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Il n'a pas fallu si longtemps pour que la mort ait raison.

Tu me hais.

Je le sens.

Tu hais mes mains qui se posent sur ton corps. Tu hais mes mots sur mes carnets, mes mots sur tes lèvres, mes mots que tu répètes de cette voix sans âme. Tu hais nos promenades dans la ville, la nuit. Tu hais le gâteau au chocolat de mes parents.

Tu me hais, je le sens.

Et je t'aime plus que jamais. Plus que jamais, tu entends. Plus que jamais.

Mais.

Mais la mort a gagné.

Tu as appelé tes parents. Ça faisait si longtemps. Là-bas, loin, en Amérique, ils avaient oublié. Ils avaient voulu t'oublier, n'avaient jamais voulu me voir.

Ta voix était calme, au téléphone
Si calme
Si grave
Plus si rauque
Plus si tremblante

Tu n'avais plus peur
Tu brûlais de haine

Ta voix était calme quand tu leur as dit que tu allais partir.

Tu ne pensais pas que j'étais là, que je t'entendais signer notre fin, la promettre.

Je t'ai entendu, pourtant.

C'était fini.

J'avais refusé de partir, j'avais soutenu le regard de la mort, j'avais tremblé pour toi, je pensais t'avoir tué. Depuis quelques temps, son regard se fait presque fier. Et empli de pitié.

De pitié ?
Je n'aurais jamais pensé...

Et pourtant.

Tu ne peins plus et tu ne chantes plus pour moi. Alors je n'écris plus de chansons. Et puis tu n'es plus beaucoup à l'appartement. Et puis tu t'enfuis.

Et puis je reste. J'étouffe. L'amour me brûle. Je fume beaucoup, et je bois ce café pourpre comme chez moi. Chez moi. Comme si...

Non.

Non non non.

TU NE PARTIRAS PAS.

Je mourrai sans toi...
Je mourrai
Je mourrai

Si ta main s'échappe
Si ta voix s'éteint
Je ne pourrai plus vivre moi
Je ne pourrai plus rien

- Reste, s'il te plait...

Toi aussi, tu as pitié de moi. Pitié de moi ? Pitié de moi. Alors je ne dis rien, je ne fais rien. Dis est-ce que je joue bien ? Est-ce que tu y crois ?

Je ne sais même pas comment on en est arrivés là. Au bord du gouffre, dans une tempête grisâtre, glaciale et terne. Je ne sais pas. La lassitude et puis, l'ennui. Tu as commencé à t'iriter pour des choses banales, à t'énerver pour rien. Tu n'étais plus toi-même.

Ou peut-être, justement, te retrouvais-tu.

Et puis tu me hais. Tu ne dis rien. Mais ce soir-là, tu es parti. Sans un mot. Sans un regard, finalement, tu refusais de me voir.

Tu es parti, et tu n'es pas revenu.

Je n'ai pas su te retenir, te dire les mots, t'emmener à des mers différentes.

Je n'ai jamais su effacer les images de mon esprit, jamais su penser qu'on allait y arriver. Je n'ai jamais su croire.

Alors, toi non plus, tu n'y as plus cru.

C'est affreusement banal.

J'ai su que tu allais mourir, et je n'ai rien fait. Car je mourais aussi. C'était pas beau à voir. Misérable, j'étais, à pleurer et à boire, à ne plus savoir qui j'étais, à ne plus rien savoir. À penser que c'était mieux.

À penser que j'aurais du partir tant qu'il était encore temps.

C'était moi
Toujours moi
Entièrement de ma faute

Le téléphone a sonné au milieu de la nuit. Une averse a éclaté quelques heures plus tôt, glaciale et sombre. Je n'ai pas répondu.

Il a sonné à nouveau
Pendant une ou deux heures, il a sonné

Je l'ai su une semaine après, quand tes parents ont daigné m'appeler pour me  dire que tu étais mort.

L'avion pour l'Amérique s'est échoué dans la mer.

J'ai raccroché.

Je n'ai pas osé pleurer.
Je n'ai pas osé penser.

Tu es mort tant de fois.
Tu es mort en avril.
C'était inutile.

Je n'ai plus jamais vu la mort. Je n'ai plus jamais vu ce jour-là, où tu es parti sans rien dire. Le destin a décidé de te prendre finalement.

Il n'y a plus rien à faire.

Et cette voix dans ma tête
Lancinante
Qui me répète
Que tu aurais peut-être du mourir en avril.

Quand on était heureux.

Et peut-être même que ça aurait été mieux.

Des lumières vagues le long d'un quai. Et des vagues de lumière sur la berge. Et une âme qui erre le long des lueurs, blafarde et plus très vivante, seule dans une nuit morte. Une âme malade, livide sous les lampadaires qui vacillent, venue s'échouer loin de l'incessante agitation.

Il y a des bruits au loin, de lourds sons de démence répandue dans les ruelles sans ciel. Il y a des bruits au loin qui lui parviennent, étouffés et insensés pour l'âme qui se traîne. Elle aimerait danser, peut être. Mais la vie est si loin à présent. Elle est dans la ville, laissée à ses fantasmes tordus. L'existence danse, un verre à la main et l'autre dans un cou, un rire sur les lèvres et l'insouciance au front.

Et l'âme n'y est pas. L'âme n'y est plus.
Un pied devant l'autre, machinalement. Le courant la mène sur la corniche. L'eau semble si froide, dans la nuit pâle et brute. Les embruns se mêlent aux odeurs âcres qui s'élèvent depuis les immeubles et les places bondées. L'eau semble si froide. Elle voudrait y tomber.

L'âme errante brûle profondément. Elle brûle à ses poumons, crie en son sein qu'elle ne peut plus respirer. Elle brûle à son ventre qui semble une plaie béante. Elle brûle à son coeur, vide à en mourir. Et elle étouffe, dans cet air vicié qui l'assaille et la ravit, s'enflamme à chaque pas, menaçant d'exploser.

L'âme est une bombe, les pieds nus près d'un fleuve. L'âme est une arme car elle n'est plus humaine. Elle n'est plus que haine et résignation. Elle n'est plus qu'un vide se mouvant au gré des airs, comme un étendard crevé. Et si l'on s'approche, si l'on effleure le bout de ses doigts, qui sait si elle le sent. Qui sait.

Mais elle tressaille. S'arrête. Frissonne un instant. Et sa tête branlante s'écroule sous le poids de son cou, des larmes plein la peau. Elles coulent, traversent ses pores comme un soleil transperce un voile. Elles coulent à la fleur de ses courbes devenues floues, jusqu'aux pierres du sol. Un torrent de sel séché, de vie abandonnée et, surtout, profondément triste.

Plus rien n'a d'importance. Le soleil est mort derrière l'horizon et ne reviendra plus. Les étoiles se sont doucement éloignées loin des Hommes, en silence, sans un souffle. L'univers de l'âme tuée est morne, aussi grise que ses pensées fantomatiques.

Elle n'est plus humaine. Elle n'est plus un corps. Elle n'est plus que des mots perdus dans l'atmosphère, des mots oubliés par les autres, par le monde entier. Et par elle-même. L'âme s'est oubliée sur la berge, les pieds nus sur les pierres drues et froides, les épaules pâles tranchant l'air moite. Et elle ne sent plus. La tête penchée. Le corps tordu, sans vie.

Au bord du fleuve, l'âme n'est plus.

Dans le fleuve, elle ne se noie pas. Elle ne sent rien. Elle bascule vers le tapis de vase, dans cette éternité figée. Bien loin des libertés, bien loin des bruits. L'âme a fini.

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