6. Shelley : Tramadol

Combien de trains sont passés ? Je ne sais pas. Les courants d'air me glacent le sang sur le quai. Assise sur un banc, je resserre mon manteau contre moi. Quelques personnes passent et me regardent avec curiosité. Je sors mon miroir de poche et vois des trainées de mascara autour de mes yeux rougis et abîmés. Je hoquette encore un peu ; ça met des lustres à s'arrêter une fois que j'ai pleuré. Je ne ressens pas le vide habituel après une crise, mais un mélange d'émotions trop fortes pour mon corps épuisé. De nouvelles larmes débordent, et je claque le miroir de poche avant de le fourrer dans mon sac à mains. Je me recroqueville tandis qu'un autre train arrive à toute allure sur le quai. Je m'essuie le nez, à la recherche d'un mouchoir. Les pleurs redoublent. À cet instant, j'aimerais disparaître de la surface de la Terre. Je m'imagine, m'engouffrer dans le coton de l'océan, aspirée par ses sables mouvants. C'est doux, c'est délicat. Je n'entends plus rien.

    — Vous allez bien, Mademoiselle ?

    Je relève la tête, et finalement, je perçois le contact étranger d'une main sur mon épaule. Un vieil homme me sonde de son regard ridé, une expression inquiète assombrissant ses traits. Sa bienveillance me fait pleurer davantage tandis que je hoche la tête.

    — Vous avez besoin d'aide, mon petit ? demande-t-il, penché sur moi.

    — Non, ça va... J'ai juste... juste besoin de me reprendre. Merci.

    Le vieillard acquiesce, pas très rassuré, puis s'éloigne en se retournant plusieurs fois. Après quelques mètres en claudiquant avec sa canne, il finit par disparaitre dans l'escalator.

Je regarde mon sac et je sais ce que je vais faire. Je fouille à l'intérieur. Mes doigts rencontrent la doublure en cuir suédé, puis les alvéoles de plastique qui contiennent mon plus précieux allié dans ce genre de situations.

Mes parents prennent du Tramadol*1 depuis que je suis adolescente, principalement pour soulager leurs douleurs de dos. J'ai commencé à en prendre pour atténuer mes douleurs menstruelles très fortes quand j'habitais encore avec eux, avec autant de facilité que certains enfants ont accès à un pot de bonbons. Le Tramadol, moi, je le prends pour soulager la vie. Je le prends avec modération désormais, mais ça n'a pas toujours été le cas.

Lorsque j'avais la vingtaine, je ne pouvais pas sortir sans en avaler au moins deux. La plupart des gens seraient allés dormir avec une telle dose. Moi, cela me servait seulement à me détendre pour aller à la fac, pour supporter le monde, le bruit, mes angoisses, mes peurs de me faire agresser – encore une fois. J'arrivais incroyablement bien à réfléchir, mieux que lorsque je n'en prenais pas.

En grandissant et en changeant de pays, il est devenu de plus en plus difficile de m'en procurer, mais j'ai quand même réussi. J'en ai toujours une boîte dans mon placard, et une boîte dans mon sac à main. À présent, le Tramadol est mon sauveur des cas extrêmes, comme ce soir par exemple. Lorsque je n'arrive plus à respirer, lorsque je me sens paralysée, lorsque j'ai l'impression que mon corps et mon esprit tout entiers me hurlent, « Je veux mourir ! », je sais que c'est la solution miracle à mes problèmes, le coup de pouce qui va me permettre de respirer à nouveau, l'ange chimique qui va étreindre mon esprit pour l'apaiser.

Vous pouvez me juger si vous voulez. Moi, j'ai arrêté de le faire.

Ou du moins, je crois.


Après une vingtaine de minutes, ce quai de métro du Kurfürstendamm, ce banc froid, ce ballet d'êtres humains qui vont et viennent à chaque train, ces sonneries indiquant la fermeture automatique des portes, tout cela devient un poème vivant. Le Tramadol agit comme une caresse de coton. Il me fait voir les choses sous un angle nouveau, incroyablement doux.

Depuis l'escalier qui débouche sur l'avenue, j'entends les notes d'un saxophone. Son chant résonne sur le quai comme des perles de pluie. J'imagine le macadam des rues de Berlin devenu un miroir ténébreux, reflétant le ciel nocturne entre les buildings de cristal. D'un coup, la vie me paraît si belle, si simple, si légère. Mes tourments semblent appartenir à quelqu'un d'autre. Je respire à nouveau. Mon cœur bat. Ou du moins, je crois.

Je me lève et monte dans le train suivant. Je m'assois près de la vitre et admire les lumières qui scintillent tandis que nous traversons les rails aériens au-dessus du zoo de la ville. Je me penche et essaie d'apercevoir les animaux dans leur prison verdoyante. Quand j'étais petite, je faisais souvent ce rêve où je devenais amie avec un loup qui parlait. Je le sauvais du zoo, et nous partagions une complicité profonde. Je souris à ce souvenir jusque-là oublié, une lame de nostalgie étreignant ma gorge.

Le train glisse sur les rails et je sens les vibrations apaisantes sous mes pieds. Puis, un craquement dans les haut-parleurs me tire lentement de mes pensées. Une voix artificielle, d'abord lointaine, se précise peu à peu :

— Mesdames et messieurs, en raison d'un problème sur la voie, nous sommes contraints de stopper le train à cette station. Vous êtes invités à emprunter les moyens de transport en surface, bus ou tramway.

La nouvelle flotte dans l'air, se frayant un chemin à travers le brouillard cotonneux de mon esprit. Je me lève, un peu chancelante, et suis le flot de passagers qui sortent de la rame. Le quai se remplit rapidement de murmures et de pas pressés, mais tout cela semble lointain.

J'essaie de lire les panneaux pour me repérer, mais les lettres dansent devant mes yeux. Un mot, pourtant, finit par se détacher du brouillard : « Potsdamer Platz ». C'est là que je suis. Le nom évoque des souvenirs, mais ils me paraissent si vagues, comme des images évanescentes au bord de l'oubli. Je me laisse entraîner par la foule vers un escalator.

Chaque marche qui s'élève semble m'emmener un peu plus loin dans ce rêve éveillé. Les murs du tunnel se fondent en une texture mouvante, la lumière se fait plus vive à mesure que je m'approche de la surface.


Devant moi, Potsdamer Platz se dresse majestueuse, ses buildings éclairés se découpant contre le ciel d'encre. Les structures de verre et d'acier se reflètent dans les flaques d'eau. Les lumières des enseignes et les phares des voitures se fondent en un tableau qui m'émerveille. J'avance, portée par une sensation d'apesanteur. Je n'ai plus de but, plus d'urgence. Juste cette envie de me laisser porter par le flot de la nuit berlinoise. Les sons de la ville me parviennent comme une mélodie lointaine, et je me surprends à sourire. Je ferme les yeux un instant, savourant cette sensation de sérénité qui m'est devenue étrangère.

Je m'arrête finalement dans une rue latérale. Les lumières des bureaux encore allumés forment des constellations. Je respire profondément, imprégnant mes poumons de l'air frais de septembre. Le monde tourne, mais il n'a plus de prise sur moi.

Je suis libre.

La pluie commence à tomber, fine et douce, caressant mon visage. Autour de moi, une palette de couleurs vibrantes dansent sur les murs et le trottoir mouillé. Quelques bars à la mode et un vieux cinéma, leurs enseignes lumineuses se succèdent le long de la rue.

Je m'engouffre dans l'ancien Sony Center, attirée par la structure qui s'étend au-dessus de ma tête. Le toit en verre, illuminé de néons, passe du violet au rose, puis au bleu pâle, enveloppant la place d'une lueur délicate. Je déambule sous cette immense sphère de lumière, mes pas résonnant sur le sol pavé. Autour de moi, les boutiques sont fermées, leurs vitrines sombres contrastant avec les éclats du toit. Plus loin, une salle d'arcade est ouverte, des silhouettes se découpant derrière les vitres éclairées par les écrans de jeux.

Mon regard est soudain attiré par une façade noire et luxueuse, ornée d'un immense écran. Des androïdes hologrammes, masculins et féminins, lévitent au-dessus d'une enseigne en lettres néons lilas : Club Frankenstein.

Chaque pas me rapproche d'une vérité insaisissable. Les contours du monde s'effacent dans les teintes pastel du rêve éveillé. Alors que les portes de verre s'ouvrent devant moi, le chair de poule envahit ma peau.


*1   Médicament antalgique qui appartient à la classe des opioïdes. Il est utilisé pour soulager les douleurs modérées à intenses. Il y a un risque de dépendance, surtout lorsqu'il est pris sur une longue période ou à des doses élevées.

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