12 - Commencer à ouvrir les yeux
Quand ils arrivèrent à la station de Ochanomizu, Yukino riait toujours.
La mine outrée qu'affichait Taiju ne faisait rien pour l'aider à se calmer et elle répétait en boucle :
– Pardon... Pardon...!
Mais elle n'arrivait pas pour autant à cesser de rire.
Une fois de l'autre côté du fleuve, sur la rive où se trouvait le sanctuaire tenu par son oncle et sa tante, elle avait retrouvé un peu ses esprits.
– Je suis désolée, reprit-elle en s'essuyant le coin des yeux. Mais tu m'imagines, moi ? Frapper quelqu'un ?
Elle leva le poing d'un air qui se voulut menaçant et un dernier hoquet de rire la traversa.
– Il n'y a pas moyen que je fasse peur à qui que ce soit ! Conclut-elle.
Taiju jeta un œil à son bras.
– Hmm, c'est vrai que tu es maigrichonne, reconnut-il. Même ma sœur en impose plus.
– C'est vrai, admit Yukino. Mais je ne crois pas que ce soit une affaire de carrure en ce qui la concerne. Yuzuha est ainsi. Elle dégage une sorte de force.
Elle n'ajouta pas que, à son avis, cette force lui venait sûrement des épreuves qu'elle avait traversées. Elle ne savait presque rien de la famille Shiba et de ce qu'ils avaient vécu tous les trois et elle ne se voyait pas mettre son nez dans leur vie.
– Ouais, dit-il. C'est Yu ça, elle a plus de cran que la plupart des mecs que je connais.
Il y avait de l'admiration dans sa voix et Yukino leva vers lui un œil surpris.
Elle ne s'était pas attendue à cette réplique.
Du peu qu'elle avait pu voir, les relations entre Yuzuha et son frère aîné ne ressemblaient en rien à celles que Yukino avait pu voir entre frères et sœurs par le passé. Yuzuha craignait Taiju et cela semblait être aussi le cas de leur jeune frère, Hakkai.
L'un ou l'autre savait-il que Taiju ressentait une telle fierté vis-à-vis de sa sœur ? Sans doute pas.
– Oui, dit-elle en ramenant les yeux devant elle. Je ne l'aurais pas formulé ainsi, mais tu as raison.
Au pied des marches qui menaient au sanctuaire, Yukino s'immobilisa et elle s'inclina.
– Je suis arrivée, dit-elle en lui montrant le portail rouge – Torii – qui surmontait les escaliers. Je te remercie de m'avoir accompagnée et je te remercie d'être intervenu tout à l'heure dans le métro. Je sais que ça n'a l'air de rien pour toi, mais j'ai vraiment eu très peur.
Taiju ne l'écoutait qu'à demi.
– Tu vis ici ? Dit-il.
Yukino suivit la direction de son regard et hocha la tête.
– Oui, dit-elle. Mon oncle est prêtre – comme mon père – et sa femme, tante Tsumiko, l'aide dans la gestion du sanctuaire.
Taiju comprenait mieux la raison de son langage affecté, de son comportement sorti d'un autre temps ou encore sa passion pour le kyūdō...
Cette fille a grandi dans un temple...?
Cela le surprenait, mais ne le gênait outre mesure. Lui-même n'était pas dépourvu de spiritualité, bien au contraire. Taiju était un fervent catholique, un de ceux qui se rendent régulièrement à l'église pour prier, même si sa foi était parfois teintée d'une sorte d'excès.
Yukino récupéra son sac de courses puis elle regarda le sanctuaire derrière elle.
– Est-ce que tu veux venir prendre une tasse de thé ? Dit-elle enfin. J'aimerais te remercier comme il faut...
Taiju tourna les talons sans attendre la fin de sa question.
– J'ai pas le temps, dit-il, j'ai ma moto à récupérer, tu te souviens ? Mais c'est bon, ne t'en fais pas, je suis venu parce que j'en avais envie.
Il s'éloigna, sa veste de lycéen jetée sur l'épaule.
Lorsqu'il eut disparu au coin de la rue, Yukino sentit une foule de sentiments se livrer bataille dans sa poitrine.
Elle avait beaucoup aimé l'après-midi qu'ils avaient passée ensemble, plus qu'elle l'aurait cru possible. Taiju était un garçon capable de se montrer attentionné, voire charmant, même s'il prenait soin de cultiver ce côté brute épaisse et ce langage grossier en était la preuve.
Pourtant, la façon dont il venait de lui fausser compagnie la blessait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre.
Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ?
Yukino chassa aussitôt cette pensée. Elle n'y était pour rien, elle le savait. Taiju Shiba se battait contre des démons qui n'avaient rien à voir avec elle. Cela semblait évident.
Est-ce que je peux l'aider ?
Là encore, elle repoussa cette idée.
Les seules personnes que l'on pouvait aider, étaient celles qui le souhaitaient. Inutile de penser s'immiscer dans la vie de quelqu'un en s'imaginant régler ses problèmes. Généralement, cela ne faisait que les empirer.
S'il veut de l'aide, il la demandera lui-même.
Elle se détourna à son tour et commença à gravir les escaliers menant au sanctuaire.
J'aurais quand même bien aimé que l'on se revoit, songea-t-elle.
Arrivée à mi-chemin, une voix l'interpella en contrebas.
– Toma !
Yukino se retourna à demi et elle découvrit Taiju, de retour au pied des marches.
Il monta vers elle à grands pas, le front marqué par un pli contrarié, et s'immobilisa au-dessous d'elle.
Puis il parut chercher ses mots.
– Si tu veux me remercier, dit-il enfin, je veux bien qu'on se revoit... Je veux dire, qu'on se fasse un date, toi et moi... à moins que tu n'aies pas envie...
– Si, j'en aurais très envie, le coupa-t-elle.
Une vague de chaleur lui avait envahi la poitrine et elle ajouta avec un sourire :
– Je serais contente que nous puissions faire plus ample connaissance tous les deux.
Lorsque Taiju repartit après qu'ils aient échangé leurs numéros de téléphone, il n'arrivait toujours pas à comprendre ce qu'il lui avait pris.
L'instant d'avant, après avoir fait même pas vingt mètres, il s'était arrêté au bord de la route en jetant des coups d'œil derrière lui.
Est-ce qu'il devait faire demi-tour ? Est-ce qu'il devait accepter son invitation ?
Non, certainement pas.
Mais la vérité, c'est qu'il en avait envie.
C'était une sensation qui le déroutait. Comme une sorte de démangeaison, de faim qui le taraudait et refusait de se laisser oublier.
Je comprends rien à ce qui m'arrive... est-ce qu'elle me plaît ? Est-ce que c'est ça ?
Yukino n'avait pourtant pas le profil des filles qui l'attiraient habituellement. Celles-là étaient le plus souvent plantureuses, elles mettaient leurs charmes en avant et il aimait leurs courbes et ces morceaux de peau qu'elles laissaient voir avec cette espèce de fausse pudeur que les femmes affichaient parfois.
Elle, elle est plus plate qu'une gamine de dix ans et elle a même pas le moindre soupçon de hanches...
Quoique, il n'en était pas certain. Les uniformes scolaires n'étaient pas ce qu'il y avait de mieux pour mettre en valeur les formes d'une fille.
Enfin tout dépend comment elles le portent...
La seconde suivante, il dut chasser les images qui lui étaient venues à l'esprit. Elles lui semblaient trop osées et vulgaires pour une fille comme Yukino Toma.
Elle vit dans un sanctuaire et en plus je parie qu'elle joue les miko sur son temps libre. Ce doit être le genre de filles qui n'a jamais bécoté un garçon, même en cachette.
Pourtant, il ne pouvait pas nier que quelque chose en elle l'attirait. Comme une sorte de sauvagerie soigneusement dissimulée sous des dehors polis et bien élevés.
Mais je me fais sûrement des idées.
Il la reverrait néanmoins, il le savait. Tout simplement parce qu'il avait envie d'en savoir plus sur ce sentiment qui lui emplissait la poitrine en sa présence.
Et elle décidera rapidement de prendre la fuite si elle a deux sous de jugeote et ça sera mieux pour tout le monde.
Cette pensée toutefois lui serra la gorge. L'idée que Yukino Toma puisse voir en lui un monstre l'incommodait.
À choisir, il aurait préféré que cela n'arrive pas.
J'ai décidé de changer, se souvint-il, j'ai décidé que j'allais essayer de voir les choses différemment et plus uniquement au travers de la violence.
Il ignorait juste toujours comment mettre en pratique cette bonne résolution.
Taiju Shiba n'était pas tombé dans la violence par choix. Ou en tout cas pas seulement.
Lorsque Yuzuha, Hakkai et lui étaient plus jeunes, leur mère était morte de maladie. Leur père, dévasté, s'était plongé à corps perdu dans le travail, laissant ses enfants livrés à eux-mêmes.
C'était à cette période que Taiju s'était retrouvé en charge des deux petits alors qu'il n'était pas beaucoup plus âgé.
Il avait essayé de faire de son mieux même s'il n'avait pas la moindre idée de la façon dont on s'occupe de jeunes enfants, et il avait entrepris de leur inculquer cette force qui lui semblait être la chose la plus importante à posséder pour survivre.
Mais la situation lui avait échappé.
Très vite, il avait commencé à les tabasser comme si cela pouvait les rendre plus forts et chaque jour les coups s'étaient mis à pleuvoir plus violents.
Taiju sentait bien confusément à ce moment-là qu'il faisait fausse route, mais il était incapable de s'arrêter.
Avec le temps, curieusement cette méthode avait porté ses fruits avec Yuzuha. Cette dernière avait fini par s'interposer entre Taiju et leur jeune frère Hakkai, allant même jusqu'à accepter de prendre les coups à sa place pour le protéger.
Cela avait rendu Taiju plus fou de rage que jamais. Ce qu'il voulait lui, c'était pousser Hakkai à devenir plus fort, il voulait le voir se dresser face lui et se comporter en homme.
Au lieu de cela, Hakkai s'était terré derrière sa sœur pendant des années et Taiju en avait oublié la promesse faite à Yuzuha de ne plus le toucher. Il avait recommencé à les battre tous les deux et leur calvaire à tous trois n'avait pris fin qu'avec l'intervention de Hanagaki, le soir de Noël.
Encore aujourd'hui, Taiju ne comprenait pas la raison de l'obstination de Hanagaki alors même qu'il était évident qu'il ne faisait pas le poids face à lui, comme il ne comprenait pas pourquoi Hakkai avait paru se réveiller en le voyant se relever encore et encore.
À ses yeux, Hanagaki était un faible et les faibles n'avaient pas leur place dans ce monde.
Tout le monde peut être trompé par les apparences.
La voix de Yukino avait résonné à ses oreilles si clairement que, pendant une seconde, Taiju s'immobilisa et il regarda autour de lui.
Finalement, quand il se remit en marche, il marmonna un vague :
– Ouais... peut-être bien.
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