31 - Conversation

Taiju se laissa glisser contre le mur et il s'assit sur le sol sans un mot. À quelques pas de là, Yukino décocha une nouvelle flèche.

La corde vibra et ce son si particulier lui emplit la poitrine, comme cette fois-là, le premier jour où il l'avait vue.

C'était déjà ici, se souvint-il.

Entre eux, tout avait commencé dans ce dojo et c'était ici que tout finirait.

Ça lui semblait adapté.

Après un long silence, ce fut lui qui parla le premier.

– Dis-le Yuki.

Il avait à peine murmuré, mais Yukino s'immobilisa.

– Te dire quoi ? répondit-elle sans se retourner.

– Que je suis un imbécile.

Elle souffla.

– Pourquoi te dire quelque chose que tu sais apparemment déjà ?

Il laissa échapper un rire désabusé.

– Tu as raison, dit-il.

Lorsqu'il avait fui un peu plus tôt après avoir tabassé ce gamin, la vérité lui avait sauté au visage avec une douloureuse évidence.

Yukino n'avait rien fait de mal et ce garçon non plus. Il y avait sûrement une bonne explication à leur présence derrière ce bâtiment. Mais il n'avait pas pris la peine de la leur demander ou de les écouter.

Et voilà où il en était.

J'ai tout perdu... encore une fois.

C'était de sa faute, il en était conscient.

Mais il ne comprenait pas comment il en était arrivé là à nouveau.

Il faut croire que tout ce que je sais faire, c'est détruire ce qui m'entoure.

Cette idée creusa un peu plus le trou empoisonné dans sa poitrine et il se sentit grimacer.

Yukino vint s'accroupir devant lui.

– Pourquoi est-ce que tu es là, Taiju ? Lui demanda-t-elle.

Taiju leva un œil vers elle.

Pourquoi est-ce qu'il était venu la voir ? Pour s'expliquer ? Non. Pour quelle raison alors ?

Il était incapable de le dire.

Yukino continua de le regarder.

– Aido, reprit-elle, – c'est le garçon que tu as frappé – voulait que je parle de lui à l'une de mes camarades. Elle lui plaisait, mais il craignait d'être rejeté. Je crois qu'il a le nez brisé maintenant.

Elle n'avait pas élevé la voix, elle n'avait même pas mis la moindre note de reproches dans ses paroles. Pourtant Taiju se sentait comme un gamin prit en faute.

Et il détestait cela.

Avant qu'il ait dit un mot, Yukino s'était redressée et elle avait regagné le bord du kyūdōjo. Plus loin, les cibles étaient à présent presque invisibles dans la pénombre et les disques de papier blanc semblaient flotter dans l'obscurité comme des fantômes.

Yukino inspira.

– Tout à l'heure, lui dit-elle, j'ai eu peur comme cela ne m'était jamais arrivé avant. Peur au point que je n'ai même pas pu faire un geste. Je suis restée figée, tétanisée, incapable de bouger ou même de réfléchir. Il n'y avait plus de place dans mon esprit pour autre chose que la peur. C'est une chose que je n'avais jamais ressentie et que je ne veux plus jamais ressentir.

Derrière elle, Taiju restait silencieux.

Elle pouvait néanmoins sentir le poids de son regard sur son dos.

Elle leva les yeux par-dessus son épaule.

– Tu comprends ce que je veux dire ? Dit-elle.

Taiju ne dit toujours pas un mot.

Après un moment, il finit par sortir du silence.

– Alors... c'est fini, nous deux ? Dit-il.

Yukino lui jeta un coup d'œil incrédule. Puis elle secoua la tête.

Un enfant... Se dit-elle. Un enfant qui ne sait ni gérer ses émotions, ni tolérer la frustration.

Elle abandonna le bord du dojo pour le rejoindre et s'asseoir à côté de lui. Autour d'eux, la nuit était finalement tombée et la seule lumière provenait de la lune qui paraissait suspendue, comme à un fil, au-dessus de l'étendue d'herbe, entre eux et les cibles.

– Pourquoi tu as fait cela, Taiju ? Reprit Yukino.

Elle avait parlé dans un souffle imperceptible, mais à côté d'elle, Taiju se raidit.

– J'imagine que j'étais jaloux... Répondit-il sur le même ton.

Elle secoua de nouveau la tête.

– Non, dit-elle, tu ne m'as pas comprise. Pourquoi tu as fait cela ?

Elle avait insisté sur les mots comme s'ils avaient un sens particulier et Taiju garda cette fois le silence.

L'écho de son souffle lui emplissait les oreilles, mais il ne disait toujours rien. Les pensées tourbillonnaient dans sa tête. Elles refusaient de se laisser saisir. C'était frustrant. Il avait l'impression d'avoir la réponse à portée de la main, mais de ne pas arriver à l'attraper.

Finalement, Yukino se leva et se prépara à partir.

Avant qu'elle ait fait un pas, Taiju se redressa.

Une pensée en particulier revenait plus souvent que les autres.

– Parce que j'avais peur.... Lâcha-t-il. Peur de te perdre.

Debout au-dessus de lui dans l'ombre, Yukino s'immobilisa.

Ainsi, il avait été capable de le dire.

Elle soupira et se rassit près de lui.

– Je vois, dit-elle. Et maintenant... ?

Taiju la regarda sans comprendre.

– Je sais... que ce gars et toi, vous ne faisiez rien de mal.

Elle secoua encore une fois la tête. Il ne comprenait pas.

– Non, Taiju, ça n'est pas ce que je te demande, reprit-elle. Je veux savoir si tu as toujours peur ?

Taiju la regarda sans comprendre. De quoi devrait-il avoir peur ? Ce type n'était rien pour elle, il le savait. Alors il n'y avait plus de raison d'avoir peur, n'est-ce pas ?

N'est-ce pas... ?

Dans ce cas, pourquoi cette morsure continuait-elle à lui tenailler le cœur ?

Ça n'est pas de la peur, essaya-t-il de se raisonner. C'est juste... de l'amertume, la honte d'avoir tout gâché à nouveau avec quelqu'un que j'aime.

Mais il savait qu'il se mentait. Cette sensation, c'était bien de la peur.

Son esprit se cabra à cette idée et Yukino le sentit se tendre à côté d'elle.

Je n'ai peur de rien ! S'intima-t-il.

Il serra les poings, les avant-bras posés sur ses genoux, et ses muscles saillirent.

– Tu as raison, dit-il. J'ai peur. Mais je ferai ce qu'il faut pour la faire disparaître. Je te le promets.

Il était trop tard pour eux deux, mais il voulait au moins éradiquer cette faiblesse pour devenir un autre homme.

À côté de lui, Yukino le regarda, abasourdie.

– Tu vas faire quoi ? Dit-elle.

Il y avait de l'effarement dans sa voix. 

Taiju reprit.

– Je ferai le nécessaire pour que cette peur disparaisse, répéta-t-il, pour devenir plus fort. Même si ça ne veut plus rien dire pour nous deux.

Yukino se redressa et elle s'agenouilla face à lui.

Elle avait l'air éberluée.

Elle tendit les mains et, comme Yuzuha l'avait fait avec elle un peu plus tôt, elle prit son visage dans les mains.

– Taiju Shiba, dit-elle, qu'est-ce que tu es en train de dire ? Lui demanda-t-elle, stupéfaite.

La chaleur de ses paumes lui rappela tous ces moments qu'ils avaient passés ensemble et Taiju se retint de poser ses mains sur les siennes.

Son cœur se serra et une supplique lui monta aux lèvres :

Je sais que je ne te mérite pas... mais ne me quitte pas Yuki !

Les mots se logèrent dans sa gorge et il se sentit étouffer.

– Je t'aime, dit-il à la place, et même si je t'ai perdue, je ferai tout ce que je peux pour faire disparaître ce type... Pour éradiquer cette peur qu'il éprouve et devenir quelqu'un d'autre.

Il était sérieux.

– Mais... Taiju, reprit-elle comme une évidence, aimer c'est avoir peur !




Taiju la regarda, ébahi.

– Qu'est-ce que tu racontes ? Dit-il.

Yukino resserra la prise de ses mains sur ses joues, comme si le simple contact de ses doigts pouvait faire entrer ce concept dans sa tête.

– On ne combat pas la peur, lui dit-elle, on l'écoute, parce que aimer c'est avoir peur. C'est craindre pour l'autre. C'est accepter de n'avoir aucun pouvoir sur celui que l'on aime ! C'est redouter de le perdre tout en sachant que tôt ou tard ce sera fini, ne serait-ce que parce que la vie en aura décidé ainsi...

Taiju était atterré. Elle poursuivit.

– Aimer, dit-elle en cherchant ses mots, c'est... c'est sauter du haut d'une falaise sans savoir ce qu'il y a en bas ! C'est accepter cette peur, c'est la regarder en face, la laisser s'exprimer. C'est accepter d'être faible face à l'autre et y puiser de la force !

Taiju ne savait pas quoi dire. Il avait l'impression que son monde venait d'être renversé la tête en bas et il ne savait plus où il en était.

Qu'est-ce que... ?

Avant qu'il ait pu formuler une pensée, il revit l'expression déterminée de Yuzuha le jour où, enfant, elle s'était dressée face à lui pour protéger Hakkai. L'éclat presque fiévreux qui avait fait briller son regard s'imposa à lui.

C'était de l'amour, comprit-il. La peur qu'elle éprouvait pour lui était plus forte que celle que je lui inspirais... parce qu'elle l'aime.

Puis Takemichi Hanagaki surgit devant ses yeux, meurtri par les coups et qui se relevait malgré tout encore et encore.

Lui aussi... Comprit-il alors. Lui aussi est prêt à tout pour ceux qu'il aime, même à me défier... même à mourir.

C'était une évidence, pourtant il le comprenait seulement maintenant.

Il posa ses mains sur celles de Yukino et un frisson lui traversa le corps.

– Yuki... Bredouilla-t-il.

Il avait l'impression d'avoir fait fausse route toute sa vie. D'avoir avancé dans le noir tel un bulldozer en écrasant tout sur son passage persuadé d'aller dans la bonne direction et il se rendait compte à présent que son chemin n'avait fait que l'éloigner de ceux qu'il aimait.

Yukino se laissa retomber sur ses talons.

Quel gâchis, se dit-elle, quel incroyable gâchis.

Cette famille avait volé en éclat parce qu'ils ne savaient pas s'aimer.

Ils ont fait de leur mieux... mais c'est tout de même une histoire horrible.

Elle se redressa et inspira profondément plusieurs fois pour retrouver son calme.

Puis elle retourna vers le bord du dojo où elle avait laissé son arc et abandonna Taiju, bouleversé, derrière elle.

– Yuki... souffla-t-il dans son dos. Qu'est-ce que je dois faire ?

Il y avait tellement de détresse dans sa voix qu'elle s'immobilisa.

Quel incroyable gâchis, se répéta-t-elle.

Dans son dos, le souffle de Taiju était devenu lourd. Il semblait souffrir.

– Dis-le-moi... Reprit-il égaré. Dis-moi ce que je dois faire...

– Je ne sais pas, dit-elle, la réponse est différente pour chacun de nous. Celle qui te convient, tu es le seul à pouvoir la trouver.

Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à lui fermer la porte, pas maintenant qu'il avait ouvert les yeux.

Elle ajouta :

– Mais sache que, en ce qui me concerne, tu n'as pas enfreint la règle que je t'avais fixée même si tu as failli le faire. Le reste... ne dépend plus que de toi.

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