16 - À cœur ouvert

Après l'entraînement, Yuzuha et Yukino partirent ensemble. Yuzuha avait demandé à l'une de ses camarades de fermer le dojo et de se charger exceptionnellement de rapporter la clé en salle des professeurs.

– Ça te dit qu'on aille boire un soda ? Dit Yuzuha une fois arrivée au portail. Ça serait plus agréable pour discuter.

Elle ne voulait pas que Yukino s'imagine être tomber dans un guet-apens.

– Oui, c'est une bonne idée, répondit cette dernière. Il y a un salon de thé qui propose des gâteaux délicieux en bas de la rue. Nous n'avons qu'à y aller.

– Je ne te savais pas gourmande ? Plaisanta Yuzuha.

– Je ne résiste pas à un bon gâteau, dit Yukino en riant à son tour.

Elle était rassurée de voir que les relations entre Yuzuha et elle ne semblaient pas s'être ternies, mais elle avait quand même hâte de mettre les choses au clair.

J'aurais vraiment dû faire plus attention. Quelle sotte je peux être parfois !

Toutes les deux rejoignirent le salon de thé et elles s'installèrent dans un box à l'écart, dans le fond de la salle.

– Écoute Yukino... Commença Yuzuha une fois que leurs commandes furent arrivées.

Mais Yukino ne la laissa pas finir. Elle s'inclina, le front touchant presque le plateau de la table.

– Je suis désolée Yuzuha, dit-elle. J'aurais dû t'en parler dès qu'il a été question d'un rendez-vous entre ton frère et moi. J'ai fait preuve d'une insensibilité cruelle à ton égard et je m'en excuse sincèrement !

Yuzuha était surprise. Elle s'était bien attendue à ce que Yukino veuille s'excuser, mais elle ne s'était pas attendue à ce que cette situation paraisse la toucher autant.

– Ne t'en fais pas, la rassura-t-elle. Tu fais bien ce que tu veux et mon frère est adulte...

Yukino se redressa et Yuzuha reprit.

– Néanmoins...

Elle ne savait pas par où commencer.

Elle inspira et lui dit :

– Je veux juste te demander d'être prudente.

– D'être prudente ? Répéta Yukino.

– Oui. Tu sais aussi bien que moi que les gens ne sont pas toujours ce qu'ils paraissent être.

En face d'elle, Yukino ne dit pas un mot, mais son regard semblait la transpercer. Yuzuha plongea dans sa part de tarte pour l'éviter.

Pendant un long moment, seul le bruit des couverts et le murmure des conversations voisines rompit le silence.

Lorsque Yuzuha releva la tête, elle s'aperçut que Yukino n'avait pas touché à son assiette et continuait à la fixer.

Il n'y avait aucun jugement, ni aucune attente dans ses yeux. Elle était simplement là, comme si elle disait à Yuzuha que, si elle souhaitait en parler, elle l'écouterait.

Yuzuha avala une bouchée. Puis deux.

– Mon frère, dit-elle enfin, est violent. Pour tout te dire... il nous battait. Hakkai et moi.

Elle ne leva pas la tête, elle inspira et continua.

– Depuis la mort de maman, il était perdu. Nous l'étions tous. Mais Taiju...

Sa gorge se serra. Elle poursuivit néanmoins.

– Taiju a commis l'irréparable, dit-elle. Pendant des années, il nous a roué de coups mon petit frère et moi. Tous les prétextes étaient bons. Une vaisselle que l'on avait oublié d'essuyer, une porte mal fermée... Nous avons vécu dans la terreur de notre grand frère jusqu'à son départ l'hiver dernier.

Les mots s'échappaient à présent de sa bouche dans un fatras précipité qu'elle n'arrivait plus à retenir.

En face d'elle, Yukino ne dit pas un mot, mais quand Yuzuha releva les yeux, elle vit l'horreur qui s'était peinte sur son visage.

Yukino tendit la main et saisit les doigts de Yuzuha qui tenaient sa cuillère.

Ce ne fut qu'à ce moment-là que cette dernière s'aperçut qu'elle tremblait.

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et elle les ravala.

– Yuzuha... Murmura Yukino.

– Ça a été terrible... Répondit Yuzuha d'une voix étranglée. Je l'aime, c'est mon frère. Mais en même temps, je le hais tellement que je voudrais parfois le voir mort.

Yukino n'avait pas lâché sa main.

– Je comprends... dit-elle, avant de se corriger : non, je ne peux pas comprendre. C'est si affreux que personne ne peut imaginer une chose pareille.

Yuzuha prit un moment pour se ressaisir et Yukino lâcha sa main pour lui permettre de récupérer un mouchoir dans son sac.

– Tu me crois alors ? Dit-elle.

Il y avait une note de fragilité dans sa voix. Celle d'une enfant perdue, livrée à elle-même ou plutôt livré au bourreau qu'avait été son propre frère, celui en qui elle aurait dû avoir toute confiance.

– Évidemment ! Lui dit Yukino. Pourquoi est-ce que je ne te croirais pas ?

Le demi-sourire que lui retourna Yuzuha lui réchauffa le cœur.

Yukino se laissa aller sur sa chaise et elle commença à manger lentement.

Elle comprenait mieux à présent. Ces regards, ces frissons de peur qu'elle avait surpris chez Yuzuha dès qu'elle était en présence de son frère aîné.

Comment peut-on faire cela ? À quel moment un homme peut en arriver à ces extrémités ?

Elle n'avait aucune réponse.

– Qu'est-ce que tu comptes faire ? Reprit Yuzuha.

Yukino n'en savait rien. C'était une situation inédite pour elle.

Yuzuha reprit.

– Je ne veux pas que tu penses que j'essaie de vous séparer ou quelque chose comme ça, dit-elle, parce que tu dois savoir que lorsqu'il est parti, Taiju m'a assuré qu'il avait l'intention de changer, de devenir un autre homme. Je ne sais pas dans quelle mesure il était sérieux, mais c'était ses propres mots.

Yukino opina.

– Je vois, dit-elle simplement.

Avant tout, elle devait se calmer. Ensuite, elle devait examiner la situation à tête reposée.

Blesser ceux que l'on aime...

C'était une idée qui la dépassait.

Quand elle eut fini de manger, Yukino repoussa son assiette.

– Quoi qu'il en soit, reprit-elle, je te remercie Yuzuha. Il t'a sûrement fallu beaucoup de courage pour en parler et je n'ai pas l'intention d'ignorer ton avertissement.

Même si les sentiments qu'elle sentait naître en elle pour Taiju Shiba étaient sincères, cela ne changeait rien à ce qu'il avait fait.

Il avait commis un crime. Il n'y avait pas d'autre mot.




Lorsqu'elle regagna le sanctuaire ce soir-là, Yukino se rendit dans le kyūdōjo.

J'ai besoin de réfléchir, se dit-elle, et pour ça, j'ai besoin de me vider la tête.

Elle ressentait le besoin de retrouver son calme et elle ne connaissait qu'un seul moyen de s'apaiser l'esprit. Le kyūdō.

Une fois sur place, elle inspira et expira plusieurs fois, les yeux fermés, et, derrière ses paupières, l'image de Taiju et de sa sœur se mit aussitôt à danser.

Elle la repoussa.

Faire le vide. C'était tout ce dont elle avait besoin pour le moment.

Les flèches s'enchaînèrent avec ce son si caractéristique – le tsurune – et, peu à peu, les battements de son cœur se calmèrent et elle commença à y voir plus clair.

D'un côté, se trouvaient les sentiments qu'elle éprouvait pour Taiju. Ils étaient authentiques, elle ne pouvait pas le nier et c'était aussi la première fois qu'elle ressentait quelque chose de semblable pour un garçon.

Mais de l'autre côté se trouvaient les révélations de Yuzuha. Leur gravité n'était pas à négliger.

Il a déclaré à Yuzuha qu'il voulait changer... Mais peut-on être pardonné lorsque l'on commet ce genre de fautes ? Cela étant dit, a-t-on le droit de refuser une seconde chance à quelqu'un ?

La nuit commença à tomber et Yukino continua à encocher, bander son arc et tirer avec régularité. 

Ces mouvements lui étaient si familiers que son corps les déroulait sans qu'elle ait besoin d'y penser et les flèches allèrent se planter l'une après l'autre dans la cible, se rapprochant un peu plus de son centre tandis que son esprit retrouvait la paix.

Finalement, un léger bruit de pas dans son dos lui fit tourner la tête et elle découvrit son oncle, dans l'entrée du kyūdōjo.

Il marchait avec peine. Ses rhumatismes le faisaient souffrir à chaque changement de saison et le printemps ne faisait pas exception à la règle.

– Alors c'est ici que tu te caches ? Dit-il. Ta tante me dit que tu n'es pas passée au sanctuaire principal ce soir.

– Oui mon oncle, reconnut Yukino. J'avais besoin de réfléchir. Tante Tsumiko a-t-elle besoin de moi ?

Il s'assit le long du mur, le dos droit et les fesses sur les talons.

– Non, non, dit-il. Ne t'en fais pas. Tu réfléchis dis-tu ? À quoi si ça n'est pas indiscret ?

Les yeux de Yukino revinrent vers la cible, là-bas, de l'autre côté de l'espace couvert d'herbes. Elle essayait de déterminer ce qu'elle pouvait dire à son oncle sans risquer de trahir la confiance de Yuzuha.

– Je me demandais, dit-elle, dans quelle mesure on peut accorder son pardon à quelqu'un qui a commis une faute très grave.

– Oh ? Et quelle réponse as-tu trouvée ?

Son oncle, comme son père, aimait la pousser ainsi le plus loin possible dans ses réflexions.

– Je n'en ai trouvé aucune pour l'instant, avoua-t-elle. 

– Et quelle conclusion en tires-tu ?

Le vieil homme souriait, la discussion semblait beaucoup l'intéresser.

Yukino se tourna vers lui.

– Quelle conclusion ? Répéta-t-elle.

– Si tu ne trouves pas de réponse à une question, l'éclaira-t-il. C'est peut-être que cette question ne t'est pas destinée.

Yukino écarquilla les yeux.

La question ne m'est pas destinée ?

Puis elle comprit. Il avait raison.

Ça n'est pas à moi de lui accorder le pardon, réalisa-t-elle. Cela, c'est une affaire entre eux. Tout ce que je peux lui offrir, moi, c'est une chance de prouver que son repentir est sincère. À lui de la saisir.

Elle ramena les yeux sur la cible, plus loin.

Le pardon, cela ne regardait que les Shiba.

Je n'ai pas mon mot à dire... C'est pour cela que je ne trouvais pas de réponse.

Restait un point qu'elle devait éclaircir.

Est-ce que moi je souhaite lui accorder cette chance ?

Et la réponse que son cœur lui dicta, était oui.

Sois prudente... Lui aurait dit Yuzuha.

Elle sourit, tranquillisée.

Elle allait avoir une conversation avec Taiju.

– Merci mon oncle, dit-elle. Ça va mieux maintenant.

– Vraiment ? Je n'ai rien fait de particulier pourtant.

Il s'installa confortablement et ferma les yeux.

– Tu veux bien continuer à tirer ? Lui dit-il. J'aime beaucoup le son de ton arc, je le trouve apaisant.

– Évidemment.

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