♛ La nappe rouge ♛

Depuis combien de temps n'avais-je pas vu cette nappe à fleurs rouge ?

Ce fût la première pensée qui me traversa l'esprit lorsque je rentrai dans la salle de séjour. C'était pourtant stupide, je m'y étais déjà rendue trois jours auparavant, suite à la cérémonie que j'avais loupée. Mais j'imagine qu'il y avait à ce moment trop de monde et de cartons de pizza entassés, pour que je me rende vraiment compte du lieu. A présent, l'endroit semblait sombre, et les nuages qui s'amoncelaient dehors pour pleurer n'arrangeait en rien la vue. Notre hôte nous accueillit en souriant, une attelle au pied. Depuis quand était-elle blessée ?

Je déambulai un peu dans l'espace, ne sachant pas vraiment ou me mettre, tandis que les adultes discutaient et préparaient le repas. Bonjour, comment tu vas, il fait un temps de chien... Les banalités pleuvaient. Dans le coin il y avait des sièges et canapés, même si il me semblait qu'ils avait changé. Un ordinateur s'y trouvait également; il devait être nouveau je ne l'avais jamais vu auparavant. De l'autre côté de la pièce se trouvait la table, grande, imposante, prenant une grande partie de l'espace. Dessus étaient posés une corbeille de fruit et le plat que nous venions d'apporter, quelques légumes généreusement farcis.

Je tournai de nouveau mon regard vers une bibliothèque, à laquelle je n'avais jamais prêté attention auparavant. Pourtant se trouvaient à l'intérieur de nombreux livres et bande-dessinées que j'avais longtemps cherchés. J'aurai dû plus m'y intéresser. Un peu plus loin, tout prêt de la table, trônait le fauteuil, majestueusement vide. SON fauteuil. Autour étaient disposées diverses tables basses recouvertes de crayons et objets; dans ses derniers mois il ne pouvait plus bouger. J'y aperçu un pot de bonbons au miel. Il me semblai que J aimait beaucoup le sucre, mais je n'en étais plus si sûre. Cela faisait si longtemps...

Je posai ma veste sur le dossier d'une chaise et descendis à la cave, chercher une bouteille de vin. La dernière fois que j'avais parcouru ces marches, je devais avoir dix ans. Comme passe le temps... En bas se trouvaient diverses pièces, dont je ne me souvenais pas. Je ne pris pas le temps de les explorer et me contentai de fixer un vieux panier canard lacéré tandis que ma mère cherchait le meilleur alcool à remonter. Lorsqu'elle eut choisi, nous montâmes les marches, lentement. Je me sentais mal et manquai plusieurs fois de perdre l'équilibre, mais je n'en dis pas un mot. Je n'étais pas la priorité.

De nouveau là-haut, je m'occupai de mettre les assiettes. Cinq. Cinq assiettes toutes rondes, joliment décorées avec des oiseaux et des fleurs. La dernière fois que j'étais venue, il y en avait six, et un joyeux bonhomme au bout de la table.

- Tu as bien choisi, J adorait ce vin-là ! Il le faisait même venir directement d'Autriche.

Les yeux de L semblaient lointains, malgré son sourire. Pourtant je ne dis rien, feignant n'avoir rien remarqué. Elle souhaitait sans doute ne pas nous inquiéter. Je vérifiai que le plat était bien chaud et mis les verres. L'une des adultes me les sortit, car ils étaient trop haut pour moi. Elle eut un instant d'hésitation, au moment de compter les convives.

Nous nous mîmes à tables et commençâmes à manger, en entrée une salade et des huîtres. L'atmosphère n'était pas lourde, mais silencieuse, terriblement silencieuse. C'était comme si, depuis son départ, la maison était devenue muette de choc, se taisant dans une solitude las. Même si les voix des adultes tentaient désespérément de converser, elles ne pouvaient briser l'absence qui semblait s'être installé. D'habitude, c'était J qui parlait.

- Non, plus personne ne s'occupe du jardin. Je n'ai pas trop eu le courage de le faire cette année.

Si il y a une chose dont je me souvenais, c'est de l'herbe verte et des fleurs violettes, des allées de bambou et des grands arbres où j'avais grimpé. Quand est-ce que c'était ? Je ne me rappelais plus de tant de trucs finalement. Je tournai la tête vers mon frère, en face de moi. Il semblait si petit sur cette chaise, comme si elle n'était pas à sa taille. Pourtant, il avait bien grandit entre temps. Il avait gagné de nombreux centimètres depuis la dernière fois que j'avais visité l'endroit.

Le silence repris, plus fort que jamais. L ne faisait jamais de soupe au pistou car J détestait l'ail. J n'aimait pas la texture des oignons, mais adorait leur goût. J aurait adoré ce livre. J ne devait pas aider L pour l'allemand, à part pour la prononciation. Peu importait le sujet, il revenait toujours à J. Invariablement.

- Ces farcis sont délicieux, J les aurait adoré.

Une fois nos assiettes terminées, nous débarrassâmes et sortîmes de table, le ventre plein au milieu de cette pièce presque vide. Au-dessus du piano se trouvaient de nombreuses photos, les mêmes que toujours. Mais cette fois-ci elles semblaient si anciennes, si tristes, que je détournais le regard, prise de nostalgie pour une époque que je ne connaissais même pas. Je partis m'asseoir sur le canapé, où dormait paisiblement un petit chat. C'était étrange comme même les animaux se taisaient. Il était vrai que le chien se faisait vieux désormais, bientôt, il ne pourrait plus sauter en nous voyant dans l'entrée. Le silence restait.

- Dis, tu crois que je retrouverais un jour toute ma tête ?

Je tournai ma tête, pour écouter la conversation, simple spectatrice au milieu d'une discussion qui n'était pas la mienne. Ma grand-mère regarda L, tristement.

- Il faut du temps.

Sa voix était douce, mais triste, emplie d'une douleur solitaire et son regard fixé sur L entendait parfaitement ce qu'elle pouvait ressentir, son cœur ayant déjà vécu la perte de celui qu'on aime. L avait beau être entourée par nous, ses enfants, ses petits-enfants et encore pleins d'autres gens, elle semblait si isolée en cette instant. Ces deux femmes âgées semblaient toutes deux comprendre des choses que seul le temps peut dire. Moi, j'espérais que le temps ne passe jamais.

Ce fût bien vite le moment de partir, loin de la désormais maison du silence. Rien ne semblait avoir bougé depuis notre arrivée, c'était comme si, dès notre départ, la maison se rendormirait, se vidant de toute vie et tout murmure. J'enfilai mes bottines noires, mon manteau et dit au revoir, avant de me retourner une dernière fois.

Depuis combien de temps n'avais-je pas vu cette nappe à fleurs rouge ?

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