Chapitre 3

Seules trois tables étaient encore libres quand Anna entra dans le restaurant. Elle murmura des « bonjours » à tous les clients qui croisaient son regard alors qu'elle marchait vers la cuisine. Parfois, elle s'arrêtait quand on la reconnaissait. Il s'agissait de personnes dans la quarantaine qui aimaient lui dire qu'ils fréquentaient le restaurant de ses parents depuis une dizaine d'année déjà et qu'ils l'avaient connue alors qu'elle ne pouvait pas aligner deux pas sans tomber au sol. Dans ces situations, Anna ne savait jamais réellement quoi faire parce que sa mémoire lui faisait défaut : il lui était impossible de mettre un prénom à ces visages souriants qui lui répétaient tous la même chose. Alors elle souriait, hochait la tête et offrait les réponses qu'ils voulaient entendre :

« Oui, tout se passe bien au lycée. »

« Oui, le restaurant marche bien. »

Et le plus souvent : « Oui, Alex étudie toujours la médecine. »

Il lui fallut près de dix minutes avant d'atteindre l'arrière du restaurant, là où se trouvait la caisse et l'accès aux cuisines. Elle posa son sac à côté du réfrigérateur et poussa la porte battante après avoir vérifié que personne ne s'apprêtait à sortir des plats à la main – elle avait déjà fait l'erreur une fois et s'était retrouvée à nettoyer le sol des nouilles aux crevettes sautées pendant que son père lui faisait la morale.L'odeur des plats préparés sur le feu lui sauta immédiatement au nez. Elle reconnut le piquant du poulet au curry, la douceur du bœuf aux oignons et champignons. Au grésillement qui chatouillait ses oreilles, elle devina que son père avait plongé des aliments dans la friteuse. Le portable à la main, elle attendit entre l'un des grands frigo et un poste de plonge que sa mère arrive. Elle remarqua que Rachel lui avait envoyé plusieurs messages. Son pouce survola les notifications mais elle ne trouva pas la force de cliquer. Une certaine rancœur avait pris place dans le creux de son estomac et ne demandait qu'à jaillir de son corps. Il y avait cependant cette voix dans son esprit lui disait qu'elle avait causé tout cela, qu'elle aurait dû être plus directe. Mais comment parler à sa meilleure amie de ces maux qui la rongeaient ? Lui dire qu'il lui arrivait de se réveiller et se maudire d'avoir ouvert les yeux ?

— Còn về rồi.

Anna sursauta et glissa son portable dans la poche de sa veste. Sa mère se trouvait devant elle, une pile d'assiettes sales dans les mains. L'adolescente fit un pas sur le côté pour qu'elle puisse les poser au fond de l'évier.

— Prends de l'argent et va t'acheter à manger. Có nhiều khách.

Surprise, Anna cligna plusieurs fois des yeux. Avant qu'elle ne puisse répondre, sa mère attrapa quatre assiettes prêtes à être servies – deux dans les paumes de ses mains et deux en équilibre sur ses poignets – et quitta la cuisine. Anna sentit un vague soulagement traverser son corps : sa mère était trop occupée avec toute la clientèle pour s'interroger sur la rougeur de ses yeux, sur ses mains qu'elle n'arrivait pas à laisser à un seul endroit.Pour elle, sa mère n'avait rien deviné.

Pas encore.

Anna poussa la porte battante et passa derrière le comptoir. Elle glissa son sac sur son dos avant d'ouvrir le tiroir qui se trouvait sous la caisse pour prendre un billet et quelques pièces. Avant que sa mère ne puisse l'arrêter, elle quitta le restaurant.

***

Il eut un temps – un court temps – où Anna avait aimé être seule chez elle. Un sentiment de tranquillité et de liberté habitait son corps à chaque fois qu'elle poussait la porte et voyait que les clés de ses parents ne se trouvaient pas sur le meuble de l'entrée. Elle savait qu'elle pouvait passer des heures le nez plongé dans son carnet à croquis ; que ses doigts pouvaient être tachés de peinture sans que sa mère lui dise de courir les laver avant de salir les draps et les meubles. Mais comme si elle avait ouvert la boîte de Pandore en se rendant à l'infirmerie, le silence qui l'accueillit quand elle passa le seuil de la porte de cette maison qu'elle connaissait tant lui sembla oppressant. Le panini qu'elle avait commandé au snack au coin de la rue pendait lourdement au bout de sa main. Elle avait perdu tout appétit.

Anna eut à peine le temps de se déchausser que son portable vibra quatre fois dans sa poche.

@notrachelgreen : [vous a envoyé une photo]

@notrachelgreen : [vous a envoyé une photo]

@notrachelgreen : un ou deux ?

@notrachelgreen : d'ailleurs, tu viens ?

Elle fixa l'écran du regard, cherchant pourquoi ces quatre messages créaient un fort sentiment de gêne dans son esprit. Ses yeux parcoururent les quelques mots à plusieurs reprises comme si la réponse allait apparaître entre les mots de Rachel. Son doigt glissa finalement sur le premier message et la photo d'une robe bordeaux avec des manches longues et transparente apparut. La deuxième photo montrait un pull vert olive où l'image d'un ange dont il manquait une aile était brodée et un pantalon blanc en velours.

Si Anna ne savait pas que la soirée se passait chez Lu, elle aurait eu l'impression qu'il s'agissait de deux tenues pour deux soirées aux codes vestimentaires très différents.

@annartsy : la tenue avec le pull et le pantalon

@annartsy : il fait frais encore pour une robe

@annartsy : d'ailleurs tu l'as acheté où le pull ?

Rachel lui répondit immédiatement. 

@notrachelgreen : les collants ça existent

@annartsy : tu vas te plaindre de les avoir troués

@notrachelgreen : c'est vrai

@notrachelgreen : du coup tu viens ?

Ses yeux ne quittèrent pas le dernier message. Elle comprit enfin ce qui la dérangeait tant dans cet échange : Rachel ne mentionnait pas ce qu'il s'était passé entre elles. Comme si leur échange n'avait jamais existé, comme s'il ne méritait pas d'être cité.

Anna se sentit insignifiante aux yeux de la personne qui aurait normalement dû se soucier d'elle. Et si elle savait qu'elle aurait dû lui souligner son mal être, elle n'en fit rien. À la place, elle rédigea un autre message.

@annartsy : peux pas venir

@annartsy : je dois aider mes parents au restau

Rachel ne répondit pas.

***

Anna était sur son ordinateur quand sa mère entra dans sa chambre. 

— Tu vas voir ông ngoại ce samedi, dit-elle sans détour.Ses doigts s'arrêtèrent sur son clavier et elle fit tourner sa chaise pour faire face à sa mère. Celle-ci la regardait sans un mot, ses yeux ne la quittèrent pas. Le silence s'allongea sans qu'Anna ne comprenne si elle était celle qui devait dire quelque chose ou non.

— Toute seule ? Tu viens pas ? finit par dire Anna.

L'idée de rendre visite à son grand-père ne la dérangeait pas. Ce qui l'inquiétait cependant était d'aller le voir seule, sans un parent pour l'aider à communiquer avec lui. En temps normal, sa mère l'accompagnait, se chargeant de mener les conversations pendant qu'elle s'allongeait sur le canapé en attendant que le temps passe. Parfois, quand elle en trouvait le courage, elle allait s'asseoir avec eux pour les écouter discuter de tout et de rien. Dans ces moments, Anna ne parlait que très rarement et se contentait de hocher la tête. Elle ne trouvait jamais la force d'insérer les quelques phrases vietnamiennes qu'elle connaissait à une conversation qu'elle pouvait parfaitement comprendre.

— Ông ngoại a besoin d'aide pour ranger une pièce, continua sa mère sans répondre à sa question.

— Et si tu viens... ça ira plus vite.

— Je vais chercher ta sœur à la gare. Pas le temps pour venir avec toi.

Anna sentit le temps s'arrêter autour d'elle : le vent ne souffla plus derrière sa fenêtre ; les aiguilles de l'horloge fixée au-dessus de sa commode s'immobilisèrent et les perles de sueur sur ses tempes se figèrent. Elle se mordit l'intérieur de la joue pour que ses pensées ne se dessinent pas sur son visage.

Il était rare pour Alex de revenir à cause de « ses études qui lui prenaient beaucoup de temps » comme elle aimait le répéter au téléphone. Elle avait pris l'habitude de rentrer à la maison seulement pour les fêtes : Noël, le Nouvel An, le Têt. Ces fêtes étaient passées depuis un bon mois déjà. Il n'existait aucune raison qui la poussait à revenir si tôt. Un autre scénario émergea cependant dans son esprit. Le timing de ce retour semblait trop parfait : son passage à l'infirmerie, tout ce qu'elle avait raconté à Madame Mathieu à propos de son sentiment de solitude depuis le départ de sa sœur et le soudain retour de cette dernière.

L'infirmière avait-elle appelé sa mère pour lui dire de faire rentrer Alex en urgence ? Était-ce seulement possible et autorisé ?

Anna ne voulait pas l'accepter. Elle avait besoin de croire qu'il s'agissait d'une simple coïncidence.

— Et pourquoi elle rentre ? dit Anna le plus nonchalamment possible.

— Ta sœur rentre quand elle veut.

— Je sais. Mais c'est bizarre qu'elle rentre maintenant alors qu'elle était là y a même pas deux mois.

Le ton de sa voix n'était pas aussi léger qu'elle l'aurait aimé. Elle pouvait sentir les mots s'accrocher à sa gorge, les sons rouler difficilement sur sa langue. Si sa mère le remarqua, elle ne le montra pas. Son visage était particulièrement difficile à lire : il était fermé, impassible. Anna n'arrivait pas à y trouver les réponses qu'elle cherchait.

« Peut-être », murmura une voix dans son esprit, « qu'elle sait déjà tout. » Peut-être qu'elle la sondait comme elle était en train de le faire, cherchant ce qui n'allait pas chez elle après avoir entendu de l'infirmière tout ce qui lui avait été raconté. N'était-ce finalement pas une bonne chose ? Si elle savait déjà tout, Anna n'aurait pas besoin d'avoir la discussion avec elle – elle n'aurait pas à lui dire que vivre lui était douloureux, qu'elle n'y voyait aucun intérêt. Mais si elle était au courant, pourquoi ne disait-elle rien ? Anna connaissait sa mère : elle n'était pas du genre à garder les discussions importantes pour plus tard, surtout quand cela concernait ses deux filles.

Au-delà des sujets importants, sa mère aimait dire toutes les choses qui lui passaient par la tête. Parfois, elle venait dans sa chambre pour s'asseoir sur son lit et lui raconter sa journée. Tous les détails y passaient : de l'ouverture du restaurant pour le service du midi jusqu'aux coups de serpillère dans la cuisine avant de fermer boutique une fois minuit passée. Ses journées étaient redondantes mais jamais elle ne le laissait transparaitre quand elle lui parlait. En retour, Anna marmonnait quelques mots sur ses journées au lycée : elle parlait de Rachel, de ses professeurs et quand elle y pensait, de ce qu'elle avait pu manger au réfectoire. Il s'agissait de conversations banales mais qui semblaient rendre sa mère heureuse.

Mais Anna savait que cette complicité avait des limites, qu'il existait des sujets qu'elle ne pouvait (voulait) pas aborder avec elle. Peut-être était-ce pour cela que sa mère ne disait rien : peut-être se disait-elle que si le sujet n'était pas abordé, celui-ci n'existait pas. Le problème n'avait pas eu le temps de naître dans leur bouche qu'il était déjà étouffé. Tout était plus compliqué quand Anna même n'osait pas mettre des mots sur ce qu'elle ressentait :

Ce sentiment, ce désespoir, cette envie de mourir. Anna savait qu'il existait un mot pour le désigner. Elle bloquait cependant toute trace de celui-ci, l'enfermant dans un recoin si petit et si sombre de son esprit qu'elle était capable de se convaincre de son absence. Mais elle ne faisait pas cela pour son bien. Elle le faisait pour sa mère. Pour ses parents. 

— Samedi, tu y vas, O.K ? reprit sa mère.

— D'accord, samedi, répéta Anna.

— Tối nay con ăn gì ? Cette question détendit son corps, comme si elle avait balayé toutes ses inquiétudes d'un revers de la main. Il s'agissait d'une question si banale – lui demander ce qu'elle comptait manger au diner – qu'Anna eut l'impression que tout était normal. Qu'à aucun moment, sa mère ne se doutait de ce qui se tramait dans son esprit. 

— Mì gói avec chả lụa, répondit-elle avec un sourire.

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