50 - L'Enfer se déchaîne
Le vigile s'installa au coin de la rue et il s'alluma une cigarette pour faire le guet.
Généralement il n'avait rien d'autre à faire pendant que son patron corrigeait les intrus. C'était même parfois un peu ennuyeux.
Je ne vais pas me plaindre d'être payé à surveiller la rue, se raisonna-t-il.
Il aurait tout de même bien aimé pouvoir leur coller une droite ou deux lui aussi.
Dans son dos, les bruits de coups ponctués de gémissements de douleurs se succédaient à un rythme rapide. Taiju semblait particulièrement furieux.
Je ne sais pas ce qu'ils ont dit à la patronne, mais ils doivent regretter, là.
Finalement, les deux hommes furent autorisés à prendre la fuite et Haruto revint sur ses pas.
Les mafieux étaient en piteux état quand il les vit passer et il remarqua même des dents sur le sol lorsqu'il rejoignit Taiju.
Ceux-là avaient vraiment foutu le boss en rogne...
Ils l'avaient bien cherché. Personne ne faisait le con dans l'établissement des Shiba, ils auraient dû le savoir.
– Vous avez encore besoin de moi monsieur ? Demanda-t-il.
Taiju avait retiré sa veste pour les tabasser à son aise et il s'essuyait à présent les mains dans un mouchoir.
Il avait les phalanges rouges, vit le vigile, mais il semblait se sentir beaucoup mieux après avoir défoncé ces deux bâtards.
– Non, c'est bon, répondit Taiju. Retourne à ton poste. Je vais aller me changer.
Sa chemise, autrefois blanche, était maintenant constellée de gouttes de sang.
Heureusement qu'il gardait toujours un costume de rechange dans son bureau.
Il remit sa veste pour cacher les traces et tous les deux reprirent la direction de l'entrée de service de la tour.
Taiju n'avait jamais révélé ses agissements à Yukino. Il savait pertinemment ce qu'elle lui dirait si elle l'apprenait.
Que ça n'est pas une bonne idée, se dit-il, qu'il vaut mieux essayer de discuter avec eux et les raisonner, ou un truc comme ça. Elle ajouterait sûrement que je risque d'avoir des problèmes à la longue. Sauf que moi, les bâtards de leur espèce je les connais. Il n'y a que les coups qu'ils respectent.
Mieux valait donc garder ça pour lui.
Sans compter que ça me permet de me défouler...
Au fil des années, ces expéditions punitives étaient devenues un exutoire pour Taiju. Le moyen de donner libre cours à cette violence qu'il sentait parfois ressurgir en lui.
Ensuite, il se sentait toujours beaucoup mieux.
Et le moins que l'on puisse dire, se dit-il, c'est que ces deux-là m'avaient provoqué.
Arrivé devant son bureau, il entrouvrit la porte et il jeta un œil à l'intérieur.
Yukino n'était plus là. Elle était retournée travailler. Parfait, ça lui laisserait le temps de se changer discrètement.
Il poussa un soupir et entra.
Seuls les deux vigiles du restaurant étaient au courant de ses agissements et Taiju avait bien l'intention de faire en sorte que ça continue.
Je ne veux pas qu'elle s'inquiète pour moi.
Une fois à l'intérieur, il retira sa veste et il la jeta sur le dossier du canapé lorsqu'une voix monta dans son dos.
– Tu t'es bien amusé Taiju ?
Taiju sentit un frisson glacé lui dévaler l'échine.
Il se retourna, comme au ralenti.
Yukino se tenait là, appuyée contre le montant de la porte de la salle de bain, les bras croisés sur la poitrine.
Elle n'était pas encore partie.
Yukino abandonna la porte pour le rejoindre et Taiju détourna la tête.
Contrairement à ce qu'il pensait, les expéditions de son mari n'avaient jamais été un secret pour elle. Dès le premier jour, la femme de chambre était venu la trouver pour lui parler des taches de sang qu'elle avait découvertes sur les costumes de son mari.
Il n'avait pas fallu longtemps à Yukino pour faire le lien avec les voyous qui les avaient ennuyés ce jour-là.
Il est allé les corriger, avait-elle compris.
Au début, elle avait été contrariée. Elle n'aimait pas l'idée que la violence puisse être de retour dans la vie de Taiju. Puis elle avait réfléchi. Les hommes comme lui ne changent jamais tout à fait. Elle le savait depuis le début. Alors si Taiju avait trouvé un moyen d'évacuer cette brutalité sans faire de mal à son entourage, qui était-elle pour lui dire d'arrêter ?
Sans compter que, même si elle n'aimait pas particulièrement cette idée, Yukino devait reconnaître que Taiju savait mieux qu'elle comment gérer ce genre de situations.
Après avoir eu affaire à lui, aucun de ces hommes n'est jamais revenu nous chercher des noises.
Elle avait décidé de garder le silence et, les années qui suivirent, chaque fois qu'il s'esquivait sous des prétextes absurdes, elle feignait de ne rien voir.
J'espère juste qu'il est prudent et puis qu'il ne va pas trop loin non plus.
Elle savait mieux que personne à quel point il pouvait perdre le contrôle quand il était en colère.
Arrivée à son niveau, elle prit sa main et la leva pour examiner l'état de sa chemise.
Le sang avait commencé à raidir le tissu par endroit. Il y avait peu de chance que même le meilleur teinturier de Tokyo réussisse à la ravoir.
Elle soupira. Face à elle, Taiju fixait toujours le mur comme si c'était la chose la plus passionnante du monde.
– Celle-ci est bonne à jeter, lui dit-elle. Tu devrais prendre un peu plus soin de tes affaires, tu as idée du travail que tu donnes à la femme de ménage ?
Taiju ramena les yeux vers elle.
Elle ne semblait ni surprise, ni en colère et il la regarda sans savoir quoi dire.
Yukino retourna le tissu entre ses doigts et reprit.
– Tu n'y es pas allé trop fort quand même ? Dit-elle. Je sais que ces hommes étaient grossiers, mais ça n'est pas une raison.
Taiju était de plus en plus ébahi.
– Tu... es au courant ? Dit-il enfin.
– Taiju, tu n'es pas l'homme le plus discret du monde, excuse-moi de te le dire. À qui espérais-tu cacher tes petites excursions ?
Elle continua à étudier l'état de sa chemise et Taiju comprit.
Le linge... La femme de ménage a dû lui dire.
Il se sentit tout à coup complètement stupide.
– Tu n'es pas... furieuse ?
Yukino soupira.
– Non, lui dit-elle, j'espère juste que tu es prudent et que sais ce que tu fais. Pour être honnête, nous sommes le seul établissement du quartier à qui aucune bande de yakuzas n'a jamais essayé d'extorquer de l'argent en échange de leur soi-disant protection et je me doute que c'est grâce à toi. Je serais ingrate si je m'en plaignais.
Le mikajimeryo – cette pratique mafieuse qui consistait à réclamer de l'argent aux commerçants se trouvant sur leur territoire – faisait toujours des ravages au Japon.
Elle appuya le front contre son torse et ajouta :
– Fais attention à toi tout de même.
Taiju n'eut pas le temps de répondre. Le téléphone de Yukino sonna et elle se redressa pour le sortir de sa poche.
C'était Yuzuha.
– Yuzuha, dit-elle en décrochant, Que se passe-t-il ? C'est un peu tard pour passer un coup de fil...
Son sourire s'évanouit la seconde suivante.
– Quoi... ? Dit-elle, la voix étouffée.
Serrée dans son blazer noir, Yukino franchit les portes du funérarium agrippée au bras de Taiju. Il lui semblait que si elle le lâchait une seconde seulement, elle allait s'effondrer sur le sol.
Quatre jours plus tôt, tous les deux avaient appris par Yuzuha la mort de Hakkai dans l'incendie d'un entrepôt sur le port.
Le médecin légiste avait dû utiliser son empreinte dentaire pour l'identifier.
Hakkai était un mannequin à succès. Personne n'avait compris ce qu'il faisait là-bas.
Le lendemain, lorsque la police les avait prévenus avoir trouvé le corps de Takashi Mitsuya dans une ruelle, non loin de son atelier, ils avaient compris.
Tous les deux avaient été assassinés.
Mais par qui ? Pourquoi ? Se demandait Yukino.
Elle n'avait pas de réponse à ces questions.
Yuzuha les attendait à la porte. Elle avait les traits tirés et le visage pâle, mais elle ne pleurait pas.
Elle se redressa en les voyant approcher.
– Taiju...
Taiju ne répondit rien.
Depuis qu'il avait appris la mort de son petit frère, Taiju gardait la mâchoire contractée. Yukino savait très bien quelles pensées hantaient son esprit. Hakkai était mort et il n'avait pas été là pour le protéger. Encore une fois, il avait échoué, devait-il se dire.
Yukino aurait voulu lui rappeler qu'il n'y était pour rien. Que les seuls coupables, c'étaient les criminels. Mais elle avait trop de chagrin pour aligner deux mots.
Elle lâcha le bras de Taiju et alla serrer Yuzuha contre elle.
– Yuzuha... C'est si horrible...
Yuzuha lui rendit son étreinte.
Lorsqu'elles se séparèrent, cette dernière se tourna vers son frère.
– Taiju, dit-elle, il faut que je te parle.
Dans son regard brillait une lueur que Yukino ne lui connaissait pas.
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