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Yoongi, on devrait pas partir ?
Si, si, attends, juste encore un essai.
Le matin est toujours aussi clair, et on est en retard. J'ai encore voulu apprécier la lumière trop longtemps, car ce matin était parfait. Le vent n'a pas commencé à faire danser les feuilles, la chaleur est douce encore contre ma peau. Et tu es encore là, devant ton micro, et moi qui te demande de chanter à nouveau ce refrain que tu sais parfaitement. La vérité, c'est qu'il était parfait dès la première fois. C'est toujours parfait, ta voix rauque sur mes mélodies ralenties.
Dès que tu as terminé, tu cours choisir les tableaux que tu va mettre dans la valise. Tu prends celui de la ville ensablée et celui de la mer mauve, les emballes de papier bulle et referme la valise sur les toiles. Je n'ai pas besoin de te regarder pour savoir.
Tu penses qu'ils vont leur plaire ?
Mais oui, mes parents adorent tous tes tableaux.
Tu souris sans me remercier, parce qu'on n'en a plus vraiment besoin. Mais je ne souris plus, excuse moi, je ne peux plus. La vie a décidé de me condamner à revoir ce sourire chaque matin en sachant que c'est l'un de tes derniers. Je pensais que c'était une chance incroyable, que je pouvais te sauver, que j'arriverais à te ramener dans le temps. C'est une cruelle malédiction. Le feu danse toujours la même valse autour de nous, la même valse à mille temps qui se termine sur ma chute et sur tes yeux qui se ferment, peu importe ce que j'essaie de changer, peu importe tous les détours que je nous fais prendre. On referme la porte à chaque fois sur tout ce qui aurait pu arriver après. Et il n'arrive plus rien. Il ne peut plus rien arriver de bien.
Je me souviens de ton enterrement. Il n'y aura rien dans ton cercueil, rien du tout parce qu'on ne retrouvera rien de toi. Juste ton nom, Kim Taehyung, en gravures d'or sur la pierre glacée. Il pleuvra si fort qu'on entendra pas les autres chanter. Et moi je pleurerai sur ta tombe jusqu'à la tombée de la nuit, je pleurerai jusqu'à m'y endormir. Personne n'osera venir me chercher et je me réveillerai encore ce matin-là, ce magnifique matin baigné de lumière pâle.
Dans le train, il y a cet enfant qui pleure et cette femme en face de nous qui tape sur son clavier d'une manière incroyablement régulière. A coté d'elle, il y a cet homme avec des lunettes épaisses qui lui font des yeux immenses. Il nous regarde fixement depuis le début du trajet, il regarde ta main dans la mienne comme s'il ne comprenait pas, et tout ce que tu arrives à faire est de me la serrer plus fort encore.
Alors j'ai une autre idée que tu refuseras sans doute, une autre idée en laquelle je refuse de placer quelque espoir. Mais j'ai presque tout essayé, jusqu'à être persuadé que la vie est cruelle et la mort implacable. Je sors mon portable de ma poche et fais semblant de regarder mes messages. Mes yeux s'écarquillent et je dis en tentant d'être le plus convaincu possible que finalement, mes parents ont décidé d'aller se promener en Angleterre aujourd'hui. Tu me fais confiance sans douter et tu parais un peu triste.
Et si on en profitait pour aller à la mer ?
C'est là qu'on bifurque, qu'on prend une autre voie et que je prie fort, plus fort que jamais, pour qu'elle ne nous ramène pas à la fin de l'histoire.
On descend au terminus et il y a encore un peu d'autres dans le train. Ils portent des vestes légères et des écharpes en laine fine. On oublie la grande valise sur le quai mais ce n'est pas très important, alors on court en riant jusqu'au remblai et là j'ai presque l'impression que ça pourrait marcher. On mange un moules frites un peu surgelé en face de la mer aux reflets verts, en écoutant les mouettes et en regardant les enfants qui courent pieds nus sur les galets. Leurs parents les suivent affolés et le jour est plus calme que jamais.
Peut-être, peut-être qu'on ne rentrera pas ce soir.
On se promène en mangeant des glaces à la vanille qui fondent sur nos doigts, alors on les lèche comme des enfants et ils collent un peu quand on les enlace. Il y a ces nuages lourds au dessus de l'horizon, et d'ici on voit qu'ils descendent très bas sur les vagues qui se font de plus en plus rapides et hautes. Les galets sont désertés et les promeneurs vont s'échouer sur les terrasses brûlantes.
Et si on ne rentrait pas tout de suite ?
Tu n'as pas ce sourire triste, tu ne dis pas que tu sais que c'est dur mais que ce n'est pas grave. Tu ne dis rien et tu souris. Alors tu te tournes vers moi et tu lèves ton bras comme pour me faire faire une pirouette. Il y a cette fille un peu jeune qui joue du violon pas très loin et on danse doucement cette valse étroite. Il y a un peu d'espoir ce soir, il y a un peu d'espoir et je n'ai presque pas envie de pleurer.
Quand le soleil se couche, je t'emmène sur les galets et on s'assoit sur la butte face à la mer. Le grand astre pourpre s'y écroule doucement, et nos épaules s'entrechoquent quand on le regarde. Je t'aime, Taehyung, je dis. Et toi tu souris, tu réponds que toi aussi. Il y a tellement d'espoir dans mes doigts que j'ai peur qu'ils glissent et que nos mains se détachent. Tu ne sais pas, toi, qu'on n'aurait jamais vu la mer à nouveau.
On s'embrasse quand le soleil disparait sous l'horizon. Je ferme les yeux, tu fermes les yeux, ta main gauche et ma main droite s'embrassent elles aussi.
Quand j'ouvre les yeux, je la vois. La femme étrange, un peu affaissée et un peu bancale, qui nous regarde depuis le balcon de l'immeuble style colonial, découpée de noir sur le mur pastel. Il y a comme un rocher dans ma trachée quand je me fige sans un bruit. Je ne pourrais pas te dire à quel point elle me fait peur. A quel point j'aimerais pleurer à nouveau, te serrer plus fort, bien plus fort et lier ton corps à mon corps, lier ton âme à mon âme à jamais.
On est bien trop près de la mer quand les éclairs frappent les vagues. On est bien trop près et l'eau électrique vient enserrer tes chevilles. Dans le coin de mes yeux, je peux apercevoir le sourire terrifiant de la femme en noir, debout sur le balcon.
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