Prologue
Le monde m'effraie. J'ai peur de sortir, de dépasser la frontière invisible du seuil. Cette crainte, constante et dévorante, a sculpté ma vie depuis la mort de mon fils.
Mon appartement, c'est mon refuge, l'endroit où je crée mon havre de paix. Chaque ajout – qu'il s'agisse de fleurs fraîches, d'une toile dénichée au marché des créateurs, de nouveaux draps, de coussins moelleux ou de tasses ornées de dessins enfantins – représente une petite victoire sur mes peurs. Mais je ne vais pas m'étendre là-dessus davantage. Après tout, vous n'avez pas ouvert ce livre pour vous coltiner le catalogue d'une étrangère.
Je m'appelle Shelley et je viens tout juste de passer le cap de mes 31 ans. Pas exactement le genre d'entrée en matière qui fait des étincelles, je sais. Pourtant, ces quelques lignes, ces mots, ils sont comme un fragment de mon âme.
Comment trouver le courage de me dévoiler ?
Les règles, toujours ces fichues règles, dans la vie comme dans la Littérature. Elles m'étouffent, me poussent à chercher quelque chose de plus vrai, de plus authentique, de plus... humain. Mais je m'égare. Berlin, c'est une mégaville, une espèce de monstre urbain pour certains. Moi, je la surnomme la « ville grise ». Vivre ici quand on est agoraphobe, c'est un peu comme se retrouver coincé chez KFC quand on est végétalien.
Les défis semblent m'attirer inévitablement.
Il m'arrive parfois de me questionner sur les raisons qui m'ont poussée à poser mes valises ici. Était-ce un choix délibéré ou quelque chose de plus subtil, une fuite inconsciente de quelque chose que je ne peux nommer ? Les pensées tourbillonnent, parfois trop, mais je dois avouer que j'adore ça.
Honnêtement, j'ignore dans quoi je vous embarque. Mais ce que je sais, c'est que je m'apprête à monter dans le S-Bahn*1 en direction de Friedrichstraße. Les marches métalliques de l'escalator m'emportent vers la plateforme 3, me laissant le loisir d'observer une nuée d'êtres humains se précipiter dans la gare de Potsdam.
Et là, je vais recourir à une facilité généralement décriée en littérature ; je vais vous parler de Potsdam. Après tout, nous ne sommes pas vraiment dans un livre, n'est-ce pas ? Je laisse simplement mon esprit vagabonder dans la ligne 7, regardant les pins de la forêt de Grunewald défiler. Dans ma tête, je peux faire de l'info-dump à volonté ! À vous de suivre ou non, à vous de refermer ce livre ou non. C'est votre choix. Je vais tout déconstruire, jusqu'à ce que vous me connaissiez mieux que moi-même.
Potsdam, cette « petite » ville à quelque 38 kilomètres de Berlin, sa grande sœur tumultueuse. C'est là que j'ai rencontré mon ex-mari – né ici – à moitié allemand, à moitié polonais. Le terme « ex-mari » semble si étrange alors que nous sommes encore légalement unis, du moins sur le papier et pour sa mère. Nous sommes en pleine procédure de divorce, mais nous restons en bons termes. C'est curieux de dire « ex » quand je le considère toujours comme un membre de ma famille. Sa mère, Marion, est un personnage en soi. Peut-être que j'aurai l'occasion de vous en parler plus tard ; elle ne manquera pas de vous faire sourire.
À mesure que nous nous rapprochons du centre-ville de Berlin, mon anxiété s'atténue. Parfois, il suffit de forcer un peu pour que mon esprit et mon corps se détendent, pour retrouver cette sensation de liberté. Je pose machinalement ma main sur mon ventre et je le caresse comme si j'étais encore enceinte, un geste que je n'ai jamais perdu.
L'odeur qui se dégage des S-Bahn et des métros berlinois, c'est quelque chose ! Un mélange délirant de béton, de croissants, et de joyeux tumultes. Oui, je sais, l'histoire des croissants peut sembler farfelue, mais je vous jure que c'est vrai ! Ou peut-être que c'est juste mon nez qui me joue des tours. Depuis que j'ai chopé le Covid pendant la troisième épidémie de 2065, alors que j'étais encore gosse, rien n'a plus été pareil.
Vous pourriez penser que j'ai partagé cette anecdote sur les croissants pour vous donner une idée du contexte temporel. Peut-être avez-vous raison.
Pour être tout à fait clair, nous sommes en 2083.
Berlin, de nos jours, est un véritable spectacle de néons éclatants et de modernité. Les gratte-ciel s'érigent comme des géants de cristal, les rues scintillent de mille couleurs fluorescentes, et le ciel nocturne se transforme en une toile de lumière artificielle. Dans ce monde de technologie et de progrès, je me sens pourtant étrangement décalée.
Chaque jour est une lutte entre mes pensées et les attentes de la société. Je me regarde dans le reflet des parois vitrées du S-Bahn, me demandant souvent qui je suis réellement. Shelley – ce nom m'enveloppe d'une familiarité que je ne parviens pas toujours à saisir. Certains jours, je me sens fluide comme de l'eau, comme si mon identité oscillait au gré des vagues de mes émotions. Peut-être qu'un jour, j'aurai la réponse.
Ceci n'est ni une histoire réelle ni une fiction. Ceci est une histoire d'amour.
Une histoire qui m'a sauvé la vie.
* * *
*1 En français, le terme S-Bahn est équivalent au Réseau Express Régional (RER). Il désigne un type de réseau de trains express urbains et régionaux qui opère dans les grandes agglomérations en Allemagne.
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