Ce gros de nous, dix ans plus tard

                        Holy










Existe-t-il autre beauté en ce monde qui puisse autant m’émouvoir que la sienne ? Dix ans, et la réponse est la même : toujours pas. À mes yeux il est à la fois l’absolu, et éternellement l’infini.

Sur lui, même le temps échoue. Sous cette chemise aussi noire que les tatouages sur sa peau, ses mocassins ou même son pantalon de smoking, se soulève un torse de la forme d’une pyramide inversée, dont la robustesse n’a pas fini de me rendre accro. C’est incroyable comme son allure athlétique avec le temps, est de plus en plus addictive… Oh, et si ce n’était que ça ! Tous les deux savons qu’il est question de plus, bien plus… Sinclair est mon addiction, le feu de mes passions… et ça n’a rien à voir avec le fait que physiquement, il soit si éloigné de l’imperfection. Moi pour cet homme je traverserai à nouveau l’enfer, et même après mille brûlures, je recommencerais.

Hier encore c’était l’été, sa peau s’en souvient encore… Du pourpre sur sa pâleur, et au sommet : deux cristaux d’un bleu-gris céleste, éblouissant, hypnotique, entre ses prunelles. Oh les divines ! Dieu sait qu’elles sont fameuses, celles d’où provient… ce regard intense en train de me crucifier autant qu’il me chérit… Plongé dans l’incompréhension et l’inquiétude, il les incarne pourtant à la perfection. Il est surtout la perfection.

La gorge nouée d’émotion, et le corps ébranlé par les bourrasques sauvages du désir, je consomme ma énième défaite… Démunie ! Il me désarme. Je tombe… Il y a une dizaine d’années de cela, je tombais amoureuse. Aujourd’hui je tombe à genou, en adoration je tombe, corps et âme je m’effondre, dévouée à ce mâle… Lui mon graal, mon mal… Et n’a suffi que d’un seul regard…

Sinclair…

Un jour dans cette église, ce regard j’ai croisé, et rien n’a plus jamais été pareil. Un jour il m’a souri, et sur ma tête le ciel s’est ouvert. Un jour ce regard m’a couvert, et à partir de là, ni la tempête, la pluie ou même la neige, n’ont plus jamais eu les mêmes effets. Un jour à mon cœur ce regard a parlé, et c’est alors qu’au monde entier j’ai su m’opposer.

Sinclair…

Cet homme je l’aime d’une passion qui chaque jour me dépasse un peu plus. Mon début, ma fin ; c’est celui par qui jamais ne tarie cette chose vorace en moi, prompt à me tordre le ventre, à lever mon sang et à terrasser mon cœur… Ma faim, il la créé et l’entretient.  À la vie, à la mort. Pour toujours, nous sommes-nous promis devant le seigneur lui-même. Cet anneau le confirme, lui et moi c’est sacré… Il paraît que les hommes, c’est comme du bon vin, c’est meilleur avec le temps. En regardant mon époux, impossible d’en douter.
Mais Sinclair est aussi la tristesse dans mes yeux, la balafre sur mon cœur.

Et ce n’est pas sans regrets ni difficultés que je me détourne de son regard. Ces orbes spectaculaires, les siens, sur moi je les désire avec la même force qui m’incite à les honnir. Indépendamment de lui (juste un peu quand-même, soyons clairs), quelques-uns de mes espoirs et remparts, se brisent. Et ce, en seul regard seulement…

–– Tu veux en parler ?

Auras-tu le temps de m’écouter ? La réponse je la connais, alors autant mieux gagner du temps… Le laisser respirer, c’est bien ce qu’il m’a demandé, voilà cinq années aujourd’hui, et depuis j’ai appris à me débrouiller.


–– De quoi ?


Ignorer. Faire l’autruche. Qui s’assemble se ressemble ––ou finit par le faire, parce qu’on dit bien « montre-moi tes amis, et je te dirais qui tu es », non ? Eh bien, c’est pareil avec l’homme ou la femme qu’on choisit pour compagnon. Du reste, c’est un ami alors… Je, il, nous n’y avons pas échappé ; je l’aime trop pour ne pas vouloir lui ressembler ; et d’après les autres, c’est vice-versa. Du coup, je suis devenue l’autruche un peu taciturne, et lui, légèrement plaisantin et de mauvaise foi…

Alors ignorer pour garder un semblant de normalité, je le fais mieux que personne désormais. Tout a commencé à ma première visite en prison… Ou peut-être avant, lorsque la sentence tombait, quand j’ai dû réaliser malgré moi, combien il était enfantin de croire en tout, même si la contradiction veut que je continue de croire en lui, plus qu’en personne ––et surtout pas en moi-même.

D’une rare violence, tout cela a été… le lit vide tous les matins, chaque nuit, quelques heures à passer ensemble tous les trente jours… ça été d’une rare violence. De celles qui traumatisent à vie, mais je devais garder la face. Il le voulait, il fallait tenir. Malgré la douleur, peu importe le manque… rester au-delà de cette réalité qui m’avait fauché : rien ne nous appartient, rien ne nous est donné ; et Sinclair, qu’importe le jour et l’heure, peut me quitter…

Et cette peur, j’ai dû la couver. Je la couve encore… Pour être plus juste, cette peur m’accompagne depuis le décès d’oncle Aaron à la supérette. De cet épisode, viennent toutes mes paralysies et complexes. La peur de m’ouvrir, ce refus d’accepter les autres dans mon monde… Elle me préservait de l’extérieur, alors qu’aujourd’hui, c’est mon monde qu’elle brise. Sinclair, mon monde…

Sa sortie de prison m’a tout aussi bouleversée. C’est comme avec l’arrêt cardiaque, autant un trop plein de bonheur que de malheur, est en mesure de le provoquer. Et comme pour toute chose avec Sinclair, je ne suis jamais préparée. Je n’étais déjà pas prête pour son entrée dans ma vie, le reste n’est qu’une suite logique…

Enfin bref, il est revenu. Le même en quelque sorte ; avec les mêmes manies ––les bonnes comme les mauvaises––, mais en plus exacerbées : plus tatoué, plus féroce, plus musclé, plus beau aussi ; silencieux à en faire pâlir la terre elle-même ; plus friand de liberté qu’un oiseau migrateur, alors qu’à côté de ça, il le jurait, il me voulait plus que tout. Et donc il est devenu plus jaloux aussi, possessif même. J’aimais ça… Il ne m’avait pas oublié, je restais le centre son univers malgré tout. Il m’aimait encore, et il m’a épousé selon sa foi, qui est quelque peu devenue la mienne… Il leur a dit à tous que j’étais sienne, qu’il a appris l’amour à travers mes yeux, qu’il me voit en chaque existence, qu’il me chérirait jusqu’à sa mort… que je suis son alter égo.

Certains jours je me dis qu’il était plus question de m’emprisonner qu’autre chose. Qu’il s’agissait plus de calmer ses peurs à lui ; mais ça revient au même, il m’aime, je le sais, et c’est tout ce qui compte. Et puis mes propres frayeurs, il les apaisait aussi. Et puis, tout était consenti. Et puis malgré certains jours inconfortables, je n’ai jamais voulu être ailleurs qu’ici. J’ai seulement dû apprendre ––toujours sous la torture–– qu’aussi présent a-t-il juré d’être, il ne le pouvait pas en réalité. Pas comme je le voulais, pas comme je l’espérais, bien qu’il demeure le seul pour qui mon cœur cède. En gros, j’ai dû arrêter de rêver, et ce, alors que la lune miel n’était pas encore terminée.

Nous l’avions passée au Tibet, et ce jour-là, le troisième après notre arrivée, nous avions programmé une randonnée vers le lac Yamdrock-Tso, ce lac aussi sacré que venait à peine de devenir notre histoire. À ce jour j’aime toujours autant, toutes ces choses avec une connotation divine ; j’ai l’impression de nous y voir. Et pour revenir à la fameuse lune de miel, il n’y a jusqu’à présent pas eu de rupture plus grande en moi. Je crois ne jamais avoir pris de décision aussi rapidement. Disons qu’elle s’est plus imposée qu’il ne l’a fait lui, en soupirant « Laisse-moi respirer Holy », lorsque je lui ai demandé « Où étais-tu Sinclair ? Je t’ai attendu, j’étais inquiète. Tu as oublié notre balade ? ».

J’étais agitée, à la limite des larmes et de l’explosion volcanique ; il m’avait laissé tomber, seule à l’attendre toute la journée ; et peut-être l’avais-je exaspéré, je n’en sais rien ––il était si calme, difficile d’imaginer que c’était des paroles en l’air… Je sais juste à quel point j’ai eu mal au cœur, que ses paroles ont retentit dans mon esprit avec la cruauté d’un katana ; et qu’au moment où j’ai voulu regimber, je me suis souvenu que mes pleurs le rendent malade. Il me l’avait dit quelques années avant… toujours au cours de cette première visite. Alors je n’ai pas pleuré… et depuis j’apprends à le laisser respirer.

C’est à ne pas confondre : je l’aime. Je ne sais pas faire autrement, l’envie n’y ai par ailleurs pas. Aussi sur la distance j’ai misé, pour atténuer les souffrances dû à nos différences…

Sauf qu’aujourd’hui cet écart détruit mon monde… Sinclair, mon monde.

Je le vois bien aux tergiversations dans ses mouvements, à la petite mine triste sur sa bouille d’ange déchu, dont les traits tranchants sont d’autant plus visibles, depuis qu’il se coupe les cheveux très courts. Je le vois également à la grimace frénétique sur ses lèvres qu’il rentre et sort par intermittence. Il a peur, il est dévasté, il ne sait plus m’approcher. Il est parti trop, très longtemps. Dans mes tranchées, loin dans leurs profondeurs, il m’a laissé me replier. Et aujourd’hui, je n’ai aucune idée de comment revenir. Il me cherche, il me cherche pourtant…


–– Tu es divines, tu sais ?


Si seulement c’était vrai… Avec ces kilos qui tardent à s’en aller, je ne me sens pas belle. Je n’aspire pas à être mince, mais c’est à peine si on ne me qualifie pas d’obèse. Je me sens peser lourd, c’est inconfortable. Mais j’ai trente-trois ans, et ce n’est plus aussi facile de perdre du poids. Est-ce que je regrette ? Pas du tout. Toute cette vanité est encombrante ; et il n’y a pas eu plus grand espoir que mes enfants dans ma vie ces dernières années. Seulement il faut se montrer ; ma nouvelle campagne de publicité commence bientôt et d’après mon équipe de marketing, mon statut de mère, épouse et femme à succès, fait de moi le mannequin idéal. J’ai peur d’être jugée ––encore–– par ces inconnus… mes proches le font suffisamment déjà.

Ah ! Comme je salue le courage de Dove et Lara dont le salaire vient essentiellement de cet exercice stressant. Comme je tombe chaque jour un peu plus d’admiration devant le caractère résiliant de ma chère Danaé, face à toute cette négativité qui vient aussi avec la célébrité.

Ça non plus, je ne dis pas à Sinclair. J’ai peur d’être suffocante, il semble si occupé avec ses affaires, et puis il m’a demandé de l’air… Je souris juste, je suis réellement touchée néanmoins. Tout geste tendre venant de mon mari est bon à me réchauffer le corps. Et puis, il y a longtemps que j’ai vaincu la mort… Je le tiens du révérend Frankfort (le brave homme, que devant lui s’ouvrent les portes de ce paradis qu’il espérait tant !), « la mort, c’est en aimant en toute probité, en toute humilité et sans réserve qu’on l’écrase. Parce que semblable à la beauté, l’amour se suffit à lui-même ; il reste en vie, immuable et éternel malgré les intempéries, les cataclysmes et même l’apocalypse… De lui naît, naîtra et renaîtra toujours tout le reste. »

Il avait bien raison : c’est dur d’aimer. C’est cruel de s’oublier. C’est humiliant de supplier. C’est harassant de donner, de se courber, de se mutiler… de se donner. C’est miraculeux, se montrer en toute sincérité…


–– Merci.


Et sur un pas chaloupé je marche vers lui, tombe dans ses bras dont je ne profite pas assez avec ses voyages qui se multiplient… Si ce n’était que ça ! Lui et moi n’avons pas eu d’intimité depuis mon dernier accouchement, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. J’ai eu très mal la dernière fois, à la première tentative. Elle s’est pourtant fait un mois après l’accouchement, Sinclair ayant pris en compte le choc émotionnel ressenti devant le corps muet et inerte de notre Raymond adoré. À la naissance d’Awera, dès le lendemain nous étions l’un dans l’autre, sous la douches de la maternité… ça a donc été très désagréable pour tous les deux de voir mon corps réagir autrement cette fois. Même quand il était en prison nous faisions l’amour toutes les fins de mois ; là nous en sommes à cinq, et toujours rien.

Ses regards soulignent de plus en plus son impatience, plissés d’une intensité mordante comme un coup de martinet contre la chair nue. Ses mains quémandeuses à mon contact je le sais, tentent aussi de se faire rassurantes ––il me désire, je suis parfaite à ses yeux. Pourtant il ne réussit que tout l’inverse. Je culpabilise, l’inconfort grossit, je stresse doublement de ne pouvoir être, pour une raison encore obscure, une bonne épouse.


–– Tu es la plus belle femme au monde, ne l’oublie jamais.


Ça ne m’intéresse plus de l’être. À côté, je préfèrerais être son appui. C’est le cas de le dire, c’est tout juste si elle ne me manque pas cette époque où j’étais sa carte de jeu… J’étais plus que ça, plus qu’une jolie femme ; j’étais son but, l’objet de sa survie… Je ne suis plus qu’une belle part de gâteau à croquer. Pour combien de temps ? Il dit pour toujours, mais personne n’avale des friandises toute sa vie, et encore moins très souvent ; ce serait l’obésité, les caries, la boulimie partout, à coups sûrs.

Mais ses caresses dans mon dos sont si douces ; son corps si chaud et douillet, bien que tout le désigne beaucoup plus menaçant que beau, est pour moi un repère d’endomorphines. De quoi faire taire toutes mes angoisses. La tête contre sa poitrine, j’entends son cœur battre : je n’exulte autant sur aucune autre musique d’amour, et pourtant John Legend sait jouer de ma corde sensible.

Tu me manques Sinclair. Tu me manques, si tu savais…

Je sens son corps se détendre, mes paupières se rabattent.


–– Dommage qu’il faille aller travailler. Je voudrais tellement pouvoir rester là, comme ça.


Le travail est un prétexte, nous le savons tous les deux, mais ça nous arrange bien. Pour se guetter, il est mieux d’être éloignés. Ça marche comme ça, et pas autrement. Collés ainsi, est opportun pour qui souhaitent se regarder. Or, lui et moi, nous ne sommes pas prêts.


–– Moi aussi…


Là-dessus, un cri plaintif s’élève de l’autre côté du mur, près des grands rideaux beiges en velours. Ray rentre en scène, ce qui rare à cette heure. J’accoure alors, au détriment de mon époux qui souffle de frustration.


–– Qu’est-ce qu’il y a mon amour ? Hein ? Ne t’en fais pas, maman est là.


Couche sèche, température au beau fixe, il n’y a rien. Certainement un cauchemar. Sa moue vexée et ses sourcils froncés ne tardent pas à me le confirmer. Il ne se réveille pas, mais je reste un moment à ses côtés à lui caresser la tête, juste au cas où… Quoiqu’on en dise, ce n’est jamais vraiment une corvée. Malgré les douleurs, le corps qui s’essouffle, les jours difficiles, les nuits d’angoisses, je n’ai pas trouvé plus utile, plus gratifiante, plus objective comme mission que celle de porter et de veiller sur mes enfants.

Sentir qu’ils ont besoin de moi, il n’y a pas de récompense plus chère à mon cœur.


–– Rien de grave, je crois qu’il a juste…


La pièce est vide, il est parti.
Non sans soupirer de déception, je dépose un tendre baiser sur le front de notre fils.


–– Ton papa est un vilain boudeur, maugréé-je d’un air moqueur malgré le pincement dans mon cœur.


L’humour, c’est toujours mieux contre les mouvements d’humeur. Je ne peux pas me permettre d’en changer à tort et à travers, entourée autant d’âmes sensibles. Je l’ai découvert en le devenant, il y a belle et bien une connexion étroite entre une maman et ses enfants… surtout les plus petits.


–– Mais il t’aime très fort, ne t’en fais pas. Comment ne pas t’aimer, tu es si beau. Comme lui.


Comme s’il m’avait entendu, sa minuscule bouche rose s’étire joyeusement. Il se met à mâchonner Dieu sait quoi en ronronnant dans sa gorge, puis dans une moue adorable, sa lèvre inférieure s’allonge. Il est mignon à souhait, mes yeux pétillent de bonheur au-dessus de mon sourire franc.

Il faut vraiment aller bosser, alors je l’embrasse une dernière fois, effectue un saut rapide dans le dressing pour attraper un sac et sors de la chambre après avoir allumé le baby phone.

Comme à l’accoutumée, je le fais à pied ce chemin allant de ma chambre jusqu’au premier étage, en prenant bien soin de passer en revue toute la maison. Ainsi je pourrai donner des instructions claires pour qu’elle soit mise en état, selon mes souhaits et mes convenances. De temps à autres, je m’arrête pour corriger un détail qui peut l’être en quelques secondes seulement : ce tableau sculpté dans l’ébène devant lequel Awera passe des heures par exemple, posé au sol, elle ne le quitte jamais tel qu’elle le trouve. Le vase au bout du couloir aussi ; si lourd soit-il, il bouge chaque jour de quelques centimètres et pour cause, Chiding y traîne en permanence. Quand ce n’est pas pour y purger une punition, c’est pour épétaler les fleurs qu’il contient.

Je repositionne le tout, Shania se chargera des pétales tout à l’heure.

L’inspection se poursuit jusqu’au premier, puis je fais appel à tous les employés de la maison. La petite entrevue ne dure pas bien longtemps en général, mais il peut arriver que la conversation s’étende, parce que certains jours d’aucuns ont des suggestions, des demandes ou des revendications à faire. Et tout ce qui concerne la maison, je le gère le matin la plupart du temps.


–– Vous allez bien ?


Des têtes opinent, des onomatopées s’élèvent et d’autres le disent de vive voix : ils vont tous bien.


–– Bonjour ma chérie, vient m’embrasser Martha.


–– Coucou Martha. Tu vas bien ? (Elle acquiesce, puis se pose à mes côtés) Super. Alors toutes les fleurs sont à changer. Shania, prend bien soin de passer en haut tout à l’heure, Chiding a encore fait des siennes. Une équipe de décorateur va passer dans l’après-midi pour les chambres des filles. J’en ai parlé à Martha, mais on ne sait jamais. Elle pourrait être occupé, alors que celui qui ouvrira ne soit pas surpris. Il faudrait aussi penser à diminuer les portions du goûter de Chiding ; et pour ce soir, vous pourrez prendre votre soirée, je préparerai moi-même le diner.


Les lèvres aplaties dans un sourire bienveillant, je balaie le personnel d’un regard tout aussi illuminé, et respire ensuite à fond. Une, deux, dix, quinze secondes passent, aucune réaction dans la salle et aucune une nouvelle suggestion de la part de mon cerveau, alors je reprends.


–– Pas de question ? Dans ce cas, sera tout. Passez une bonne journée.


Ici, le brouhaha revient momentanément dans la pièce jusqu’à la dispersion totale.


–– Tu as vu Sinclair, Martha ?


–– Il sortait de la chambre d’Awera quand je l’ai vu pour la dernière fois, mais là je n’ai plus aucune idée de l’endroit où il a pu se rendre par la suite. Pourquoi ?


–– Pourquoi, pourquoi ? Je cherche mon mari, c’est tout Martha.


Elle me guette expressément du coin de l’œil, la lippe inférieure tendue en avant pour me dire sans équivoque son incrédulité.


–– Il avait une petite mine quand je l’ai vu. Vous vous êtes disputés ?


Si seulement ! Ce serait mieux vrai dire ; mieux que les silences inquiétants, les demi-mots, les sourires crispés et le calme angoissant qui nous entoure lorsque nous sommes tous les deux. C’est beaucoup trop, pour ne pas sonner faux.


–– Avec Ray dans la chambre ? Tu sais bien que non. Jamais de la vie.


–– Ce sont des choses qui arrivent ma petite, soupire-t-elle l’air d’un air songeur. Personne n’est à l’abris. Même en devenant parents, on reste des humains… et donc imparfaits. Et moi je me rends bien compte qu’en ce moment, ça ne va pas fort entre vous.



–– Avec ses affaires en Europe, il voyage beaucoup, c’est tout. Il me manque, et je ne peux m’empêcher d’être un peu triste quand il rentre, en sachant qu’il repartira aussitôt. C’est tout Martha. Ne va pas te faire des films, je te connais.


–– Si tu le dis.



J’ai une pression douloureuse au cœur, elle ne me croit pas, et moi je tiens plus que tout à cette image de foyer solide et heureux que Sinclair et moi renvoyons à la plupart des gens. Je pense dans un premier temps à prolonger mon plaidoyer, mais finis par me raisonner. Ainsi je ne ferais que consolider ses soupçons. Jouer l’indifférente créera mieux le doute en elle, et de là, il ne restera plus qu’à faire plus attention à mon comportement… Je n’ai pas changé sur ce point, je déteste toujours autant parler de moi, de me problèmes. Et avec les thérapies qui ont été fructueuses, je me sens l’esprit plus fort et plus capable.

Martha, joint ses poings sous son menton. Dans ses yeux, il y a en même temps de la tristesse et de la joie ; un étrange mélange que je pourrais reconnaître à des kilomètres à la ronde, pour l’avoir constamment eu face à mon reflet devant miroir ces dernières années.

« Ils vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfant », c’est de cette manière que cela devrait être… Même que ça l’a. Je suis heureuse, amoureuse… désespérément amoureuse, malgré ce fond intarissable de douleur en moi. Mais je le porte depuis si longtemps, que parfois je me dis qu’il ne s’agit peut-être que d’une spécificité qui m’est propre… une particularité, la mienne. Comme avec cette manie d’aimer et de haïr simultanément, tous à tous les instants ––ma façon malsaine d’affectionner sans jamais tourner le dos à cette agressivité qui n’implique pas de tuer quiconque de mon cœur, mais bien d’en temporiser les ardeurs.

Mais Martha a d’autres préoccupations. C’est bientôt la rentrée, et Yann devra retourner à Berkeley. Depuis le décès de son Tonio, l’an dernier, de suite d’une maladie sexuellement transmissible contre laquelle il s’est battu pendant longtemps, toute séparation sonne comme une tragédie à son ouïe.


–– Je le dis. Et maintenant si tu veux bien, je vais aller réveiller les filles.


Je ne leur fais leur toilette que le weekend, mais je tiens toujours à être de ceux qu’elles voient en premier au réveil. C’est sécurisant ; ça l’était pour moi, quand j’étais petite et surtout, ça m’a souvent manqué.


–– Tu devrais te ménager Holy. Je croyais que Sinclair te manquait. Va le retrouver, les filles comprendront. Je m’en charge. Elles vous rejoindront à table pour le petit-déjeuner.


Sur la première marche de l’escalier, la main gauche posée sur la garde-corps fait d’un bois sombre encadré par deux interminables lames minces en d’or blanc, je me fige, puis inspire de toutes mes forces pour me donner du courage.

Rester crédible, il est très important que je le reste.


–– Non, pas question de changer quoi que ce soit. Et ne t’en fais pas, Sinclair et moi passeront tout le weekend prochain, rien que tous les deux. C’est son anniversaire, et j’ai déjà tout prévu.


–– Oh, mais c’est super ça !


Je l’espère, j’y songe, je voudrais surtout à être en mesure de lui donner ce qu’il désire le plus en ce moment… À vrai dire, il est aussi ce que je désire le plus au monde. Ses bras me manquent, sa chaleur me manque ; sa sueur sur ma peau, sa salive dans ma gorge, son haleine dans mes poumons, son sperme et sa rigidité entre mes cuisses… sa langue entre mes jambes… Tout ça me hante, il me manque.


–– Oui, minaudé-je d’une candeur embrasée, contrainte à la pudeur malgré le remous ravageur de la passion sous ma peau.


Nous nous remettons en route, c’est Martha qui s’occupe exclusivement de mes filles, en plus de régir le personnel en mon absence. C’est leur troisième mamie, c’est une troisième mère pour moi. Et du reste, elle vit désormais ici au domaine avec ses enfants, dans l’une des dépendances situées de l’autre côté du lac.


–– Et à ce sujet au fait, reprends-je après être venue à bout de deux virages de l’escalier sinueux, pile à la hauteur de l’allée à entamer. Tu pourras prendre ta journée aussi, Jelissa garde les enfants.


–– J’aurais pu le faire, s’apitoie la gouvernante, en lissant un côté de son éternel chignon.


Chignon recoloré au passage, elles ont disparu, les deux tiges de blanc qui s’y trouvaient. Dois-je l’interroger à ce sujet ? … Je n’ai pas le temps.


–– Oui, mais tu dois aussi passer tu temps avec tes enfants. Yann s’en va bientôt, profite s’en.


D’un geste calme, elle acquiesce et m’emboite le pas sans un regard. Martha aime mes enfants de tout son cœur, et c’est presque toujours aussi difficile pour elle de s’en séparer, que ça l’est de le faire avec ses propres enfants. Elle aurait préféré les avoir tous auprès d’elle, mais cela ne peut être tout le temps possible… Tout d’abord il y a mes parents qui les réclament chez eux ––tous leurs autres petits enfants avec–– au moins un weekend par mois, et ensuite il y a ceux de Sinclair qui, s’ils le pouvaient, les garderaient pour toujours… Hamilton a beau ne pas m’apprécier, ce ne serait pas trop de dire qu’il vénère mes enfants.

La croyant triste, j’entreprends une étreinte latérale, mais cette dernière me rassure bien vite par un sourire émouvant et une caresse sur ma main. Elle stoppe net tout à coup, et je suis le mouvement pour la voir tergiverser pendant quelques instants, la tête baissée. J’avoue être déconcertée, ne sachant à quoi m’en tenir ; et le silence dans le couloir tapissé de bleu, et encadré tantôt par de grands tableaux, tantôt par de petits cadres photos à la fois familiaux et artistiques, n’arrange rien. Mais elle finit par y mettre un terme. Et aussitôt son menton relevé, elle me dit avec effort, d’une voix profonde et chaleureuse :


–– Je n’aurai jamais assez de mots pour te dire merci mon enfant.


L’émotion en moi est fulgurante. Elle n’a donc pas le temps de poursuivre, je me jette dans ses bras et la serre très fort. Je l’interromps également.


–– Tu n’as pas à me remercier Martha.


Je lui dois tellement plus. Je ne pense pas qu’il soit possible de payer quelqu’un qui prend avec tant de dévouement, soin de mes enfants, de mon époux, de moi. Dieu sait que je prie pour sa vie, que je redoute le jour où elle voudra s’en aller, que des deux je suis celle à qui sa présence ici rapporte le plus.


–– Oh que si Holy. Tu m’as tout donné, soupire-t-elle après m’avoir baisé la joue. Tu m’as tout donné… De l’espoir à mes enfants. Une famille, finit-elle par larmoyer. Merci beaucoup.


Nous nous étreignons à nouveau. Un moment silencieux que je ne me risque plus à essayer de parasiter par ma voix, même si j’en ai grand envie. Elle ne me doit rien du tout. Mais, inutile d’essayer de le lui faire entendre… Encore que, je n’ai pas la vie devant moi.

Awera est déjà debout, mais toujours allongée sur son lit tout rose, sa tête triste posée sur celle de sa poupée atteinte de vitiligo.


–– Bonjour belle princesse, lui lance Martha qui se dirige ensuite vers sa salle de bain.


Moi je vais prendre place au bord du lit.


–– Bonjour mamie ! Bonjour maman.


–– Coucou mon bébé. Alors, cette tête ? Qu’est-ce qui ne va pas ?


Ses petites lèvres que je compare à un bouton rose cerné d’une teinte plus foncée que sa peau brune senois, s’entrechoquent sous la petite lueur résignée dans son œil. Un fend-le-cœur ; et pourtant tout ce qu’il y a d’adorable et d’émerveillant à la fois.


–– J’ai fait un cauchemar, c’est tout.


Elle vient d’elle-même dans mes bras, puis sur mes genoux pour mieux enfuir son visage dans mon cou. L’apaisement me tombe illico dans le sang, mon allégresse est tiède, sans tâche. Awera c’est la douceur incarnée. Câline et nonchalante, il ne faut néanmoins pas se laisser tromper : c’est une force tranquille. Elle ressemble énormément à ma mère, elle sera rusée et sulfureuse. D’une beauté stupéfiante. Je ne luis souhaite pas de devenir aussi froide par contre.


–– Tu veux raconter à maman ?


Elle secoue la tête, puis la redépose contre ma peau.


–– Ok, fais-je en caressant son cuir chevelure entre ses nattes. Mais tu sais, les cauchemars ce n’est pas réel d’accord ? (Elle approuve par une onomatopée aigue) Alors ne soit pas triste. D’ailleurs tu sais ce qui m’est arrivé une fois quand j’avais ton âge ?



Curieuse ma jolie poupée ébène se redresse, et à la seconde où elle pose les yeux sur mon visage réjoui, le sien s’éclaire à son tour. Et de là, j’enchaîne une de mes rocambolesques aventures d’enfant, prenant bien soin d’affabuler sur certaines actions, à grand renfort de mimiques loufoques. Ma récompense est énorme, sa joie est éclatante. Fière de ma réussite je la conduis confis à sa nounou, tout en lui promettant de ramener bien vite sa sœur avec qui elle souhaite prendre un bain ce matin.

La porte refermée, je souffle d’incertitude. C’est que Chiding a un caractère plus difficile, plus possessif aussi. C’est bien l’incarnation de l’aînée super mécontente de se faire chiper l’amour de son petit monde par ses petits frères. Chaque moment qu’elle peut passer seule avec moi, son père, ses oncles, ses papis ou ses mamies, elle les chérit plus que tout. Alors autant se le dire tout suite, ce ne sera pas une mince affaire.


–– Top là poussin ! scande son père dont le pied est plié sur la couverture imprimée de petit soldat en bois, ne recouvrant plus qu’à moitié le lit de la petite.


Euphorique comme à l’accoutumée, l’œil pétillant, elle s’exécute, puis se jette sur le cou de son père. J’en ai le tube respiratoire plein et chaud de tendresse.


–– Maman !


–– Bonjour mon petit cœur en sucre, m’égayé-je en m’élançant prudemment vers son lit entouré par un mini chemin de fer.


Malgré cela, la pile électrique ne m’attend pas surplace, rampe sur ses fesses pour descendre de son lit, avant de courir à ma rencontre.


–– Bonjour maman, répète celle-ci à usure en sautillant, les mains agrippées à ma jambe droite qu’elle finit par embrasser avant de tendre les mains.


C’est le gros bébé de la maison, mon aventurière préférée à l’imagination débordante, le petit tyran adoré de son père, le rayon de soleil de ses grands-parents. Chiding aime les gens, et les gens l’aiment. Elle déborde d’une énergie communicative, et aussi têtue puisse-t-elle être, c’est une brave fille respectueuse.


–– Veux les bras de maman, me séduit-elle de sa fausse voix de poupon.



Comment résister à ces yeux ? Ce sont les mêmes que ceux de son père. Entre ses boucles brunes aux reflets cuivrés, elle m’éblouit de sa candeur solaire, agréablement associée à ses minauderies espiègles. Elle a si souvent bercé mes nuits de solitude… Je la portais dans mon ventre, et c’était comme si je l’avais lui, dans mon corps, même s’il était loin derrière ces barreaux.

Je porte Chiding contre mon cœur, la respire en froissant sans grande pression son pyjama bleu Avengers ; et aussitôt son soupire satisfaction s’élève dans la pièce.


–– Tu viens papa ?

–– Bien sûr poussin.


Là-dessus il nous retrouve, dépose un chaste baiser sur mes lèvres, puis un autre sur le front de la petite.


–– Vous êtes magnifiques, toutes deux.


Mes joues brûlent, mes cils s’affolent… Ne parlons pas de mon cœur.


–– Merci.


–– Tu trembles maman. Ça fait tout drôle.


Je m’éclaircis la voix en essayant de reprendre mon souffle, devant ma fille amusée.


–– Ah toi, rien ne t’échappe.


–– Tu l’as dit, ricane-t-elle à pleines dents.


–– Tu es donc la personne qu’il me faut dans ce cas.


–– Et pourquoi ?


–– Pour parler à ta petite sœur. Elle se sent assez mal aujourd’hui. Tu veux bien ? Elle t’attend dans son bain.


Contre toute attente, mon adorable puce accepte avec emphase. Et plus vite qu’il ne m’en faut pour rabattre mes paupières, elle me saute des bras et coure à la recherche de ses affaires de toilette.


–– Tu sais que tu es la meilleure mère au monde ? susurre Sinclair à mon oreille, avant de coller sa bouche tendre, humide et chatouilleuse contre ma joue. Tu as fait du beau boulot avec nos filles. Ce sont de vraies merveilles.


J’aimerais tellement qu’il touche autre chose que mes épaules, mais ce n’est non seulement pas le bon moment et lieu, mais il semble ne pas en avoir envie non plus. Posté dans mon dos, il semble tenir au vide entre nos deux chairs. J’en ai le cœur serré, sous mon corps qui n’en reste pas moins bouleversé par mes pulsions.

Et voilà, un nœud à la gorge… Eh bien, de la distance, c’était pourtant ce que je voulais. Il l’a finalement compris, alors pourquoi ?


–– Me voilà !


Tout s’efface devant cet enthousiasme explosif. Chiding me confie ses affaires puis grimpe sur son père qui l’y a incité en s’accroupissant…

Soudain, tout s’évapore sous ce voile d’amour émanant des bras forts de mon mari qui berce sa fille, qui m’ouvre, puis me suit ; puis m’ouvre, puis referme, après avoir laissé la petite terminer le trajet jusqu’à la salle d’eau où Martha l’accueille avec de petits noms affectueux. On les entend rire d’ici, où Sinclair et moi nous regardons sans rien nous dire, jusqu’à ce que le grand cri agacé de notre fille aînée s’élève de l’autre côté.


–– Ah ! Cette fille et la vanille. Un vrai bébé !

Et là nous rions, nous rions tellement, et elles en font autant… Nous nous prenons la main ; il la rapproche contre sa poitrine et de l’autre membre, mue d’une attention admirative, mon visage, il le redessine…

Plus de pincements douloureux, plus de questionnements… C’est l’amour de ma vie, c’est la vie de mes rêves ; ils sont le rêve de mon existence.

Et pour eux, tout vaut la peine.








Hello, ouais, de longs chapitres pour ces débuts... J'espère qu'on ne s'ennuie pas au moins... Mais c'est important pour planter le décor. Vous imaginez bien... Dix ans, c'est beaucoup.

Voilà tout cela dit... Maintenant que vous avez eu les pdv des deux personnages. Est-ce que vous avez remarqué leurs changements respectifs ?  Oui, non ? Développez pour chaque réponse.

Sinon, je suis hyper contente d'être à l'heure aujourd'hui. Je suis un peu à la traîne niveau écriture. J'espère que vous allez bien vous. Et pour ceux encore confinés, beaucoup de courage. Restez forts, et ne perdez surtout pas l'espoir.

Voilà, c'est tout pour moi ce soir. Je vous dis à lundi prochain. Et surtout, n'hésitez pas à voter et à partager l'histoire pour la faire connaître. C'est important pour moi... Merci☺️☺️☺️☺️

Ciao ciao

Love guys 😜❤️
🖤🖤🖤
Alphy.

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