Chapitre 2

[Le smoothie était super bon : il y a des erreurs heureuses ! Alors comme ça, tu t'appelles Sophie ?]

En découvrant ce message après avoir raccroché mon tablier de serveuse, je me suis senti rosir. J'ai tapé ma réponse alors que je marchais vers la bouche de métro la plus proche :

[C'est ça ! Et toi, tu es Octave, donc, si tu ne m'as pas raconté n'importe quoi en passant ta commande.]

J'avais décidé de le tutoyer : j'avais été intimidée au Fruits & Coffee, mais je voulais changer de posture pour flirter avec lui. Être une femme d'elle ! Plus difficile à dire qu'à faire, mais c'est ce que me conseillait toujours Anne, ma sœur, et je lui faisais confiance. En plus, cela avait l'air de plutôt bien lui réussir auprès de ses conquêtes.

La réponse d'Octave ne s'est pas fait attendre.

[Je n'ai pas raconté n'importe quoi : je m'appelle bien Octave.]

Un instant plus tard, mon portable a vibré à nouveau, me délivrant un second sms :

[Ça arrive souvent, les gens qui donnent un faux prénom ?]

[Difficile à dire : je ne connais pas leur identité réelle... Mais quand j'entends ce que m'annoncent certains... J'ai de sérieux doutes. Ou alors, il y a vraiment des parents qui veulent pourrir la vie de leur gamin dès la naissance.]

[Pas cool.]

J'ai froncé les sourcils. Juste deux mots ? Avais-je déjà ennuyé Octave ? J'ai relu mon message précédent. C'est vrai qu'il était un peu longuet...

Je me disais déjà que notre flirt avait tourné court à cause de ma platitude, quand j'ai reçu :

[Et sinon, tu fais quoi dans la vie Sophie ? Quand tu ne travailles pas dans ce café ?]

Soulagée, j'ai cette fois pesé mes mots en tapant :

[J'ai vingt ans, je suis en double licence philo/allemand à la Sorbonne. Et toi ?]

[Je bosse dans la com', j'ai vingt-sept ans.]

D'où les cheveux bleus. Pour assumer un choix aussi original au bureau, il fallait faire un métier créatif. Du moins, c'est ce que j'imaginais. Personnellement, c'est une carrière qui ne m'attirait pas vraiment. La communication, les publicités affichées sur tous les arrêts de bus ou dans les stations de métro et polluant mon fil d'actualités sur les réseaux sociaux avaient plutôt tendance à m'exaspérer. Mais pour Octave, j'étais prête à faire l'effort de m'intéresser à son domaine de compétence.

[Oh, ça a l'air cool !]

[Ça l'est, j'adore mon travail ! Et toi, tes études ?]

[Ça va, c'est sympa !]

Je ne voulais pas avoir l'air d'une intello, ni d'une fille blasée. Entrer dans des précisions superflues aurait sûrement fait fuir Octave. J'avais bien conscience que ma passion pour les philosophes humanistes était à évoquer après une dizaine de rendez-vous au moins.

Toutefois, il fallait que je relance la conversation si je ne voulais pas qu'elle s'éteigne.

[Tu quand tu n'es pas au boulot ?]

Cette fois, Octave ne m'a pas répondu immédiatement. J'ai eu le temps de sortir du métro et de marcher jusqu'à mon immeuble avant de recevoir :

[Rien de bien exceptionnel. La musique, le cinéma, les voyages, comme tout le monde ! À part la barbe bleue, je ne suis pas très marquant. Et toi ?]

[Je fais de la flûte traversière. À part ça, idem, musique, cinéma, voyages... Pourquoi ce choix de couleur de cheveux, sinon ?]

Ma tentative de relancer la conversation par une question plus personnelle a été couronnée de succès. J'ai souri en découvrant la longue réponse d'Octave :

[J'aime bien l'idée d'être différent. La plupart des gens se comportent comme des moutons, surtout en matière d'apparence physique. Ils suivent bêtement la mode. . Alors que dès qu'on fait un pas de côté... On attire tous les regards, naturellement, et cela permet de marquer son indépendance d'esprit. J'aime ça.]

C'était beau, ce qu'il disait là. J'avais envie d'affirmer que je pensais comme lui, mais cela aurait été hypocrite. En matière de vêtements, je ne me permettais aucune originalité. J'avais trop peur d'être remarquée, justement. Qu'on se moque de moi, que je sois regardée de travers... Alors j'ai juste dit :

[C'est courageux. Cela dit, je pense que tu sortirais du lot même sans ça.]

Voilà, je m'étais jetée à l'eau. En rougissant, mais tout de même. Anne aurait été fière de moi.

Mes joues se sont empourprées davantage lorsque Octave m'a envoyé :

[Toi aussi, tu sors du lot !]

Puis, quelques secondes plus tard :

[Je suis désolé, j'ai un truc à faire, je dois te laisser. Est-ce que tu serais disponible demain pour qu'on se revoie ?]

Demain ? Dès demain ? Mon cœur a battu plus vite.

À vrai dire, il n'y avait pas vraiment de trou dans mon emploi du temps le lendemain. J'avais pas mal d'heures de cours, et j'avais à la base l'intention de bosser entre deux, ce que je ne pouvais pas faire le mercredi après-midi. Mais je pouvais bien trouver de la place quelque part... J'ai proposé :

[17 h, ça te va ?]

[Parfait ! RDV Châtelet ?]

[OK, à demain !]

J'ai dégluti. Octave aimait que les choses aillent vite, apparemment. Est-ce que cela me plaisait ? Je n'arrivais pas à le déterminer avec certitude, perdue entre appréhension et excitation...

***

Le lendemain, après mes cours, j'ai filé à mon appartement pour me changer en vue de notre rendez-vous. J'avais une petite idée des tenues qui plaisaient aux hommes, notamment grâce aux deux relations sérieuses que j'avais déjà eues. J'étais restée près d'un an et demi avec Lucas, mon copain de lycée. Nous nous étions mis ensemble à la fin de la première : nous nous entendions bien et, poussée par mes amies et ma sœur, j'avais manœuvré plusieurs semaines pour me rapprocher de lui. Nous avions rompu d'un commun accord après quelques mois à l'université : il était resté dans notre ville d'origine, j'étais partie à Paris. Nous nous étions éloignés en nous rendant compte que le monde était plus vaste que le lycée qui était jusque-là notre univers.

Après ça, j'avais rencontré Benoît en mars suivant, lors d'une soirée étudiante. Il était drôle, beau et intelligent : l'alcool aidant, il ne nous avait fallu que quelques heures pour nous embrasser, puis finir la nuit chez lui. D'autres ont rapidement suivi. Avec lui, j'ai passé énormément de bons moments. Les choses ont commencé à se dégrader entre nous lorsque j'ai compris qu'il ne voyait pas au-delà de cela. Que notre relation restait superficielle, et avait peu de chances d'évoluer .

À la rentrée de deuxième année de licence, nous n'étions plus ensemble.

Après Benoît, j'ai papillonné, sans m'enthousiasmer vraiment pour aucun homme. Mais j'ai perfectionné ma technique pour maximiser mes chances de les attirer. Maquillage, coiffure, vêtements... Je me suis éloignée de l'adolescente encore un peu pataude que j'étais en arrivant à Paris. Pas de beaucoup, cependant. Il me restait encore pas mal de confiance en moi à acquérir. Et de toute façon, je n'avais pas tant d'occasions que ça de sortir et de me faire belle... Depuis que je travaillais au Fruits & Coffee et que mon emploi du temps s'était rempli, elles étaient d'ailleurs encore plus rares.

Mais ce jeudi-là, j'avais l'impression que tout ce que j'avais cru apprendre jusque-là sur l'art de la séduction ne me servirait à rien face à Octave. Il ne me paraissait pas sensible aux mêmes attraits que les hommes avec lesquels j'étais déjà sortie. D'habitude, je misais sur la simplicité et une sobre élégance pour être sûre de ne pas faire de faux pas. J Comme lui avec ses cheveux et sa barbe bleue. Cependant, toutes les idées de looks qui me venaient à l'esprit pour avoir l'air différente m'auraient fait ressembler à une hippie. Or, Octave ne semblait pas appartenir à cette catégorie. Je me rappelais qu'au café, il portait une chemise et un pantalon de costume...

J'ai finalement opté pour une robe violette et un gilet doré, en me disant que les couleurs vives suffiraient à me démarquer. Puis j'ai couru à Châtelet : je crois que le rouge de mes joues s'est ajouté durant le trajet au camaïeu que je portais...

Quand je suis arrivée au point de rendez-vous, Octave était bien là : c'est bête, mais j'en avais douté. Alors que je m'approchais de lui, j'ai vu son regard s'attarder sur mes vêtements. Il a souri en les découvrant.

— On se promène sur les quais ? m'a-t-il proposé. Il fait encore beau, il faut en profiter avant l'hiver !

J'ai acquiescé, heureuse. J'aime la Seine, et les rivières de manière générale. Et cette proposition me semblait différente pour un premier rendez-vous des « verres » auxquels on m'invitait d'habitude, et que j'appréciais peu depuis que j'étais moi-même serveuse : je préférais fuir les cafés autant que possible durant mon temps libre...

Nous avons ainsi marché, et discuté en passant devant Notre-Dame, l'île Saint-Louis, l'Institut du Monde Arabe... Nous avons parlé de notre dernier voyage à chacun (Barcelone pour lui, Montpellier pour moi), de nos lectures du moment (Le Lys dans la Vallée pour lui ; pour moi, je ne m'en souviens plus), de son travail (il aimait son côté créatif ainsi que le fait d'être en freelance, ce qui lui permettait d'avoir des horaires souples et de ne pas passer sa semaine au bureau), de ce que nous souhaitions voir au cinéma dans les prochains mois... Il a évoqué à plusieurs reprises Henry, son meilleur ami depuis le collège, dont l'opinion semblait avoir une grande importance pour lui et avec qui il avait apparemment une relation très forte ; en retour, j'ai un peu parlé de ma sœur Anne, de ma colocataire Coralie, des copines que je m'étais faites à la fac...

Sur tous les sujets, Octave était pertinent, intelligent, captivant. Fascinant. Il avait des phrases percutantes et pleines de profondeur, qui me laissaient songeuses, mais il prenait également le temps de m'écouter, longuement. C'était là sa principale qualité : je me sentais importante dès que j'ouvrais la bouche. Et quand il me répondait, il était flatteur, avec suffisamment de délicatesse toutefois pour que je ne me sente pas mal à l'aise. « C'est un bon choix, le choix de quelqu'un qui a du goût », me disait-il par exemple. Ou encore « Cela faisait longtemps que je n'avais pas rencontré quelqu'un qui pense cela ». Ce genre de phrases agréables à entendre.

Avec lui, la conversation coulait simplement. Et je sentais mon cœur se laisser porter par le courant.

Après quelque temps, fatigués de marcher, nous nous sommes assis dans l'herbe d'un parc aménagé au bord de l'eau. J'avais un peu froid, mais je n'ai rien dit pour ne pas briser la complicité ténue qui commençait à s'établir entre nous. Je ne connaissais Octave que depuis la veille, mais je me disais déjà que je nous voyais bien ensemble. Que je voulais avoir tous les jours de telles discussions Je commençais même à apprécier sa barbe bleue qui m'avait tant perturbée au Fruits & Coffee, et qui me semblait désormais faire partie intégrante du spécimen masculin idéal que j'avais à mes côtés.

Octave a dû sentir que mon esprit divaguait loin des propos qu'il était en train de tenir. Est-ce mon regard lumineux posé sur lui qui m'a trahie ? En tout cas, il ne s'est pas offusqué de mon manque soudain d'attention pour ce qu'il disait. Il l'a pris pour ce qu'il était : une invitation à passer au-delà des mots. Alors il s'est tout simplement tu, et m'a embrassée.

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