avec sa feuille jusqu'à ce que Madame Menard lui dise d'arrêter. Noam avait affiché un mince sourire avant de ranger la sienne entre les pages de son cahier.

D'après Rachel, leurs formulaire étaient remplis et prêts à être rendus.

Et il y avait Anna.

— Et qu'est-ce que tu vas écrire sur ton papier ? reprit ông ngoại en posant son bol sur la table.

— Euh... je sais pas encore.

Il s'agissait d'un mensonge mais son grand-père n'avait pas besoin de le savoir. Anna avait une idée assez précise de son avenir mais craignait de le dire à haute voix, parce qu'elle avait peur de décevoir, de voir les visages défaits de toutes les personnes qui attendaient de grandes choses de sa part. La lycéenne avait le sentiment de ne pas avoir d'emprise sur son propre futur ; que ce qu'elle était censée étudier par la suite avait été décidé par l'image que son entourage et ses professeurs avaient d'elle.

Avoir une grande sœur qui étudiait pour devenir médecin spécialisée dans la chirurgie cardiaque n'arrangeait en rien sa situation. Au contraire, cela lui donnait l'impression qu'elle ne ferait que des déçus si elle décidait de ne pas aller en médecine ou en ingénierie.

— Tu ne sais pas quoi faire plus tard ? insista ông ngoại. 

— Je réfléchis encore. 

— Hm.

Le silence qui s'installa entre eux l'étouffa. Anna déglutit nerveusement et passa sa main sur sa cuisse droite. Elle ne savait pas si elle l'avait déçu en répondant de la sorte. Il était difficile de déchiffrer correctement ses « hm ». Anna gardait les yeux rivés sur le bout de ses baguettes comme si, plus elle les fixait, plus elle avait de chances de disparaître de la pièce.

— Tu as le temps.

Anna releva la tête, incertaine des mots qu'elle venait d'entendre. Ông ngoại la regardait avec un sourcil relevé, comme s'il se demandait pourquoi une expression hébétée s'était dessinée sur son visage. 

— C'est une décision importante. C'est O.K. de prendre son temps. Mais ne pas oublier de prévenir ta professeure parce que c'est quand même un papier à rendre, d'accord ?

Elle avait toujours pensé que, comme ses parents, son grand-père était du genre traditionnel. Anna avait imaginé qu'il se lancerait dans un long monologue, prêchant qu'il n'y avait rien de plus important que son éducation et qu'elle devait penser à son avenir de manière plus sérieuse. Il aurait ensuite enchaîné en disant qu'il n'avait pas traversé mer et terre pour qu'elle soit aussi indécise sur son avenir.

Parce que lui n'avait pas eu la chance d'être indécis quand il avait dû fuir le Viêtnam.

C'était une histoire qu'elle ne connaissait que trop bien : sa mère lui avait conté encore et encore ce même récit. La pauvreté, les conséquences de la guerre, la fuite, les bateaux, les pirates, l'eau à perte de vue. Si l'histoire changeait un peu à chaque fois qu'elle était racontée – des détails étaient ajoutés alors que d'autres étaient omis – le message qui lui était transmis était toujours le même : ils avaient fui dans l'espoir d'un avenir meilleur.

Pour lui offrir un avenir meilleur.

Mais ce cadeau l'étouffait, la tuait à petit feu.

Alors, quand ông ngoại ne lui dit rien de tout cela, elle respira comme elle n'avait jamais respiré depuis des mois. Elle le regarda, et pour la première fois, elle eut l'impression qu'il n'y avait aucun danger à lui exposer ses projets ; lui parler des études qu'elle envisageait.

Même si celles-ci ne correspondaient en rien à toutes les étiquettes qui lui avaient été collées.

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