5 - Taiju Shiba
Taiju s'immobilisa à nouveau à l'entrée du kyūdōjo.
Il ne lui restait que trois marches à franchir, pourtant, pour la première fois, il se sentait impressionné sans savoir par quoi.
Il grommela :
– Conneries...
Et il se remit en marche.
À l'intérieur, il n'y avait qu'une fille en tenue de kyūdōka.
Debout dans la zone de tir, elle enchaînait les flèches.
Ses mouvements n'avaient rien de brusque néanmoins. Ses pieds glissaient sur le sol comme si elle était en train de danser et ses gestes étaient précis et en même temps naturels.
L'impression était étrange, on aurait dit qu'elle n'était pas vraiment là.
Une nouvelle flèche alla se planter au cœur de la cible et la corde de son arc vibra, emplissant le dojo de ce son qu'il avait entendu plus tôt.
Taiju parut se réveiller.
Il s'avança et Yukino se retourna en l'entendant approcher.
Elle sourit en découvrant qu'elle n'était pas seule.
– Bonjour, dit-elle. Est-ce que je peux vous aider ?
Taiju examina la cible, puis la fille sans dire un mot.
Enfin, il désigna son arc du menton.
– Refais-le, dit-il.
Elle le regarda sans comprendre.
– Le refaire... ? Dit-elle.
Puis elle réalisa qu'il parlait du tir.
Sans se départir de son sourire, elle se remit en place.
Ses pieds survolaient le sol sans faire le moindre bruit et seule la corde de son arc rompit le silence lorsqu'elle la tendit. Le temps parut alors suspendre son vol. Taiju perçut le souffle du vent qui agitait les branches des arbres et le chant d'un oiseau plus loin. Il entendit aussi le grondement des voitures qui passaient sur la route voisine. Mais tout cela lui semblait très lointain. Très lointain et très proche en même temps à dire vrai.
Lorsque Yukino lâcha la corde, la flèche fila en sifflant tandis que le tsurune envahissait le dojo.
Il ne s'était pas trompé, c'était bien elle qui faisait ça.
Il se détourna sans attendre et lorsque Yukino pivota à nouveau sur ses talons, il n'était plus là.
Le lendemain, le rugissement d'une moto fit se tourner toutes les têtes à l'entrée du lycée.
Taiju se gara le long du trottoir, dans l'espace réservé aux deux-roues, et il coupa le contact. Lorsqu'il se redressa, les coutures de son uniforme de lycéen, qui avait toujours été trop étriqué pour lui, craquèrent sous l'effort.
Il se dirigea vers le bâtiment, son sac jeté sur l'épaule, et ignora les regards des autres élèves.
Ces débiles ne valaient pas la peine qu'il s'intéresse à eux.
Celle qu'il ne put ignorer toutefois, ce fut Yuzuha.
Elle avait reconnu de loin le moteur de sa moto.
Elle abandonna ses amies et vint vers lui à grands pas furieux.
– Qu'est-ce que tu fous là ? Gronda-t-elle entre ses dents.
Elle ne s'attendait pas à le voir. Cela faisait des mois que Taiju ne s'était plus présenté au lycée et Yuzuha était persuadée qu'il avait abandonné définitivement les cours.
Mais apparemment, elle s'était trompée.
Autour d'eux, tout le monde s'était arrêté pour les regarder. Taiju était le genre de garçons qui attirait l'attention.
– Je suis inscrit ici, tu te souviens ? Lui répondit-il.
– Tch ! Cracha-t-elle.
Elle ne trouva rien d'autre à dire.
Elle tourna les talons, mais avant qu'elle ait fait un pas, Taiju la rappela.
– Yuzu !
Il fouilla dans sa poche et il lui lança un trousseau de clés.
– Tiens, dit-il. J'étais venu te rapporter ça hier après les cours, mais tu n'étais pas là.
Yuzuha le rattrapa au vol.
– C'est...
– Les clés de la maison, compléta-t-il.
Elle leva les yeux vers lui.
– Alors... Dit-elle. C'est fini ?
– Ouais, dit-il. J'ai un appart' maintenant. Tu n'entendras plus parler de moi.
Puis il la dépassa pour entrer dans le lycée sans ajouter un mot.
Ce matin-là, Yuzuha se repassa en boucle la scène, la tête dans la main, sans écouter les cours.
Lorsque Taiju avait quitté la maison après l'affrontement de Noël, elle pensait qu'elle ne le reverrait plus. Pour elle, il était sorti de leurs vies et c'était pour le mieux.
Les premières semaines lui avaient donné raison. Taiju était juste venu récupérer quelques affaires et il était reparti sans lui dire où il allait.
Il avait sans doute pris une chambre dans un hôtel. Leur famille ne manquait pas d'argent et Taiju, avec ce que lui avait rapporté les magouilles du Black Dragon, était plus riche que quiconque.
Mais Yuzuha ne s'en inquiétait pas. Hakkai et elle étaient trop occupés à se reconstruire pour se soucier de ce que devenait leur aîné.
Au début tous les deux s'étaient sentis étrangement perdus, comme si on leur avait enlevé un des piliers de leur existence : la violence de Taiju.
Depuis des années, l'un comme l'autre, et plus souvent les deux, avaient eu à en faire les frais pour tout et pour rien. Une vaisselle mal essuyée, un abattant des WC relevé, une porte claquée un peu fort... Tous les prétextes étaient bons.
Sans compter que Taiju ne se limitait jamais à une gifle. Non. Il les rouait de coups jusqu'à les laisser pour morts sur le sol.
Yuzuha ne comptait plus les fois où elle avait dû traîner son jeune frère jusque dans la salle de bain pour soigner ses blessures.
Face à lui, elle ravalait alors ses larmes. Elle était l'aînée, elle ne devait pas pleurer, elle devait le protéger, elle l'avait juré devant la tombe de leur mère et elle comptait bien tenir cette promesse.
Mais c'était difficile.
À cette époque, l'image que son miroir lui renvoyait était celle d'une adolescente au visage meurtri et aux yeux brillants d'une lueur fiévreuse de détermination. Peu importe la douleur, elle s'était promis qu'elle n'abandonnerait jamais.
Ce soir-là dans l'église, elle avait bien failli tuer Taiju pour en finir une fois pour toutes.
C'était Takemichi Hanagaki qui l'en avait empêché.
Techniquement, c'est Mitsuya qui t'a pris le couteau des mains, se souvint-elle.
Oui, c'est Mitsuya qui lui avait retiré le couteau, mais c'était Hanagaki qui lui avait ouvert les yeux.
Elle ne pouvait pas tuer Taiju. Parce que si elle le faisait, il aurait gagné. Elle serait devenue comme lui. Un monstre.
Ensuite, le courage dont avait fait preuve Hanagaki en se relevant encore et encore pour protéger ceux qui lui étaient chers l'avait bouleversée.
Moi aussi je veux être comme ça, s'était-elle dit. Moi aussi je veux protéger ceux que j'aime et avoir ce courage !
Elle avait décidé à ce moment-là qu'elle ne tremblerait plus face à Taiju, qu'elle prendrait sa vie et celle de son petit frère en main et que tous les deux allaient s'en sortir.
Mais là encore, c'était une chose plus facile à dire qu'à faire.
Ce matin, quand elle avait vu approcher la silhouette de son grand frère, la première sensation qui lui avait étreint le ventre, c'était de la peur. Une peur viscérale qui lui avait donné envie de vomir.
Même aujourd'hui, elle n'avait besoin que de fermer les yeux pour voir le poing de Taiju s'abattre sur Hakkai et elle encore et encore, malgré ses supplications et ses larmes.
Plus que son frère, en réalité c'était cette fille-là que Yuzuha haïssait, celle qui était pétrifiée en sa présence.
Je ne suis pas une victime ! Je refuse d'être une victime ! Se hurlait-elle chaque fois que ça arrivait. Je nous sauverai Hakkai et moi !
Ces mots, elle se les répétait depuis des années au point qu'ils en étaient devenus une sorte de bouclier derrière lequel elle se protégeait.
Mais la vérité, c'est que cette fille-là ne disparaîtrait pas avant très longtemps, elle le savait.
Si elle disparaît un jour...
Toutes les deux allaient devoir cohabiter et, ça, c'était de la faute de Taiju.
Tandis que le professeur poursuivait son cours, Yuzuha laissa son regard s'évader par la fenêtre.
Une phrase de son frère plus tôt, lui revint à l'esprit.
J'étais venu te rapporter ça hier après les cours, mais tu n'étais pas là.
Qu'est-ce qu'il avait voulu dire ? Elle était à la maison pourtant la veille.
Yuzuha comprit et elle se figea.
Il est passé au lycée ? Il est allé au club ? Mais quel crétin ! Pourquoi il a fait ça ?
Elle commença à se mordiller nerveusement l'ongle du pouce en se demandant ce qui avait pu se passer là-bas parce que, elle en était sûre, il était forcément arrivé quelque chose sinon Taiju se serait contenté de passer déposer les clefs à la maison et il ne serait jamais venu en cours aujourd'hui.
J'espère qu'il n'a pas fait n'importe quoi... Il peut être tellement dangereux parfois...
Elle leva les yeux vers l'horloge de la classe.
Il restait une heure avant la pause déjeuner. Elle allait devoir prendre son mal en patience.
Aussitôt que la cloche sonna, Yuzuha se précipita dehors sans perdre une minute.
Yukino était encore en train de déballer son bento sur la table devant elle, lorsqu'une camarade lui fit signe depuis la porte.
– Toma san ! Dit-elle. Il y a quelqu'un veut te parler !
Yukino se leva, intriguée, et rejoignit le couloir.
– Yuzuha ? Dit-elle. Il y a un problème ?
Yuzuha semblait inquiète. Elle jetait des regards autour d'elle comme si elle redoutait de voir apparaître quelqu'un et son front était barré par un pli soucieux.
– Yukino, dit-elle, est-ce que tu as vu quelqu'un hier soir après mon départ ?
– Hier ? Répéta Yukino. Oui, un garçon est passé au club, mais il n'est pas resté.
Le visage de Yuzuha se ferma un peu plus.
– Est-ce que... Reprit-elle. Il t'a dit quelque chose ? Il ne s'est rien passé ?
Cette conversation était de plus en plus étrange pour Yukino.
– Non, répondit Yukino. Il m'a à peine adressé la parole et puis il est reparti.
– Tu es sûre qu'il n'est rien arrivé d'autre ?
– Certaine oui. Il m'a demandé de lui faire une démonstration et quand je me suis retournée, il n'était déjà plus là.
Yuzuha n'y comprenait rien. Qu'est-ce qui prenait à Taiju ? Pourquoi demander une démonstration d'un sport qu'il avait toujours trouvé idiot pour disparaître aussitôt ? Et pourquoi revenir au lycée aujourd'hui ?
Tout cela était incompréhensible.
Yukino la tira de ses pensées.
– Yuzuha senpai ? Quelque chose ne va pas ?
– Non, tout va bien, mais je crois que, hier soir, tu as fait la connaissance de mon grand frère.
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