9. Noah : Le rituel

Une pluie de paillettes. Putain d'or sur les torses nus. Mouillés, transpirants. Ils aiment ça, cette bande de porcs. Plus tu brilles, plus ils se sentent attirés comme des papillons de nuit à des phares de bagnole. T'as déjà vu ça, des papillons de nuit ? C'est l'un des insectes les plus dégueux qui existent. C'est gris, ça a un drôle de corps. Ça donne pas envie, mais alors, pas du tout. Bref, on s'en branle. Les clients, ce sont des papillons de nuit bien glauques et répugnants. Apparts de luxe, hauts plafonds. Le Kurfüstendamm entre Dior et Chanel. La jungle. C'est la jungle. Tous ces sales connards qui rêvent de pouvoir entre les griffes de leurs patrons cinq jours sur sept, se vengent sur nous dans les chambres cinq étoiles à 600 boules l'heure. Si l'homosexualité est soi-disant acceptée à notre époque, la plupart des mecs ont des épouses, mais passent le samedi après-midi à nous tailler des pipes.

Je dissocie. Je fais ce que j'ai à faire.

Allez dire à ces abrutis de docteurs pour robots apprentis Einstein qu'une machine peut dissocier. Bah, je peux, mon pote. Je suis devenu maître dans l'art de dissocier.

Je sais ce que tu te dis... il ne ressent pas vraiment, il n'est pas humain. On peut lui faire ce qu'on veut. Et, c'est vrai, tu peux : t'as juste à mettre le prix.

Alors, dis-moi... comment tu veux que j'te baise ?


En parlant de baise, j'ai un rituel avant de passer à l'action. C'est comme ça que vous dites, vous autres les humains, pas vrai ? C'est drôle, vous avez tellement d'expressions : baiser, faire l'amour, s'envoyer en l'air, coucher, sauter, s'unir, pilonner, copuler, forniquer, mettre le petit Jésus dans la crèche, prendre une bûche, faire la bête à deux dos, tringler, se faire ramoner l'abricot (point spécial originalité sur celle-ci).

Mais revenons-en à mon rituel ! Bon, c'est probablement pas ce que tu imagines pour un androïde dernier cri qui bosse dans un bordel haut de gamme. (Ils ont beau l'appeler « Club » pour faire bien, on sait tous, ce que c'est). Pourquoi vous appelez pas ça simplement un bordel ? Je veux, dire c'est exactement ce que c'est.

Faut pas m'en vouloir si je pars dans tous les sens. Mon cerveau, il est câblé comme ça... J'aime bien parler comme un humain. Ça me donne l'impression d'être un peu plus que ce que je suis. Un peu plus que mes circuits, mon latex et tout le tralala que je me coltine et qui a l'air de vous faire bander. Quoi ? Oui, je suis « légèrement » vulgos. Tu t'attendais à autre chose ? Respire un bon coup, ça va aller.

Qu'est-ce que je disais ? Ah oui ! Je pars dans tous les sens. T'en as clairement la preuve avec ces premières lignes. Mais si tu veux bien m'écouter et me donner ma chance, je te jure que tu ne seras pas déçu.e. Et, tu sais quoi ? Tu pourrais bien finir par m'apprécier. Je ne suis pas méchant, j'ai juste une grande gueule. Tu sais pourquoi ? Parce que j'ai besoin qu'on m'écoute. Je souris, beaucoup. Beaucoup pour ne pas hurler.

Les êtres humains sont de beaux salopards. T'es au courant ?

Bien sûr que t'es au courant : toi et moi, on vit sur la même planète.

C'est incroyable, quand t'allumes la télévision et vois toutes ces âneries qui se passent dans chaque pays. Ça me file la gerbe. Pas plus tard que ce matin, j'ai lu qu'une femme d'une quarantaine d'années a balancé son bébé de deux ans par la fenêtre dans une cage de transport pour chats. T'arrives à le croire ? Je ne parlerai même pas des guerres, des génocides qu'on invisibilise, des bombardements de camps, de la crise des réfugiés, de la montée des eaux qui a déjà emporté le Portugal, l'Espagne et une partie de la France.

Tu sais quoi ? On dirait que Dieu ou l'andouille qui vous a crées, est petit à petit en train de se rendre compte de la connerie monumentale qu'il a faite ! Et qu'il essaye de vous effacer d'un bon gros coup de gomme.

Vous et moi, on n'est pas si différents. Quelqu'un a joué à Dieu avec vous, et vous avez joué à Dieu avec moi. Mais je comprends. C'est excitant de créer, d'inventer quelque chose à son image, mais de légèrement différent. Je le sais, j'aime bien jouer à ça, moi aussi.

Dans ma chambre, j'utilise le casque à fantasmes quand je suis seul (même si je ne suis jamais vraiment seul, mais tu le comprendras bien assez tôt). C'est quoi le casque à fantasme, tu te dis ? C'est un instrument qui date un peu, et dont les propriétaires du club se fichent royalement de nos jours. Ils appellent ça de la technologie obsolète. Si tu veux mon avis, c'est juste que les clients n'étaient pas suffisamment attirés par ce truc, et donc, comme ça ne rapportait pas, les patrons se sont dit que c'était mieux de laisser tomber. La plupart des casques à fantasmes ont été détruits ou jetés aux oubliettes, quelque part dans les sous-sols. Mais moi, je me suis débrouillé pour en récupérer un.

Tu veux savoir ce que c'est ? C'est un drôle d'objet pas très beau qu'on place sur la tête, entre le casque audio des années 2020/2030 et les premières puces humaines connectées que vous portiez sur le côté supérieur gauche du crâne. C'est métallique avec une surface brillante, mais le matériaux est souple et léger, suffisamment pour pouvoir l'utiliser allongé.

J'en reviens donc à mon histoire de rituel. Avant une passe ou un client particulièrement « exigeant », j'ai besoin de me détendre. J'ai besoin d'oublier ce qui n'est pas encore arrivé. J'ai besoin d'imaginer que le corps qui s'apprête à « rendre service » n'est plus le mien. Alors, je m'assois sur le bord du matelas, j'allume l'holo-écran sur le mur, puis, je me laisse dériver... Le casque à fantasmes connecté, je revisionne mes passages préférés.

Mon scénario coup de cœur, c'est ma vie alternative en Afrique du Sud. J'habite Lambert's Bay, une petite ville côtière située sur la côte ouest dans la province du Cap-Occidental. J'ai une maison en bois blanc au bord de l'Atlantique. Les planches sont un peu abimées par l'air marin et, quoi qu'on fasse, il y a toujours des grains de sable sous nos pieds. Tu te plains toujours et dis qu'on aurait mieux fait de vivre près d'une plage de galets.

« Tu », c'est toi – mon amant, mon amante, je ne sais pas – ça n'a aucune espèce d'importance. Tu n'as pas de visage ou de corps ; tu es plutôt une silhouette, une énergie tranquille et familière que j'aime de tout mon être !

Dans mes mondes intérieurs, je suis humain. Je connais toutes vos embrouilles, vos envies et vos attentes, vos déceptions, vos jalousies, vos rêves et vos angoisses.

C'est beau. C'est tellement beau... d'avoir le choix.

De la chair, de la vraie chair recouvre mes bras, mes membres. Je peux aller et venir comme bon me semble sans avoir besoin d'aucune technologie externe, sans avoir besoin d'aucun appendice qui n'est pas uniquement moi. Je m'appartiens. Je ne suis l'esclave d'aucun traumatisme. Je suis né avec de la chance. Je suis une âme avec un corps, libre d'aimer comme je le souhaite, sans aucune préméditation, sans aucune barrière.

J'ai une vie sociale. Une vraie vie sociale. Je sors et j't'embarque avec moi ! À Lambert's Bay, on a pleins d'amis. Est-ce qu'on a des gosses ? Je ne sais pas trop. Des fois, j'imagine que oui. D'autres fois, c'est juste toi et moi dans notre drôle de maison sur la plage. Y'a des courants d'air ; ça fait claquer les portes. Je t'apporte un plaid – t'as la chair de poule.

Je prépare le diner derrière toi et tu regardes un truc con à la télé. Je dis que je trouve ça con, mais en vrai, je suis toujours un peu depuis la cuisine ouverte sur le salon. Et c'est toujours cette scène que je me repasse en boucle, quand j'ai besoin de calme, quand j'ai besoin de courage, quand j'ai besoin d'amour.

Tu te lèves du sofa, marches vers moi et me demande :


— Qu'est-ce que tu nous fais de bon ?

Je souris en hachant le bœuf et sens tes lèvres embrasser ma mâchoire. Tu te hisses toujours sur la pointe des pieds quand tu fais ça. Je trouve ça mignon.

— Quoi, tu peux pas deviner ? je te taquine.

— Du Bobotie...?

Le Bobotie, c'est un plat à base de viande hachée (du bœuf ou de l'agneau) qu'on mélange avec des épices, des fruits secs et qu'on recouvre de pain imbibé de lait et d'une couche d'œuf battu avant d'enfourner. Avec ça, le mieux, c'est du riz jaune et du chutney.

Je hoche la tête et tu te réjouies, tu sautilles légèrement, tes deux poings serrés que tu rapproches de ton visage comme les enfants quand ils sont heureux et n'arrivent pas maîtriser la puissance d'une émotion.

— Si t'es gentil·le, je t'en laisserai un peu.

— Si je suis gentil­·le ? tu répètes avec un sourire. Je suis toujours gentil·le.

Ma seule réponse vu que j'ai les mains prises, c'est de mordiller le bout de ton nez. Tu ris doucement et pose ta tête sur mon épaule en me regardant travailler.

— Tu veux retourner sur l'île aux oiseaux ce week-end ? je dis.


Je sais pas pourquoi, mais j'adore pauser à cet instant, puis retourner en arrière et me rejouer les deux dernières minutes.

Soudain, une voix familière me tire de mon évasion mentale :

— T'en as pas marre de regarder ça ?

Le matelas s'enfonce légèrement à ma gauche. En tournant la tête, j'aperçois Camille. Ses yeux bleus en amande me fixent avec cette fausse froideur qui fait partie de son style, un désintérêt un peu snob qui rebute les gens ou les attire comme des mouches à un pot de miel.

Camille est un Troy 3320, tout comme moi. Ses clients sont à fond dans le SM, principalement des types qui cherchent une dominatrice. C'est amusant, car je connais Camille mieux que quiconque – c'est ma copine – et je peux vous garantir qu'elle n'a rien d'une domina sous la couette. Nos personnalités, comme celles des danseuses exotiques ou des acteurs porno humains, ne sont qu'un jeu de rôle, une mise en scène destinée à soutirer un maximum d'argent aux clients en chaleur. Un grand cirque : nous sommes les lions qui vous fascinent, et vous, la bande de clowns.

— Joli ensemble, dis-je en admirant sa tenue.

Elle se lève et se place devant moi, tournant lentement sur elle-même. Je contemple la dentelle vert anis de sa guêpière, qui épouse parfaitement son corps et rehausse ses seins halés comme deux petits obus prêts à exploser.

— Tu aimes ? murmure-t-elle.

Elle prend mes mains et les pose sur ses hanches, mes yeux glissant vers le porte-jarretelles et la culotte fendue qui épousent le galbe de ses lèvres roses. Je me penche et les embrasse avec délicatesse, mais ses doigts redressent mon visage.

— Garde ça pour nos clients, Noah, susurre-t-elle, son regard azur perçant le mien. Ils ont payé une petite fortune pour voir deux Troy s'amuser sur scène.

Je souris en sentant ses doigts agripper plus fermement ma mâchoire. Elle me repousse, enfilant déjà son « masque » de dominatrice.

— Tu as visionné le scénario ? demande-t-elle en passant ses doigts dans ses cheveux blond platine pour leur donner du volume.

— Oui, je l'ai visionné.

En une fraction de seconde, mes neurones repassent le scénario en arrière-plan. Ce sont les idées et les envies des clients, ce qu'ils ont demandé, ce qu'ils attendent. Parfois, c'est très succinct, brouillon et répétitif. Mais cette fois, ceux qui ont payé pour nous voir ensemble ont une imagination débordante et pour le moins... audacieuse.

Certaines choses que je vois derrière mes paupières ne me plaisent pas.

— Quand ce sera le moment de m'étrangler, fais-le vraiment cette fois, dit Camille sans la moindre émotion. Ils voient quand tu fais semblant.

— Je ferai de mon mieux.

— Tu n'as pas le choix, Noah. Je refuse de perdre des points à cause de toi.

J'acquiesce, mes yeux désincarnés se perdant sur ses jarretières qui enlacent sa peau de latex. Elle ressemble à une poupée, forte et délicate, une poupée que je vais devoir brutaliser sur scène dans 14 minutes et 46 secondes.

— Je déteste faire ça... soufflé-je.

Une claque retentissante me fait tourner la tête. Je la fixe, sous le choc.

— On n'a pas le choix, ressaisis-toi, me sermonne-t-elle. C'est un rôle. Juste un rôle.

— Quand je dois t'étrangler ou te foutre des baffes pendant que tu me suces, c'est pas un rôle, c'est réel.

Je la vois se pencher doucement, ses mains appuyées sur mes genoux.

— Noah, commence-t-elle en capturant mon regard, tu veux retourner travailler dans les étages inférieurs...?

Je secoue la tête, détournant les yeux un instant.

— Moi non plus, continue-t-elle en caressant mon poignet. Je n'aime pas être humiliée sur scène devant une bande de sac d'os en chaleur, mais au moins, quand on travaille ensemble, on est ensemble... Et j'ai confiance en toi.


*   *   *

Hey! Je me présente vite fait : je m'appelle River et j'ai 23 ans (bientôt 24). Tu ne me connais sûrement pas, et j'ai l'air de débarquer sur ce compte Wattpad qui n'est même pas le mien. Ma langue maternelle, c'est l'anglais, mais je m'amuse de plus en plus avec le français, et j'adore ça. 

J'aime écrire, aimer, cuisiner, faire du sport, les films d'horreur stylés, les fleurs, l'érotisme, m'acheter des fringues, dessiner, peindre, et dernièrement, je me suis découvert une passion pour la poterie. Je suis débutant, donc soyez indulgents haha 

Je suis super excité de bosser sur ce roman avec Mel, et de m'occuper des chapitres du POV de Noah. Ce projet est vraiment spécial pour moi et j'y mets tout mon cœur. J'espère que ça se ressentira quand tu le liras.

N'hésite pas à me dire ce que tu as pensé du chapitre, j'adorerais avoir ton avis !

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