44 - Barbarossa
Deux ans plus tard
Yukino regarda le gigantesque réservoir se remplir lentement au milieu de la salle, au quarante-deuxième étage de la tour flambant neuve située dans le nord du quartier de Ginza, à Tokyo. À travers le verre épais, elle distinguait Taiju, de l'autre côté, en pleine conversation avec l'entrepreneur.
Elle soupira et le rejoignit.
– ... de cette façon, disait l'homme avec qui parlait Taiju, l'entretien sera plus facile !
– C'est parfait, répondit ce dernier.
Il avait, sur le visage, l'expression ravie d'un enfant le matin de Noël.
L'homme les laissa en voyant Yukino approcher et Taiju lui passa un bras autour de la taille quand elle fut à proximité.
– Il arrive cette semaine Yuki ! Dit-il.
Elle ne put s'empêcher de sourire devant son enthousiasme.
– Je sais oui.
Taiju avait finalement réussi à accomplir son rêve. Le restaurant dont il s'était porté acquéreur deux ans plus tôt, alors qu'il était encore au lycée, allait ouvrir ses portes le mois prochain. Le Barbarossa faisait déjà parler de lui dans les magazines spécialisés que ce soit pour son chef, Lionel Leblanc, un français venu tout droit d'Europe pour proposer des plats d'un standing élevé aux gourmets japonais, ou bien pour son colossal aquarium, une attraction unique en son genre au sein des restaurants de la capitale.
L'eau avait désormais presque atteint le niveau supérieur, là où courait une passerelle métallique qui permettrait aux employés de nourrir les animaux et de s'occuper de l'entretien de ce titanesque récif reconstitué.
Taiju n'avait pas lésiné sur les moyens pour offrir à ses protégés le cadre de vie le plus proche possible de la nature. Les plantes, coraux, coquillages et roches vivantes nécessaires à l'équilibre de ce microcosme avaient été choisis et importés avec soin, et plusieurs bancs de poissons récifaux attendaient dans des bassins plus modestes, à l'arrière du restaurant.
Mais celui dont parlait Taiju, c'était l'animal qui allait devenir la pièce maîtresse de ce joyau qu'il avait lui-même conçu.
Un jeune requin taureau provenant d'un petit aquarium d'Okinawa qui avait dû fermer ses portes.
Les propriétaires qui avaient fait faillite avaient réussi à placer tous leurs pensionnaires dans les aquariums voisins. Seul le squale n'avait pas trouvé preneur. Il faut dire que ces animaux avaient besoin d'un habitat tellement spécifique, que rares étaient les endroits capables de les accueillir.
Aussitôt qu'il en avait entendu parler, Taiju avait tout mis en œuvre pour lui offrir un lieu où vivre.
Ses anciens propriétaires, d'abord réticents à l'idée de confier l'animal à un particulier, avaient fini par céder devant le zèle de Taiju. Ce dernier n'avait eu de cesse de leur prouver qu'il était la meilleure option pour l'animal. Que lui seul pourrait lui offrir les meilleures conditions de vie.
Aujourd'hui, après des mois de travaux, le requin allait enfin rejoindre le Barbarossa pour la plus grande joie de Taiju.
– J'espère qu'ils prendront soin de lui sur le trajet, marmonna-t-il les yeux sur le réservoir encore vide d'occupants. S'il arrive mal en point, ils vont m'entendre...
Le transport d'un squale ne se faisait pas sans mal et une multitude de précautions avaient dû être prises pour être sûr que l'animal arrive vivant à Tokyo. Taiji avait lui-même investi des sommes folles, uniquement soucieux du bien-être de la créature.
– Tu sais qu'il y a toujours un risque qu'il ne se fasse pas à son nouvel environnement, lui rappela Yukino.
L'ancien gérant de l'aquarium d'Okinawa les avait prévenus. Ces animaux étaient fragiles et il arrivait souvent qu'ils meurent dans les semaines qui suivaient un changement d'habitat.
Yukino craignait que Taiju soit déçu s'ils ne pouvaient finalement pas le garder.
Taiju contempla l'eau du bassin qui reflétait maintenant les lumières tamisées de la salle.
– C'est bon, dit-il, tout ira bien. C'est un battant, je le sais. Sinon il n'aurait pas survécu tout ce temps dans ce petit bassin à Okinawa.
Yukino se blottit contre lui avec un sourire.
– Un battant... hein ? Dit-elle.
Quelques minutes après, elle rejoignit la partie administrative située de l'autre côté de la tour, au même étage que le restaurant.
Au travers de l'immense baie vitrée qui ornait le bureau de Taiju, Yukino contempla une seconde les toits de Tokyo qui s'étendaient à perte de vue.
Le panorama était vraiment majestueux. Le Barbarossa allait connaître un succès immense, elle en était certaine.
Elle abandonna la fenêtre et alla récupérer les documents qu'elle était venue chercher : les contrats concernant le bataillon de serveurs et de serveuses qu'ils allaient embaucher et qu'elle devait envoyer à leur homme de loi.
Elle avait trié elle-même ces jeunes gens sur le volet, ne retenant que ceux dont le standing pouvait correspondre à l'établissement qu'ils allaient ouvrir. Exit donc, les tatouages, piercings, apparences peu soignées, maquillages excessifs et langage grossier. Leur personnel devait refléter l'élégance du restaurant et elle ne tolérait aucune exception.
Si Yukino s'était chargé du recrutement avec tant de rigueur, il y avait une bonne raison à cela.
Trois mois plus tôt, lorsque Taiju et elle s'étaient mariés, ce dernier lui avait présenté en guise de cadeau de mariage le document préparé par son juriste et qui faisait d'elle son associée à part entière dans l'affaire.
– Uniquement si tu veux Yuki, avait-il ajouté. Si tu préfères faire autre chose, il n'y a pas de problème. Mais si ça te tente, j'aimerais bien qu'on vive cette aventure tous les deux.
Yukino avait examiné un long moment le papier, surprise. Il n'y manquait rien, avait-elle vu, ni la signature de Taiju, ni celle de son notaire. Grâce à ce document, elle serait officiellement propriétaire pour moitié de ce restaurant qui était le rêve de Taiju. Le contrat n'attendait plus que sa signature.
– Mais pourquoi ? Lui avait-elle demandé. C'est ton rêve !
– Quelqu'un m'a dit un jour qu'un rêve ne valait le coup d'être vécu que si on le partageait avec ceux que l'on aime, lui avait-il répondu.
Elle s'était alors sentie retombée amoureuse comme au premier jour.
Bien évidemment, elle avait accepté et tous les deux avaient commencé à travailler ensemble dans ce qui était désormais leur entreprise.
– Madame Shiba ! L'appela une des employées du service comptable – le seul service qui soit pour l'heure complètement fonctionnel – tandis qu'elle remontait couloir. Je viens de recevoir la facture d'un de nos fournisseurs et j'aurais besoin de votre signature !
Yukino s'immobilisa et elle examina le document.
Puis elle sortit son hanko et tamponna le papier.
(NDA : Hanko, 判子, désigne le sceau par lequel les japonais signent leurs documents. Un japonais possède généralement plusieurs hanko, par exemple un pour la vie de tous les jours, un autre pour les signatures importantes, un troisième qu'il utilise dans son travail...)
– Merci madame ! Dit la jeune femme, avant de retourner travailler.
Le restaurant n'était pas encore ouvert, mais les tâches ne manquaient pas. Cela ne dérangeait pas Yukino pour qui cette effervescence était de bonne augure.
Nous allons faire de ce restaurant le numéro un de la capitale !
Elle était décidée à transformer le rêve de Taiju en réussite éclatante en échange de la confiance qu'il lui avait accordée.
Yukino repensait encore souvent à leurs noces.
Tous les deux étant de confessions différentes, ils avaient décidé de célébrer deux cérémonies. La première à Kyoto avait été conduite par le père de Yukino, radieux de marier lui-même sa fille, et la seconde avait eu lieu à Tokyo, dans l'église que fréquentait autrefois la mère de Taiju.
Les deux familles s'étaient pliées de bonne grâce aux désirs des jeunes époux et la fête avait battu son plein pendant presque une semaine entière.
Ensuite, le couple avait emménagé dans un nouvel appartement, dans un luxueux gratte-ciel d'Ōtemachi, non loin du Jardin du Palais Impérial, dans un quartier situé à dix minutes à peine du restaurant.
Depuis, tous les deux filaient le parfait amour, du moins quand leur travail le leur permettait.
Les pensées de Yukino la ramenèrent à l'aquarium et à son futur occupant et elle se reprit à soupirer.
Cette passion de Taiju pour des animaux aussi dangereux que les requins ne cessait de la surprendre.
Une semaine plus tôt, il avait même tenté de la convaincre qu'il se sentait parfaitement capable de nourrir leur nouveau pensionnaire lui-même et que cela serait excellent de créer des liens avec lui.
– Tu es en train de me dire que tu souhaites nourrir un requin en plongeant toi-même dans le réservoir, Taiju ? Lui avait-elle répliqué en comprenant de quoi il était question.
Sa voix avait grimpé dans les aiguës et Taiju ne s'y était pas trompé. Elle ne serait jamais d'accord.
– Un requin, Taiju ! Avait-elle répété comme si cette idée n'était pas correctement entrée dans sa tête.
– Un petit requin, avait-il répondu.
Yukino avait beau ne lui arriver qu'au milieu de la poitrine, la façon dont elle avait croisé les bras, les narines frémissantes de colère, lui avait suffi. Il avait abandonné son projet et avait accepté de laisser cette tâche au spécialiste qu'il avait embauché pour s'occuper de l'aquarium, la mort dans l'âme.
Yukino avait encore envie de rire au souvenir de la mine désabusée qu'il avait alors affichée. On aurait dit un petit garçon à qui on aurait refusé un bonbon avant de dîner.
Cet homme va me faire mourir d'angoisse, se dit-elle.
L'image de Taiju plongeant dans le réservoir pour faire ami-ami avec le squale lui traversa l'esprit et elle ne sut si elle devait rire ou pleurer.
Les hommes...
Quelques jours plus tard, le convoi transportant l'animal arriva enfin au pied de la tour et Taiju descendit pour être le premier à l'accueillir.
Il passa la matinée à aboyer des ordres en tous sens pour s'assurer que le squale souffrait le moins possible de son transbordement et lorsque, en milieu de journée, ce dernier put finalement nager paisiblement dans le bassin, Taiju était planté devant, des étoiles dans les yeux.
– Il est magnifique, hein, Yuki ?
Yukino était à côté de lui et observait l'animal.
Long d'environ un mètre, il avait un museau légèrement retroussé sur une impressionnante rangée de dents tranchantes comme des lames de rasoirs. Ses pupilles qui semblaient les suivre du regard la mettaient mal à l'aise et elle se serra contre Taiju.
Elle ne comprenait toujours pas ce qu'il trouvait à ces créatures, mais le bonheur que l'on pouvait lire sur son visage lui suffisait.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et embrassa sa joue.
– Oui, dit-elle, il est magnifique.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top