36 - Complicité
Les premiers frimas furent de retour sur la capitale et les nuages s'étendirent au-dessus des toits, comme une couverture épaisse et grise.
– ... Et Yuzuha lui a dit de laisser tomber avant qu'elle ne lui mette son poing dans la figure ! Raconta Yukino.
– C'est bien le genre de ma sœur, reconnut Taiju.
Tous les deux s'étaient installés au premier étage d'un petit salon de thé pour profiter de la chaleur des lieux après avoir passé la matinée à faire les boutiques pour des articles dont la tante de Yukino avait besoin.
– Non, mais tu ne m'as pas comprise ! Reprit-elle. Ce type faisait facilement une tête de plus qu'elle ! En plus de cela, c'est le batteur vedette de l'équipe de baseball du lycée !
– Si tu crois que ce genre de choses l'impressionne, lui dit Taiju. Je l'ai déjà vu cogner un bōsōzoku qui menaçait Hakkai avec un couteau.
Il se garda bien toutefois d'ajouter que ce dernier, Inupi, faisait alors partie de ses hommes et que lui-même avait ensuite frappé Yuzuha pour être intervenue dans sa discussion avec Hakkai.
– Quand même, poursuivit Yukino. Moi je n'en menais pas large et je n'étais pas la seule.
Après leur entraînement commun avec l'équipe de kyūdō du lycée Tsujimine, Yuzuha avait décidé de suivre l'exemple de leurs adversaires et d'ajouter plusieurs exercices d'athlétisme à leur quotidien.
– Ce sera parfait pour renforcer notre endurance et développer des muscles que nous n'avons pas l'habitude de travailler ! Avait-elle dit avec fermeté.
Les membres du club, eux, étaient dubitatifs, mais Yuzuha n'en avait pas démordu. Le meilleur moyen de progresser, c'était d'explorer de nouvelles pistes, disait-elle.
C'est ainsi que le club de kyūdō s'était retrouvé à réserver le stade de l'école pour faire des tours de terrain, sauter des haies ou encore s'essayer au lancer de poids et au saut en longueur.
Pour sa part, Yukino n'était pas opposée à cette expérience. Le raisonnement de Yuzuha se tenait et en plus, cela ne pouvait pas leur faire de mal.
C'est plutôt amusant en fait... Avait-elle songé après leur première séance.
C'était lors de l'un de ces entraînements que Yuzuha en était presque venue aux mains avec un membre phare de l'équipe de baseball venu s'échauffer avec ses camarades. Ce dernier leur avait soutenu que ses coéquipiers et lui avaient davantage besoin du terrain qu'une bande de lopettes qui faisait mumuse avec des arcs.
Le sang de Yuzuha n'avait fait qu'un tour et, pendant un instant, Yukino avait cru qu'il allait falloir la retenir.
Heureusement, l'entraîneur de l'équipe de baseball était arrivé et l'affrontement avait pu être évité.
Tout de même, se disait-elle encore, elle n'a peur de rien pour une fille.
Elle se souvint alors qu'elle avait grandi aux côtés d'un Taiju violent et, comme avec le jeune Aido deux mois plus tôt, Yukino se fit la remarque que cela leur avait au moins conféré une assurance à toute épreuve.
À tout malheur, il y a du bon.
Elle leva les yeux vers Taiju, assis en face d'elle, qui buvait une tasse de café en feuilletant un prospectus.
Depuis qu'ils avaient décidé de poursuivre leur relation, il n'avait plus esquissé le moindre geste brutal en sa présence. En fait, c'était même tout le contraire. Lorsqu'ils étaient tous les deux, Taiju semblait mettre un point d'honneur à se surveiller pour ne pas lui faire peur.
C'était comme s'il tenait à lui prouver à quel point leur couple comptait pour lui.
Une sorte de pénitence.
Cette attention la touchait.
Avec le temps, Yukino avait commencé à reprendre confiance en elle et ils avaient un peu retrouvé de cette complicité un temps perdue.
Taiju parut deviner le poids de son regard posé sur lui et il leva la tête. Il abandonna son magazine pour tendre le bras et caresser sa main du bout des doigts.
– À quoi tu penses ? Lui demanda-t-il.
– À toi, lui répondit-elle sans hésiter.
Elle sentit ses doigts se refermer sur sa main avec douceur et elle pressa les siens en retour.
– Qu'est-ce que tu veux faire cet après-midi ? Reprit-elle après un instant tout en piochant dans sa part de tarte.
– Je ne sais pas, dit-il, tu n'as rien d'autre de prévu ?
Yukino secoua la tête.
– Non, rien de spécial en dehors des courses de ma tante.
Elle les avait déjà faites livrer au sanctuaire.
– Tu veux qu'on aille voir un film ?
Yukino réfléchit, puis elle fit la moue.
– Non, je n'en ai pas très envie, dit-elle. Il n'y a rien de bien à l'affiche en ce moment.
– Et un DVD ? Dit-il. On pourrait aller chez moi et se regarder un film tranquillement ?
Dehors il s'était mis à pleuvoir et les gouttes dévalaient à présent mollement la vitre du salon de thé, donnant un air lugubre à la rue.
– Tu m'invites chez toi ? Releva-t-elle avec un sourire.
Taiju se rendit compte du double sens de ce qu'il venait de lui proposer.
– Je ne dis pas ça avec des arrière-pensées... Dit-il. Je me disais juste que tu aimerais passer l'après-midi au chaud avec le temps qu'il fait.
– Oui, j'aimerais beaucoup voir où tu vis, répondit-elle.
Quinze minutes plus tard, tous les deux profitèrent d'une accalmie pour rejoindre la moto que Taiju avait garée à couvert, plus loin.
Il lui tendit son casque.
– Tu n'en portes jamais, toi ? Lui fit-elle remarquer en le mettant.
– Hmm ? Non, je n'aime pas ça. Je trouve que ça gêne la visibilité.
– Sans compter que tu ne crains rien, dit-elle en riant, tu as la tête plus dure que le bitume !
Un instant, elle regretta de l'avoir taquiné ainsi et une ombre de crainte lui serra le cœur. Mais Taiju vint lui passer les bras autour de la taille.
Il se pencha et posa ses lèvres sur les siennes.
– Chipie, souffla-t-il affectueusement.
Yukino sentit une vague de chaleur lui emplir la poitrine.
Elle glissa à son tour les bras autour de lui.
– Oui, répondit-elle en pouffant comme une gamine.
Tandis qu'ils roulaient vers le nord de Ginza et son appartement, Taiju réfléchissait.
Il fut un temps où, si Hakkai, Yuzuha, ou n'importe qui d'autres s'était permis de plaisanter avec lui comme Yukino venait de le faire, il serait aussitôt sorti de ses gonds.
Pourtant là, l'idée ne l'avait même pas effleurée.
Il était plus fort qu'elle, il n'y avait pas à en douter, alors quel intérêt il y aurait de le lui prouver ?
En plus, il savait qu'il n'y avait aucune méchanceté dans ses paroles. C'était juste l'effet de leur complicité, une marque de confiance.
Pourquoi aurais-je besoin de me mettre en colère pour cela ?
L'idée que Yukino se sente assez bien avec lui pour le taquiner lui faisait courir un frisson agréable à la surface de la peau et il se lova dans cette pensée avec l'impression de ronronner d'aise comme un gros chat.
Il sourit et accéléra, savourant la pression de ses bras autour de lui et son corps pressé contre le sien.
Parvenus à quelques pâtés de maisons de la gare principale de Tokyo, non loin du boulevard qui traversait le quartier du nord au sud, Taiju se rangea sur la place de parking qui lui était réservée, au pied de l'immeuble où elle était venue l'attendre des mois plus tôt, et il aida Yukino à mettre pied à terre.
Elle retira son casque et jeta un œil au-dessus d'eux.
Même si elle était déjà venue ici, elle n'était encore jamais entrée.
Le bâtiment, une petite résidence de quatre étages qui faisait l'angle de la rue, ressemblait à un immeuble de bureaux. Toute la façade était vitrée, comme celles des building voisins, et il ne disposait pas de balcons.
Cela lui ressemble tout à fait, se dit-elle. Un logement fonctionnel et sans fioritures.
Taiju vint la prendre par la taille.
– Alors ? Dit-il.
– C'est un quartier d'affaires, remarqua-t-elle.
– Oui, reconnut-il, il n'y a que des entreprises aux alentours. Je voulais un appart' dans un endroit comme ça.
– Pourquoi ? S'étonna-t-elle.
Il esquissa un sourire en coin.
– La hauteur sous plafond, lui expliqua-t-il.
Ils se dirigèrent vers l'entrée, Yukino pouffant de rire et, une fois dans l'ascenseur, Taiju appuya sur le bouton du dernier étage.
Elle aurait pourtant dû y penser. Un homme de la stature de Taiju Shiba ne pouvait pas habiter n'importe où.
– Ça ne fait pas longtemps que tu vis ici, n'est-ce pas ? Lui demanda-t-elle tandis que la cabine montait.
– Non, j'ai emménagé l'hiver dernier, après avoir quitté la maison.
Yukino le prit par le bras et sourit.
– J'ai hâte de voir comment tu vis.
L'appartement dans lequel il la conduisit était situé à l'angle du bâtiment. Quand il ouvrit la porte, Yukino remarqua en premier lieu la lumière qui provenait de la vaste baie vitrée en dépit du temps pluvieux.
L'appartement était en une pièce, vaste et plus haut de plafond que l'étaient habituellement les habitations japonaises. Il y avait une cuisine américaine près de l'entrée, un salon dominé par un grand écran plat et, plus loin, sous la fenêtre, le coin chambre avec un lit de grande taille.
Les draps noirs tranchaient sur le reste de la décoration, en nuances de gris et de blanc, et tout était simple, mais moderne vit-elle.
Elle retira ses chaussures et entra.
Dans son dos, Taiju la rejoignit.
– Tu en penses quoi ? Dit-il.
Il y avait un sourire dans sa voix.
Yukino lui jeta un œil par-dessus son épaule.
– Un véritable appartement de garçon, dit-elle.
Il rit et alla récupérer deux canettes de soda dans le frigo.
– Tu as envie de voir quoi ? Lui dit-il en revenant vers elle.
– Je ne sais pas, dit-elle. Qu'est-ce que tu me proposes ?
Il posa les sodas sur la table basse et se dirigea vers le meuble, sous la télévision, qui abritait sa collection de DVD.
Yukino le rejoignit et s'accroupit à côté de lui pour les examiner.
C'était pour la plupart des films d'action, mais elle remarqua aussi quelques documentaires et plusieurs programmes destinés à travailler son anglais. Taiju feignait de n'avoir aucun goût pour les études, mais il prenait de toute évidence son avenir très au sérieux.
Elle ne connaissait certains de ces films que de nom.
Elle se tourna vers Taiju.
– Lequel est ton préféré ? Lui demanda-t-elle.
Taiju hésita, puis il tendit le bras vers un film posé sur le dessus du meuble.
Sa jaquette était usée par l'usage, vit-elle.
Il le lui donna.
– Le Grand Bleu, lut-elle, un film français ?
Elle ne s'attendait pas à cela.
– Oui, tu l'as déjà vu ?
Yukino secoua la tête.
– Non, mais j'en ai beaucoup entendu parler, il est célèbre.
Elle réfléchit et reprit.
– Regardons celui-là, dit-elle.
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