– Je crois que, hier soir, tu as fait la connaissance de mon grand frère, dit Yuzuha.

– Ton grand frère ?

Yukino se souvenait de la photo que lui avait montrée Yuzuha deux jours plus tôt, celle de son petit frère.

Hakkai, elle m'a dit qu'il s'appelait Hakkai.

Elle se souvenait aussi que la conversation avait pris un tour tendu quand elles avaient abordé le sujet de l'aîné.

Comme aujourd'hui...

Yukino ne savait rien de cette famille, mais du peu qu'elle pouvait voir dans le comportement de Yuzuha, ils ne semblaient pas s'entendre.

Sans compter que le garçon que j'ai vu hier est vraiment particulier, ajouta-t-elle pour elle-même en se souvenant qu'il était parti sans un mot. Yuzuha a dit qu'il avait plus de muscles que de cervelle...

Sa stature, la veille, l'avait impressionnée. Taiju Shiba faisait facilement une à deux têtes de plus que les autres garçons de son âge.

– Si tu m'assures qu'il ne s'est rien passé, reprit Yuzuha, la tirant de ses pensées. Alors tout va bien.

Elle tourna les talons et Yukino hésita.

Est-ce qu'elle devait l'interroger ? Yuzuha semblait troublée, presque mal à l'aise, mais Yukino ne voulait pas se montrer indiscrète.

Finalement, elle préféra se taire. Si Yuzuha souhaitait se confier, elle le ferait.

En plus, on ne se connaît que depuis quelques jours elle et moi, de quel droit je lui demanderais de me parler d'elle ?

– D'accord, dit-elle, à tout à l'heure au club.

Yuzuha lui retourna un sourire.

– Oui, il va falloir qu'on s'entraîne dur, les premières compétitions approchent à grands pas.

À la fin des cours, les élèves prirent la direction de leurs clubs respectifs et Yukino se joignit aux premières années qui s'étaient inscrits en même temps qu'elle.

En plus d'elle, les nouveaux comptaient deux filles et deux garçons.

Tous les quatre avaient l'allure gauche et empruntée des adolescents en pleine croissance. Deux d'entre eux, les garçons, portaient un sac qui contenait leur arc, leurs flèches et leurs tenues. Comme Yukino, ils avaient pratiqué le kyūdō au collège, même s'ils n'avaient jamais atteint le niveau des compétitions.

– Tu crois que tu vas participer au championnat cette année ? Demanda une des jeunes filles en se penchant vers Yukino.

Elle avait les yeux brillants et une expression éperdue d'admiration. Depuis qu'elle avait assisté à sa démonstration, Yukino était devenue son idole. Elle brûlait de la voir concourir sous les couleurs du lycée, mais plus encore d'assister aux cérémonies qui clôturaient les festivals d'été des sanctuaires shintō. Cette année, elle en était sûre, Yukino aurait la charge du tir rituel, et elle attendait ce spectacle avec la plus grande impatience, persuadée qu'il serait encore plus bouleversant que celui auquel elle avait assisté la veille.

Si je m'entraîne dur, se disait-elle, peut-être que moi aussi je pourrai entrer dans l'équipe des titulaires et alors...

Elle se voyait déjà participer aux épreuves régionales aux côtés de son idole et ses joues prirent une teinte rose vif.

– Je ne sais pas, répondit Yukino. C'est le capitaine et nos senpai qui prennent la décision. Mais je vais travailler dur pour y arriver...

– Moi aussi ! S'exclama la jeune fille à côté d'elle. Je vais faire de mon mieux pour être prise dans l'équipe !

Yukino la regarda surprise, puis elle sourit.

Elle s'appelle Yana, se souvint-elle. Yana Hanazawa.

Toutes les deux n'étaient pas dans la même classe, mais Yukino l'avait entendu se présenter lors de leur entrée au club.

Elle mettait toujours un point d'honneur à se souvenir des noms des personnes qu'elle rencontrait. Lorsqu'elle travaillait au sanctuaire, elle s'était rendue compte que les gens étaient tout de suite plus à l'aise quand ils s'apercevaient qu'elle se souvenait d'eux.

– Faisons de notre mieux Yana san !

L'adolescente à côté d'elle parut prendre feu tellement son visage s'empourpra et, la seconde suivante, elle afficha un sourire radieux.

– Oui ! Dit-elle.

Les deuxièmes années étaient déjà là lorsqu'ils arrivèrent au kyūdōjo.

– Dis Yukino, reprit Yana une fois qu'elles furent dans les vestiaires des filles. J'aimerais aller m'acheter un arc ce week-end, ma mère est d'accord pour me le payer. Mais je n'y connais rien. Tu accepterais de venir avec moi pour me conseiller ?

– Je veux bien, répondit Yukino, mais je n'y connais pas grand-chose en arc moderne moi non plus. Tu devrais plutôt demander à un de nos senpai.

L'expression déçue de la jeune fille n'échappa à personne. Son amie, l'autre jeune fille de première année, vint la prendre par le cou.

– Ce que Yana ne te dit pas, c'est qu'elle veut que ce soit toi qui l'accompagne ! Dit-elle.

Yana s'efforça de la faire taire, mais l'autre poursuivit.

– Yana chan ne fait que de me parler de toi depuis qu'on t'a rencontrée ! Yukino est fantastique... Yukino par ci... Yukino par là ! Je crois que tu as une nouvelle fan !

Yukino écarquilla les yeux et pouffa.

– C'est gentil Yana san, dit-elle, mais je n'ai rien d'exceptionnel.

Yana se dégagea du bras de sa camarade.

– Moi je trouve que si ! Dit-elle. Ta démonstration hier était tellement incroyable, j'étais bouleversée !

Yukino fut touchée par son aveu.

– Dans ce cas, soyons amies, dit-elle. Et nous irons ensemble te choisir un arc ce week-end.

– Vraiment ? Tu veux bien venir ? 

– Évidemment.

– Je veux venir moi aussi ! S'écria son amie.

L'entraînement fut studieux comparé à l'ambiance qui régnait dans les vestiaires un instant plus tôt et quand les jeunes filles se séparèrent en fin de journée, Yukino renouvela à Yana et son amie l'assurance qu'elle se joindrait à elle en fin de semaine pour aller faire les boutiques et trouver un arc aux deux jeunes novices.

Toutes les trois avaient échangé leurs numéros de téléphone un peu plus tôt dans les vestiaires.

– Je t'appelle samedi matin ! Dit Yana en lui faisant un signe de la main. Et je te dirai où on se retrouvent !

– Pas de problème ! Répondit-elle.

Yukino accompagna Yuzuha qui alla rapporter la clé du club en salle des professeurs. Elle voulait lui parler.

– Dis Yuzuha, dit-elle tandis qu'elles redescendaient vers le hall. Tu fais quelque chose de spécial samedi ?

– Samedi ? Non, pourquoi ?

Yukino lui expliqua.

– Tu comprends, ajouta-t-elle, les arcs modernes, ça n'est pas ma spécialité, mais Yana insiste pour que je vienne. Je serais rassurée si tu pouvais nous accompagner. Tu lui seras sans doute de bien meilleurs conseils que moi.

Yuzuha sourit.

– Bien sûr, dit-elle. Pas de problème, en plus, ça nous fera une sortie entre filles et comme ça nous pourrons te faire découvrir un peu Tokyo.

– Vraiment ? Merci beaucoup !

Elles avaient atteint le portail, lorsque Yukino vit fondre le sourire de Yuzuha. Elle leva les yeux et reconnut le garçon de la veille, assis sur une moto d'une taille impressionnante dont le moteur tournait, garé le long du trottoir, juste devant l'entrée.

Yuzuha finit par s'immobiliser.

Son regard devint noir.

– Taiju, souffla-t-elle, qu'est-ce que tu veux ?

Il y avait de la peur dans sa voix, Yukino l'aurait juré.

– Rien du tout, répondit-il. Tu rentres à la maison Yu ?

– Qu'est-ce que ça peut te faire ? Répondit-elle sur la défensive. Je fais encore ce que je veux que je sache.

Yukino n'aimait pas cela, cette ambiance pesante faite d'appréhension mêlée d'agressivité.

– C'est qui ton amie ? Reprit Taiju.

Contrairement à Yuzuha, il ne perdait pas son calme, comme si tout cela n'était qu'un jeu pour lui. À croire qu'il ne voyait pas à quel point Yuzuha était bouleversée.

– Yukino Toma, lui dit Yuzuha. Nous sommes dans le même club, mais je crois que tu le sais déjà, hein Taiju ?

Il y avait une note de défi dans sa voix à présent. Cet échange paraissait être pour elle un affrontement qu'elle ne comptait pas perdre.

Taiju ne répondit pas, mais son regard s'attarda sur Yukino.

– Je vois, dit-il simplement.

Ensuite, il bascula la béquille de sa moto d'un coup de talon et il partit dans un rugissement de moteur sans ajouter un mot.

Dès qu'il fut loin, Yuzuha parut reprendre son souffle.

Elle inspira et expira plusieurs fois pour retrouver ses esprits.

– Voilà, dit-elle à Yukino, ça c'est mon grand frère. Taiju Shiba.

Yukino ne sut quoi lui répondre.

Taiju lui avait fait une impression bizarre. Il lui faisait penser à une sorte d'animal sauvage. Le moindre de ses gestes et de ses regards dégageait une bestialité qui mettait presque mal à l'aise, mais dont il ne semblait même pas conscient.

Yukino coula un œil en direction de Yuzuha. Elle semblait être redevenue elle-même. Une jeune femme toute en force et en assurance.

Ils dégagent la même aura, s'aperçut Yukino. C'est plus léger chez Yuzuha et beaucoup menaçant chez son frère, mais ils sont identiques...

Cela lui donnait une idée de l'enfance qu'ils avaient connue.

Ça ne devait pas être agréable...

Finalement, Yuzuha lui attrapa le bras.

– Tu as un peu de temps, là ? Dit-elle. J'ai envie d'une part de gâteau !