Chapitre 7

Anna se réveilla avec l'impression que son corps était passé sous un rouleau compresseur. Une tension, comme un nœud trop bien serré, était présente au niveau de sa nuque. Ses jambes étaient lourdes et le bas de son dos la tiraillait. Elle avait le sentiment de sortir d'une sieste trop longue. Son esprit était embrumé, un bourdonnement résonnait dans ses oreilles.

Elle n'avait qu'une envie : se recoucher.

Ce n'était pas comme si elle avait passé la veille à danser, sauter dans tous les sens et enchaîner les verres d'alcool. Mais il fallait croire que se contentait du strict minimum en termes d'interactions sociales laissait des traces sur son corps. Après sa discussion avec Noam, elle avait suivi son plan initial : coller Rachel. Cette dernière l'avait bien aidée en ne se levant pas une seule fois du canapé. Elle avait également passé beaucoup de temps en compagnie de Lu, échangeant sur tout et n'importe quoi : le coffee shop qui avait ouvert sur le port il y avait maintenant un mois de cela ; la déception que Lu avait ressentie en regardant le dernier épisode de sa série préférée ; son envie de se lever pour éteindre l'enceinte avant de la jeter au fond de la piscine. Anna célébra trois toasts différents avant de murmurer à Rachel et Lu qu'il était temps pour elle de partir.

Son regard se posa sur le petit réveil en plastique posé sur sa table de nuit. Il fallut quelques secondes à son cerveau pour que les chiffres devant ses yeux prennent enfin tout leur sens : si elle ne voulait pas rater son bus, elle avait moins de trente minutes pour se rendre à la gare routière. Elle se redressa d'un seul coup avant de marcher rapidement vers la salle de bains.

De retour dans sa chambre, elle remarqua que l'écran de son portable s'était illuminé. Il affichait une vingtaine de notifications : sûrement des messages ou des alertes pour lui signaler qu'un nouvel événement avait commencé dans l'un des jeu mobile auquel elle jouait. Anna ignora son téléphone, se disant qu'elle aurait tout le loisir de regarder tout cela une fois assise dans le bus. Elle enfila un sweat-shirt large et un jean bleu clair avant d'attraper son sac à dos pour y jeter son carnet à croquis, sa trousse, sa gourde et son portefeuille. Son portable dans la poche de sa veste, une bretelle de son sac passé sur son épaule, elle jeta un dernier regard à sa chambre à la recherche d'un potentiel objet qu'elle aurait oublier de prendre avant de sortir de la pièce.

Elle descendit les marches sur la pointe des pieds. Il était encore bien trop tôt pour que ses parents soient debout, eux qui se réveillaient toujours aux alentours des dix heures et demie – parce qu'ils avaient besoin de repos après des services au restaurant qui pouvaient aller jusqu'à deux ou trois heures du matin. C'était d'ailleurs ce qui avait dû arriver la veille : quand elle était rentrée, ses parents n'étaient toujours pas là.

Anna remarqua un bout de papier posé sous ses clés sur le meuble de l'entrée. Quand elle déchiffra enfin l'écriture de sa mère, elle se dirigea à grands pas vers la cuisine où elle récupéra deux Tupperware du réfrigérateur. Elle ouvrit le four pour en sortir un sac plastique et y glisser les deux contenants.

La fraicheur de la matinée la fit frissonner. La rue était déserte. À travers les quelques fenêtres dont les volets avaient été ouverts, Anna aperçut la vie reprendre son cours après une nuit silencieuse. Sans plus attendre, elle se mit en route pour rejoindre la gare routière.

« Gare » était en réalité un très grand mot pour le petit bâtiment qui portait ce nom. Il se trouvait sur un seul niveau, ne contenait que deux guichets et, par jour de forte affluence, il arrivait que la file d'attente s'étende en dehors du bâtiment tellement la salle était petite. Il n'y avait que deux quais : le premier, le plus proche du bâtiment, était utilisé pour les bus de la ville alors que le second était celui réservé aux inter-villes.

Ce samedi matin, Anna avait fait l'exploit d'arriver au moment même où son bus se garait. Seules quelques personnes attendaient déjà sur le quai. Anna prenait rarement les bus inter-villes mais quand elle le faisait, elle aimait s'asseoir à la même place : au niveau de la seconde porte, là où aucun siège ne se trouvait devant elle. Un bouton « arrêt demandé » se trouvait juste au-dessus de sa tête et elle pouvait descendre rapidement.

Assise sur le siège côté vitre, Anna sortit son carnet de son sac. Alors qu'elle enlevait l'élastique qui permettait à celui de rester fermé, le bus démarra. Très rapidement, le véhicule quitta leur petite ville. Elle avait environ une heure et demie avant d'arriver chez ông ngoại.

Les premières pages de son carnet montraient des croquis, de nombreux paysages et moins souvent des portraits. Elle avait encore du mal à dessiner correctement les nez et les yeux ; elle trouvait qu'elle les proportionnait mal par rapport à la taille du visage. Le reste de son carnet était rempli de dessins à l'aquarelle. Certaines pages étaient composées de plusieurs petits dessins alors que d'autres s'imposaient sur l'entièreté du papier. Elle ne s'était essayée à cette technique que très récemment, depuis la fin de l'année précédente, mais elle aimait beaucoup la manière dont les couleurs ressortaient sur le papier blanc. Elle appréciait l'effet un peu translucide des couleurs, la manière dont celles-ci lui donnaient l'impression de s'effacer avec le temps parce qu'elle n'appuyait pas sur son pinceau.

L'aquarelle l'apaisait.

Elle voulait s'essayer aux paysages sur tableau ; elle avait même passé des week-ends à regarder des tutoriels sur YouTube, mais avait mis l'idée de côté quand elle s'était rendu compte qu'elle devait pratiquer un peu plus avant de se lancer dans un tel projet pour éviter de ruiner des toiles. Les dernières pages dessinées de son carnet montraient trois petits dessins à l'aquarelle. Il y avait d'abord un lampadaire style victorien – l'idée était de se concentrer sur le jeu de lumière, jouer sur le jaune, l'orange et le rouge. Anna était moyennement convaincue par le résultat et trouvait que le rouge prenait trop le dessus sur le dessin dans sa totalité. Le deuxième représentait trois méduses : elle avait voulu travailler la fluidité de son geste en dessinant les tentacules et les filaments. Si elle devait choisir entre le premier et le second dessin, son choix se portait sur ce dernier : le mélange de bleu et de violet était mieux réussi.

Mais son préféré des trois restait le dernier, le plus récent : l'aquarelle de deux roses entourées de leurs feuilles. Elle n'aurait pas su dire pourquoi.

À défaut d'avoir son matériel pour faire de l'aquarelle, Anna se contenta de sortir son bon vieux crayon à papier. Sa main bougea d'elle-même, comme si elle était dotée de sa propre intelligence et conscience. C'était ce qu'Anna aimait avec le dessin : il s'agissait d'un moyen pour elle de s'échapper, de partir dans un autre monde.

Cette passion pour le dessin avait toujours été là. Si elle fouillait ses souvenirs, elle pouvait se revoir assise dans un coin du restaurant, à une table un peu isolée des autres, en train de dessiner sur des feuilles avec des crayons que ses parents avaient spécialement achetés pour l'occuper. Et dans ce flou de souvenirs, Alex lisait des exemplaires de journaux que leur père pouvait ramener au restaurant. Elle essayait de les lire à toute vitesse, avant que son père en ait besoin en cuisine. C'était ce qu'il se passait à chaque fois que bà ngoại ne pouvait pas les surveiller et qu'il était impensable pour leur mère de les laisser seules à la maison.

Quelque part, cette époque lui manquait.

Ses yeux se posèrent sur les quelques voitures dessinées. Il ne s'agissait pas de ses meilleurs dessins – surtout pour une personne qui évitait à tout prix de dessiner des véhicules – mais elle avait déjà fait pire.

Alors qu'elle replaçait sa trousse dans son sac, elle sentit son portable vibrer. Comme elle s'y attendait, une grande partie des messages venaient de Rachel. Anna décida de les lire plus tard. Un message de Lucas l'interpella : il ne lui envoyait jamais rien. Il était du genre à lui dire les choses en face même si cela voulait dire attendre un jour ou deux pour le faire. Plus elle regardait l'identifiant de Lucas dans la liste de toutes les notifications qu'elle avait reçues, plus le mauvais pressentiment dans ses entrailles grandissait. Il grondait, s'assombrissait, comme le ciel avant que les premiers coups de tonnerre se fassent entendre.

« Il n'a aucune raison de m'envoyer des messages » songea-t-elle plusieurs fois pour se rassurer.

Elle se souvint alors de la manière dont il l'avait regardée quand il l'avait trouvée dans la cuisine avec son meilleur ami. La bienveillance et la douceur avec lesquelles il considérait Noam avaient quitté ses yeux. Le marron de ses iris avaient perdu de leur clarté. Il n'y avait eu rien d'autre que l'obscurité. Et pour la première fois, Anna pensa qu'il ne s'agissait peut-être pas que d'une simple rancune.

Peut-être qu'il la haïssait réellement.

Anna appuya sur la notification.

4 : 52

@lucaas13 : arrête ça

@lucaas13 : laisse Noam tranquille

À peine avait-elle terminé de lire les deux messages qu'elle verrouilla l'écran de son téléphone. Mais, comme si elle pouvait encore apercevoir les lettres qui formaient chacun des mots, elle le retourna pour poser l'écran maintenant noir contre le polyester du siège à sa gauche. Elle eut l'impression d'avoir ouvert une conversation qui ne lui était pas destinée. Après tout, pourquoi Lucas lui enverrait-il de telles choses ?

Elle ferma les yeux et respira lentement tout en glissant sa main sur sa cuisse. Sa jambe tremblait, le talon de son pied créant des petits « tacs » à chaque fois qu'il tapait le sol.

Quand elle rouvrit les yeux, quelques secondes plus tard, sa respiration s'était apaisée. Sous sa main, sa cuisse ne semblait plus être possédée par une entité dotée de sa propre intelligence. Elle déverrouilla son téléphone et rouvrit la conversation qu'elle partageait avec Lucas.

Il y avait tant de choses qu'elle désirait lui répondre.

« Qu'est-ce que ça veut dire ? »

« Pourquoi j'ai l'impression que tu me détestes ? »

« Est-ce que c'est Noam qui t'as dit de m'envoyer ça ? »

« Pourquoi t'as rien fait quand les autres disaient toutes ces choses sur Noam et moi ? »

Ses yeux ne lâchèrent pas l'espace rectangulaire où elle devait inscrire sa réponse. Une petite barre bleue clignotait, attendant simplement les premiers mots qu'elle taperait.

@annartsy : pourquoi tu m'envoies ça ?

La réponse de Lucas apparut avant même qu'elle n'ait le temps de cligner des yeux. Peut-être n'avait-il pas lâché son portable de la nuit, attendant sa réponse avec une certaine impatience.

@lucaas13 : tu sais très bien de quoi je parle

@annartsy : pas du tout

@lucaas13 : lâche Noam

@lucaas13 : la dernière fois j'ai rien dit

@lucaas13 : mais ça sera pas le cas cette fois

Elle verrouilla de nouveau son téléphone avant de lâcher un souffle tremblant. Elle aurait aimé supprimé la conversation – de son portable, de sa mémoire. Faire comme si ces messages n'avaient jamais existé, faire comme s'il ne l'avait pas menacée pour une chose qu'elle ne comprenait pas.

Ses messages lui faisaient comprendre que cela avait un lien avec Noam, mais elle ne savait pas qu'elle tort elle lui avait causé.

Du moins, pas récemment.

Pas depuis qu'elle avait érigé ce mur entre eux.

Cela n'avait pourtant aucun lien avec Lucas.

À cause de ce lien si particulier qu'ils partageaient entre eux, il était probable qu'à ses yeux, faire offense à Noam était comme lui nuire directement. Ils étaient liés comme les doigts de la main. Ils avaient grandi ensemble et avaient toujours été dans la même classe. Il était rare de ne pas les voir ensemble, que ce soit au lycée ou en dehors. Deux ans en arrière, quand elle était arrivée en Seconde et qu'elle apprenait à connaître ses nouveaux camarades, Anna avait compris que le lien que partageait les deux garçons n'étaient en rien semblable à celui qui l'unissait à Rachel. Pour autant, elle n'en avait pas ressenti de la jalousie.

« Dans le passé », se disait-elle souvent en regardant les deux garçons, « Ben et moi partagions une telle connexion ».

Le bus ralentit et elle rassembla hâtivement ses affaires avant de zipper son sac. Elle glissa son portable dans sa poche avant de se lever et sortir quand la porte arrière s'ouvrit. Les températures s'étaient réchauffées, le soleil brillait déjà haut au-dessus de sa tête. Il n'y avait aucun nuage, juste le bleu du ciel qui s'étendait à perte de vue. Son sac à dos sur les épaules, son sac plastique pendant au bout de ses doigts, Anna n'avait qu'une petite dizaine de minutes à marcher avant d'arriver devant la petite résidence où son grand-père logeait.

Plus Anna tentait de repousser les messages de Lucas dans un recoin de son cerveau, plus ils revenaient à la charge. Si son regard se perdait un peu trop longtemps dans le vide, elle était capable de dire que les mots dansaient devant ses yeux. Ils sautaient, tournaient, la narguaient. Si elle ignorait les bruits de la ville autour d'elle – les pneus des voitures sur le bitume, les oiseaux qui piaillaient quelque part au-dessus de sa tête, à l'abris des regards indiscrets –, elle pouvait entendre Lucas murmurer au creux de son oreille de rester loin de Noam.

Le bâtiment de quatre étages où habitait son grand-père se dressa devant ses yeux. La résidence était éloignée de la route principale ce qui permettait à ses habitants de vaquer à leurs occupations sans devoir subir les nuisances sonores causées par les voitures. Anna s'arrêta devant les trois petites marches qui la séparaient de l'interphone et de la porte principale. Au lieu de les gravir, elle s'assit sur la première marche et sortit son portable de la poche de sa veste. L'écran noir sembla la défier, lui dire qu'elle n'avait pas le courage de retourner sur Instagram pour répondre à Lucas. À chaque fois qu'elle faisait pivoter son portable d'un côté, l'écran s'illuminait, dévoilant un collage de plusieurs de ses croquis. Des baleines, une barque, un bol de phở et quatre silhouettes de dos qui étaient censées représenter ses parents, Alex, et elle-même.

Elle fit finalement glisser son pouce vers le haut et cliqua sur l'appareil photo multicolore. À peine était-elle arrivée sur la page d'accueil qu'elle remarqua que le petit avion en papier dans le coin supérieur droit indiquait que d'autres messages n'avaient pas été lus.

Elle appuya sur l'icône.

La conversation qu'elle partageait avec Lucas trônait tout en haut de la liste mais elle décida d'ignorer ses messages.

3 : 28

@noaaaahm : encore désolé

@noaaaahm : si tu préfères ne pas en parler c'est ok

@noaaaahm : mais si tu veux en parler, je peux écouter

Les messages avaient été envoyés une trentaine de minutes après son départ, comme s'il avait attendu qu'elle ne soit plus là pour les écrire.

Lui parler de sa situation lui semblait impossible.

Tout lui dire semblait être la seule chose à faire.

Anna avait deux réponses contradictoires à lui donner.

Ce conflit qui grondait dans son esprit lui paraissait si ridicule quand elle pensait au passé, quand s'envoyer des messages, même pour les raisons les plus inutiles et futiles qu'il soit, était tout ce qu'ils faisaient. Anna se réveillait et s'endormait avec des notifications signées par Noam ; quand elle pensait à lui envoyer une photo du ciel teintée d'orange et de rose, elle remarquait qu'il l'avait devancé. Un nouveau soupir quitta ses lèvres alors qu'elle se frottait les yeux avec le dos de sa main. Elle aurait aimé que quelqu'un lui dise quoi faire, qu'on lui dicte le moindre de ses mouvements.

Elle imagina la réaction de Lucas s'il apprenait que Noam était celui qui l'avait contactée en premier.

@annartsy : on verra

Il s'agissait de la réponse la plus vague mais surtout la plus inutile qu'elle n'avait jamais envoyée mais elle n'avait rien de mieux. Pas maintenant en tout cas.

Anna connaissait assez bien Noam pour savoir que ces deux simples mots allaient le blesser. Que ce flou et l'incertitude qu'il créait pouvait être perçu comme une réponse négative plutôt que positive. Mais elle n'avait rien de mieux à lui offrir, pas quand, à chaque fois qu'elle pensait à lui, les messages de Lucas lui revenaient en tête.

Alors qu'elle était sur le point de ranger son portable dans la poche de sa veste, elle se rendit compte que l'icône d'Instagram affichait qu'elle avait encore un message qui n'avait pas été ouvert. Elle fronça les sourcils mais appuya tout de même sur le carré de l'application. Le message en question ne se trouvait pas dans l'onglet principal mais dans l'autre – celui réservé aux personnes qu'elle ne suivait pas. C'était peut-être la seconde fois que cela lui arrivait depuis la création de son compte – la première concernait une personne qui souhaitait savoir quel type de pinceaux elle utilisait pour ses aquarelles. Anna cliqua sur le second onglet.Le nom d'utilisateur de l'expéditeur lui était inconnu mais les lettres qui le formaient créaient un nom qu'elle reconnut. Mais, comme si elle ne voulait pas le croire, elle lut le pseudonyme à haute voix.

Une première fois.

Puis une seconde.

Et encore une fois.

À chaque fois que le mot quittait ses lèvres, une main froide se resserrait contre sa gorge et un poids se rajoutait sur ses épaules.

Elle inspira si rapidement qu'elle manqua de s'étouffer avec sa propre salive. Sa main commença à trembler et, sans le vouloir, son pouce atterrit sur le message.

@bentastic : je pense qu'on devrait parler – ben

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