41 - Départ pour Kyoto
L'hiver était arrivé brusquement sur la capitale et le froid tranchant avait des allures de lames de couteau sur le quai de la gare de Tokyo.
Yukino arrangea, non pour la première fois, le col de la chemise de Taiju sous les yeux de Yuzuha et de Hakkai qui attendaient un peu plus loin. Tous les deux étaient venus leur dire au revoir avant leur départ pour Kyoto.
– Voilà, dit-elle, comme ça, c'est mieux.
Taiju n'esquissa pas un geste.
Il préférait la laisser faire quand elle le rhabillait comme ça nerveusement. Ça n'était qu'une marque de fébrilité.
Le long du quai, l'impressionnant Shinkansen était à l'arrêt, prêt au départ, et les passagers montaient, leurs bagages à la main.
– C'est bientôt l'heure, dit-elle, je vais aller voir où se trouvent nos places.
Elle préférait les laisser tous les trois. Les Shiba avaient du mal à communiquer et la présence d'une étrangère risquait de ne pas les y aider.
Elle monta à bord du train, sa valise à roulettes derrière elle, et les abandonna sur le quai.
Deux semaines plus tôt, les Shiba et elle avaient été dîner au restaurant. C'était Taiju qui avait choisi l'établissement, le Ryugin. Un restaurant étoilé situé non loin du port, au sud de Chiyoda.
Sans surprise, en tout cas pour eux apparemment, leur père était arrivé en retard, son attaché-case à la main et les yeux sur son téléphone.
Ses premiers mots avaient été éloquents.
– Vous vouliez me voir pour quoi, les enfants ?
Taiju lui avait pourtant expliqué la raison de ce dîner. Mais Asaho Shiba ne l'avait pas écouté. Ou bien il avait oublié.
Durant la soirée, Yukino s'était montrée d'une extrême politesse. C'était elle qui avait animé la conversation, faisant les questions et les réponses, s'intéressant au travail de leur père... Jusqu'à ce que ce dernier se lève, moins d'une heure après être arrivé, prétextant un vol à prendre le lendemain matin à première heure, et disparaisse.
Yukino, qui se retenait déjà de grincer des dents, était restée interdite et Taiju s'était penché vers elle pour lui murmurer :
– Avoue que là tu as envie de cogner quelque chose...
Sa remarque l'avait faite rire et avait détendu l'atmosphère.
Le repas s'était poursuivi avec les trois Shiba restants.
D'un côté de la table, il y avait Yuzuha et Yukino qui parlaient kyūdō, compétitions et lycée. Et de l'autre Taiju et Hakkai, silencieux et sombres comme des tombes l'un et l'autre, même si ça n'était pas pour les mêmes raisons.
Hakkai semblait si mal à l'aise que Yukino l'avait pris en pitié et elle avait essayé d'entamer la discussion avec lui. Malheureusement son intervention avait eu l'effet inverse de celui qui était escompté. Hakkai s'était littéralement ratatiné sur sa chaise pour la fuir. Un instant, il avait même paru se fondre dans le bois.
– Arrête un peu ton cinéma, Hakkai ! L'avait rabroué sa sœur. Yukino ne va pas te manger et puis tu pourrais te montrer poli avec la petite amie de ton frère !
Peine perdue. Hakkai n'avait pas ouvert la bouche du reste de la soirée.
– Yuzuha, ne te mets pas en colère, était intervenue Yukino. C'est de ma faute, je suis désolée...
– Ça n'est pas de ta faute ! Lui avait répliqué Yuzuha. C'est celle de mon andouille de petit frère !
Assis à côté de Yukino, le regard de Taiju allait de son frère à sa sœur et il secouait la tête. Il semblait se dire que l'un comme l'autre étaient irrécupérables.
La soirée s'était achevée comme elle avait commencé, dans une ambiance pesante et forcée.
– Tu vois, lui avait dit Taiju une fois dehors. Je t'avais dit que c'était une mauvaise idée ce repas.
Il avait glissé un bras autour de sa taille et Yukino s'était blottie contre lui pour se protéger du froid déjà vif.
– Ça n'était pas une mauvaise idée, lui avait-elle répondu après réflexion. Cette soirée m'a permis d'apprendre à mieux vous connaître, alors ça n'était pas une perte de temps.
Cette famille la surprenait. Elle qui avait toujours eu des liens très forts avec ses proches ne comprenait pas comment ils pouvaient supporter d'avoir ce genre de relations.
– Il ne faut pas que tu en veuilles à mon père, lui avait dit Taiju. Il est comme ça depuis la mort de maman.
Yukino avait levé un regard vers lui.
En définitive, de tous les Shiba, les hommes s'avéraient les plus fragiles. En comparaison, Yuzuha faisait office de roc inébranlable.
Je me demande comment était leur mère ?
Si Yuzuha tenait de cette dernière, la mère de Taiju devait être le pilier sur lequel cette famille s'appuyait autrefois.
Et lorsqu'elle a disparu, ils se sont effondrés.
Elle se garda bien toutefois de lui faire part de ses réflexions.
Cela ne sert à rien de remuer le passé.
Sur le quai de la gare, au milieu du brouhaha des passagers qui quittaient la capitale pour les fêtes de fin d'année, Taiju, Hakkai et Yuzuha se regardaient immobiles, l'air raide et emprunté.
– Passe de bonnes vacances, dit enfin Yuzuha. Ne fais pas trop le con.
Elle tourna les talons, mais avant d'avoir fait deux pas, elle s'était figée et elle était revenue vers Taiju à grandes enjambées.
– Tu es vraiment un connard de première ! Lui lâcha-t-elle. Tu le sais, ça ?
Derrière elle, Hakkai la regardait sans savoir quoi faire.
– On t'a fait quoi nous, hein ? Lui demanda-t-elle.
Face à elle, Taiju resta silencieux.
Il ne pouvait pas lui reprocher sa colère. Un instant plus tôt, Yukino avait bénéficié sous leurs yeux de marques d'affection auxquelles eux n'avaient jamais eu droit.
Yuzuha lui martela la poitrine du doigt.
– Tu sais quoi ? J'en ai rien à foutre ! Lui dit-elle. En fait, tu peux bien te mettre ton amour où je pense !
Son langage ordurier fit se retourner toutes les têtes, mais Yuzuha n'en avait rien à faire.
Puis elle pivota à nouveau pour partir.
La voix de Taiju l'arrêta.
– Si je peux l'aimer aujourd'hui, dit-il, c'est parce que je sais maintenant à quel point j'ai fait fausse route avec vous... alors, c'est grâce à vous deux, si on peut dire.
Il inspira puis s'inclina.
– Pardon, Yu, Hakkai. Je vous demande pardon. Pour tout.
À quelques pas de là, Yuzuha lui tournait toujours le dos. Entre eux, Hakkai les regardait tour à tour sans rien dire.
Finalement, Yuzuha reprit.
– Il va te falloir plus que des excuses, lui dit-elle. Prépare-toi à te plier en quatre pendant les prochaines décennies, espèce de con.
Puis elle partit et Hakkai lui emboîta le pas.
Dans le sas d'entrée du wagon voisin, Yukino s'était arrêtée en entendant Yuzuha crier. Elle ne voulait pas s'en mêler.
Lorsque Yuzuha et Hakkai furent loin, elle sortit enfin. Taiju s'était redressé et il fixait du regard les escaliers dans lesquels son frère et sa sœur venaient de disparaître.
Yukino le rejoignit et prit son bras, ramenant son attention sur elle.
– On y va ? Lui dit-elle.
Taiju finit par hocher la tête.
– Ouais, dit-il en la suivant.
Tandis qu'ils montaient dans le train, Taiju jeta un dernier regard au quai.
– Ils t'aiment, lui dit Yukino à mi-voix. On ne se met pas autant en colère pour quelqu'un que l'on n'aime pas.
Le trajet fut calme et deux heures plus tard, ils arrivèrent en vue de la gare de Kyoto.
Le temps était beau et sec pour la saison et seuls quelques nuages s'effilochaient dans le ciel, comme du coton que l'on aurait étiré. On était très loin des lourds nuages gris qu'ils avaient laissés à Tokyo.
Yukino ne tenait plus en place. Elle ne cessait de vérifier si sa valise était bien fermée, si les petits cadeaux – omiyage – qu'elle avait achetés pour ses proches n'avaient pas souffert du voyage... Mais surtout, elle ne cessait de s'assurer que Taiju était présentable. Elle resserrait son nœud de cravate, ajustait son col, contrôlait la présence de taches sur son costume...
Il la laissait faire d'un air compréhensif.
– C'est bon Yuki, la rassura-t-il pour la énième fois en attrapant ses mains, tout se passera bien.
Elle sourit et souffla.
– Oui, tu as raison, dit-elle en se rasseyant le cœur battant.
Sa nervosité pouvait se comprendre. Elle n'avait plus vu ses parents depuis des mois et, lorsqu'elle était partie, elle n'imaginait pas qu'elle reviendrait leur présenter l'homme qu'elle comptait un jour épouser.
Même moi j'ai du mal à y croire.
Une voix annonça l'arrêt imminent du train et Yukino se remit à triturer les boutons de manchettes de Taiju.
Il la regarda faire en se retenant de rire.
Je comprends, se dit-il. Moi aussi je serais nerveux à sa place.
Lorsque le train fut à quai, tous les deux se levèrent et suivirent les autres passagers.
Taiju portait la valise de Yukino en plus de la sienne et il se frayait un passage dans l'allée, se contorsionnant pour éviter les porte-bagages.
Il baissa la tête, franchit les portes et, une fois dehors, Yukino se hissa sur la pointe des pieds et chercha des yeux sa mère sur le quai bondé.
Ce fut cette dernière qui les vit la première.
Elle s'approcha quand elle reconnut sa fille.
Mais une fois à proximité, elle se figea. Ses yeux dépassèrent la tête de Yukino et ils se mirent à monter et monter encore comme s'ils ne devaient jamais s'arrêter.
– Grands dieux... Lâcha-t-elle dans un souffle, stupéfaite par la carrure de Taiju.
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