26 - Matsuri
Le festival eut lieu deux semaines après leur journée à la plage.
Dans une salle à l'écart, à l'arrière du sanctuaire décoré de lampions multicolores qui surmontaient des stands de jeux et de nourriture, Yukino terminait de se préparer avec l'aide de sa tante.
Après avoir noué son obi, cette dernière recula d'un pas.
(NDA : Obi, ceinture dans les tenues traditionnelles japonaises.)
– Ça te va très bien, dit-elle. Tu devrais t'occuper de la danse sacrée plus souvent !
Yukino soupira.
Elle n'avait pas réussi à se débarrasser de son stress ces derniers jours et elle sentait maintenant à deux doigts de jeter l'éponge et de demander à une autre miko de prendre la relève.
Mais qu'est-ce qui m'a pris d'accepter ?
Elle se promit d'avoir une discussion sérieuse avec son père au sujet de ses idées farfelues.
Moi, ma spécialité c'est le tir sacré... Telle que je me connais, je vais m'emmêler les pieds au milieu de la danse et me casser la figure devant tout le monde !
Ses craintes n'étaient pas sans fondement. La tenue qu'elle portait était lourde et encombrante. En plus de ça, les pans du kimono, comme les manches, traînaient sur le sol et elle devait tenir un kagurasuzu, un instrument muni de clochettes et prolongé par une longue bande de tissu, qui l'empêchait d'avoir les mains libres.
Je vais tomber et ridiculiser le sanctuaire...
Au moins cet exploit ne serait jamais oublié. Son oncle avait réussi à se procurer une caméra pour immortaliser sa performance.
Cette vidéo fera rigoler notre famille pendant des générations, c'est sûr !
– Ton petit ami vient te voir ce soir ? Dit sa tante, la tirant de ses réflexions moroses.
– Oui, répondit Yukino, il m'a dit qu'il serait là, mais je ne l'ai pas encore vu.
– Il doit sûrement se balader dans le sanctuaire. Les décorations sont très réussies cette année et les stands sont plus nombreux que jamais.
Sa tante continua à babiller et les pensées de Yukino s'égarèrent à nouveau. Elle inspirait et expirait en essayant de retrouver son calme. En vain.
Ce sera bientôt fini, se raisonnait-elle.
– Quand même, reprit sa tante en ajustant sa tenue, je ne comprends pas que la danse te stresse à ce point alors que le tir sacré semble ne te faire ni chaud ni froid. Moi, à ta place, j'aurais plus peur de rater la cible.
Elle avait raison. Mais Yukino pratiquait le kyūdō depuis si longtemps que le rituel était devenu pour elle un moment apaisant. Elle aimait cet instant où le silence s'installait, comme si le temps suspendait son vol autour d'elle, juste avant que sa flèche ne file et transperce la cible peinte aux couleurs d'un démon. À chaque fois, elle avait l'impression d'en ressortir purifiée.
Mais la danse, c'est autre chose... C'est beaucoup plus compliqué.
Son oncle les rejoignit.
– Les musiciens sont prêts, leur dit-il. Nous pouvons y aller.
Yukino eut l'impression que quelque chose d'énorme se coinçait dans sa gorge.
– Très bien, réussit-elle à articuler. Allons-y.
Autour du kaguraden, un foule dense se pressait, silencieuse, le visage levé.
Il y avait là toutes les personnes âgées du quartier, mais aussi les commerçants du coin, des familles venues au festival et des camarades de classe de Yukino.
En revanche, elle eut beau scruter l'assistance, Yukino ne vit Taiju nulle part.
Le connaissant, se dit-elle en s'installant, il a dû s'installer à l'écart.
La plus grande partie du sanctuaire était à présent plongée dans l'ombre et quantité de recoins étaient invisibles depuis l'estrade.
Les premières notes de musique s'élevèrent et elle se mit en mouvement avec concentration.
Au début, ce fut difficile. Le souffle lui manqua rapidement et la chorégraphie s'embrouilla dans sa tête. Le kagurasuzu, l'instrument à clochettes, devenait de plus en plus lourd au bout de son bras et Yukino ne tarda pas à sentir son poignet fatiguer. La sueur se mit à perler sur son front, sous la lourde coiffe florale, et, pendant une seconde, elle se dit qu'elle n'arriverait pas au bout de sa performance.
Puis, peu à peu, la musique s'estompa jusqu'à n'être plus qu'un bourdonnement lointain. Ses mouvements s'allégèrent et le poids de son instrument s'atténua.
Une vague d'énergie monta de sa poitrine.
Cette dernière faisait penser à une boule de chaleur qui enflait et désenflait au rythme de ses pas et Yukino se laissa emporter par cette vague.
Elle était chaude et agréable. Elle soulagea son fardeau, mais surtout, elle semblait irradier, jusqu'à se répandre sur le public, en contrebas.
Tout parut disparaître autour d'elle et elle reprit le rituel avec une ardeur nouvelle.
Mon oncle avait raison. C'est la même cérémonie.
Quelques minutes plus tôt
Plus loin, sous l'ombre des grands arbres qui bordaient la clairière autour du kaguraden, Taiju s'appuya contre un tronc, à l'abri des regards, les bras croisés sur la poitrine. Il n'aimait pas ce genre de cérémonies, mais Yuki avait insisté pour qu'il vienne, alors il était venu.
Qu'est-ce qu'ils trouvent à toutes ces simagrées ? Grommela-t-il en silence.
Pour lui, un rituel religieux se devait d'être digne et sobre, un peu à l'image d'une messe, et non pas bruyant et coloré comme ce festival qui avait des allures de kermesse.
Il soupira.
Après tout, ces gens faisaient bien ce qu'ils voulaient.
Je n'ai pas à leur dire en quoi ils doivent croire...
Il vit Yukino monter sur l'estrade, engoncée dans sa lourde tenue de cérémonie, et il se redressa.
Elle avait l'air mal à l'aise et tendue.
Les premières notes de musique s'élevèrent et elle se mit en mouvement avec gaucherie.
Taiju fronça les sourcils.
Sur la scène, Yukino semblait lutter. Sa poitrine se soulevait rapidement et elle avait le visage rouge. Mais avant qu'il ait fait un pas vers l'estrade, l'atmosphère avait commencé à changer. Les mouvements de Yukino étaient devenus plus fluides et son visage se détendit.
Taiju revint s'appuyer contre l'arbre et il s'absorba dans la contemplation de la danse.
Cette fille était belle, il ne pouvait pas dire le contraire. Même ainsi, dans cette tenue traditionnelle, chacun de ses gestes lui faisait battre le cœur et il aurait pu la regarder ainsi pendant des heures.
Le son des clochettes qu'elle tenait se mêlait aux notes suraiguës des flûtes et aux grondements des tambours taiko. Les sonorités si particulières de la musique shintō donnaient une dimension surréelle à la représentation. Comme s'ils étaient tout à coup passés dans un autre monde.
Les pas se succédèrent et la musique se mit à monter et descendre la gamme avec rapidité.
Suivant la mélodie, Yukino fendit à plusieurs reprises l'air de son instrument.
La prêtresse pourfend le mal, comprit Taiju, elle détruit le démon, elle le repousse dans les ténèbres.
Cette pensée lui serra la poitrine et Taiju se sentit grimacer.
Et le mal en moi Yuki ? Tu peux le détruire aussi ?
La danse sacrée s'acheva pour laisser la place au tir rituel.
La foule suivit le chemin de lampions allumés par les aides du sanctuaire. Il menait à l'arrière des bâtiments, vers le kyūdōjo dont les abords avaient été dégagés pour accueillir les fidèles sans gêner la cérémonie.
Taiju leur emboîta le pas sans paraître se rendre compte de ce qu'il faisait. Il semblait hypnotisé.
Après un instant, Yukino reparut cette fois dans une tenue qui rappelait celle qu'elle portait à l'entraînement.
Elle se dénuda une épaule et il vit que, en dessous, elle portait un haramaki.
(NDA : Haramaki, bande de tissus enroulée autour de la poitrine ou de la taille. C'est ce que porte Mikey dans le manga.)
Autour d'elle, l'assemblée semblait retenir son souffle, mais Yukino était sereine désormais.
Elle semblait même irradier.
Taiju se rapprocha et il se retrouva mêlé aux fidèles sans même s'en apercevoir. Il les dominait tous de sa haute taille.
Yukino banda son arc, une deuxième flèche déjà prête à la main, et quand elle tira, le sifflement de l'arc fut suivi d'un soupir qui monta de la foule.
Au moment où les trois flèches eurent transpercer le démon peint sur la cible, une clameur envahit la nuit et Taiju se joignit aux applaudissements.
Fais-le aussi pour moi Yuki... Souffla-t-il pour lui-même. Détruis le mal à l'intérieur de moi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top