5. Shelley : Le rendez-vous

D'un pas hésitant, je traverse le trottoir pavé, mes talons cliquetant doucement sur les pierres. Devant l'entrée du restaurant, un portier en grande tenue me salue d'un hochement de tête solennel et pousse la lourde porte en acajou, dont les poignées brillent sous les lumières tamisées.

— Bonsoir, Madame. Bienvenue au Haus Cumberland.

Je lui offre un sourire timide et me glisse à l'intérieur, où l'air est parfumé d'arômes délicats. Le maître d'hôtel, dont le costume sombre tranche avec ma tenue moins formelle, s'avance avec une élégance qui me met mal à l'aise.

— Bonsoir, Madame. Avez-vous une réservation ?

— Oui, je... je suis attendue par monsieur Adrian Altenburg.

Il hoche la tête, un sourire poli aux lèvres, et fait signe à un serveur, qui semble tout aussi guindé, de m'accompagner.

— Par ici, s'il vous plaît. Monsieur Altenburg vous attend à votre table.

Je le suis, mes pas incertains sur le sol marbré, consciente des regards qui glissent sur moi. Nous traversons la salle principale, décorée de lustres en cristal et de tentures en velours rouge, où des convives élégamment vêtus savourent des mets raffinés. La douce musique d'un piano résonne en arrière-plan. Ce n'est qu'un rendez-vous, me répété-je pour me rassurer. Rien de plus. Les paroles réconfortantes de Souleymane résonnent encore dans mon esprit, m'aidant à rester calme alors que j'aperçois Adrian.

Mon guide s'immobilise près d'une imposante baie vitrée qui dévoile les lumières scintillantes de l'avenue.

— Voici votre table, Madame.

Dès qu'il s'éloigne, je fais face à Adrian, qui se lève avec une aisance déconcertante. Il m'adresse un demi-sourire, ses yeux scrutant les miens.

— C'est un plaisir de te revoir, Shelley, dit-il, sa voix suave, tandis qu'il effleure mon avant-bras de manière un peu trop familière.

Je parviens à esquisser un sourire, sentant la tension dans mes épaules.

— Cet endroit est... impressionnant, articulé-je.

Il acquiesce, son regard ne me lâchant pas, ne faisant que renforcer mon malaise.

— En effet. Mais je t'en prie, assieds-toi.

Il tire la chaise avec une délicatesse calculée, et je m'installe. Adrian reprend sa place et, d'un geste de la main, commande au serveur avec une autorité naturelle.

— Une bouteille de votre Château Margaux 2041, lance-t-il d'un ton sûr.

Le serveur s'incline légèrement et se retire. Intimidée par l'atmosphère formelle du restaurant et la prestance d'Adrian, je joue nerveusement avec la nappe en lin.

— La soirée promet d'être mémorable, ajoute Adrian, captant de nouveau mon regard avec intensité.

Je lui offre un sourire forcé. Assis là, la lumière sculptant les traits de son visage, ses cheveux bruns impeccablement coupés, ses mains paraissent prêtes à diriger le monde avec la même assurance qu'elles tiennent le menu. Ses yeux clairs, d'un bleu perçant, ajoutent une profondeur glaciale à son regard, accentuant l'aura de maîtrise qui émane de lui. Tout en lui, de la coupe impeccable de son costume Ralph Lauren jusqu'à la Rolex à son poignet, respire le contrôle et la précision. Dans un coin de mon esprit, je me vois en pyjama, pelotonnée sur mon canapé, loin de ce monde intimidant. Pourquoi suis-je venue ? La question tourne en boucle dans ma tête, alors que son allure me rappelle que cet univers n'est pas le mien, et qu'il en est parfaitement conscient.

— Leur agneau en sauce de menthe est réputé, interrompt Adrian, me ramenant brusquement à la réalité.

* * *

Nous mangeons, les couverts cliquetant contre la porcelaine fine. Adrian rompt le silence, sa voix tranchant l'air avec une clarté qui me fait presque sursauter.

— Quelle est ton opinion sur votre travail à l'ambassade ? demande-t-il, prenant une bouchée d'agneau. Tu t'occupes de la pré-sélection, c'est ça ?

Je pose délicatement mes couverts, cherchant mes mots avec soin.

— C'est un défi quotidien. La montée des eaux en France est alarmante, et soutenir ceux qui cherchent refuge ici, c'est plus qu'un travail, c'est une mission, dis-je, ma voix empreinte d'une gravité sincère.

Adrian hausse un sourcil, une lueur condescendante dans ses yeux bleus.

— Tu ne penses pas que cela met une pression inutile sur nos ressources ? Après tout, l'Allemagne a ses propres citoyens à protéger, rétorque-t-il, son ton indiquant clairement son désaccord avec la politique d'accueil. Une mission... Ça me semble un peu dramatique.

Une onde de révolte me traverse.

— Je suis persuadée que notre responsabilité humanitaire dépasse les frontières. Des vies sont en jeu, dis-je avec force, soutenant son regard clair sans vaciller.

Il sourit, mais c'est un sourire qui semble moquer mes convictions.

— La responsabilité humanitaire, Shelley ? L'Allemagne a assez de problèmes sans avoir à sauver le monde entier. Et puis, soyons honnêtes, la plupart d'entre eux profitent juste du système, dit-il en haussant les épaules, comme si c'était évident.

Je le fixe, mes yeux bruns s'étrécissant.

— Des gens meurent, Adrian. Des parents perdent leurs enfants dans les inondations, et des familles entières sont plongées dans la misère pendant que tu dégustes notre Château Margaux. Tu réalises ça ? dis-je d'un ton qui se durcit.

Il jette des regards furtifs autour de nous, visiblement plus préoccupé par l'attention des autres clients que par mes paroles. Un rire contraint s'échappe de ses lèvres, alors qu'il tente maladroitement de dédramatiser la situation.

— Shelley, je comprends tes inquiétudes, mais...

— Non, tu ne comprends rien, le coupé-je, ma voix montant d'un cran. Ce n'est pas une question de ressources, c'est une question de survie.

Son sourire s'efface.

— Je... Je respecte ta passion pour ton travail, murmure-t-il, sa confiance ébranlée.

Je laisse échapper un rire amer.

— Ma passion ? répété-je en haussant les sourcils, mes mains tremblant légèrement. Ma passion... bien sûr.

Je m'essuie la bouche sans plus de manières, puis envoie valser ma serviette sur la table. Adrian recule légèrement sur sa chaise, son expression trahissant un mélange d'embarras et d'agacement.

— Shelley... Tout le monde nous regarde.

Je le fixe, sentant la colère monter en moi. Pas seulement à cause de cette discussion, mais aussi à cause de moi-même. Pourquoi est-ce que je me suis forcée à venir à ce rencard ? Pourquoi est-ce que je m'inflige ça ? Cette espèce d'idiot en tenue de pingouin !

— Je n'aurais jamais dû venir, murmuré-je, plus pour moi que pour lui.

Je me lève, prenant une profonde inspiration pour essayer de calmer les battements frénétiques de mon cœur.

— Merci pour le dîner, Adrian, mais je dois y aller. Bonne soirée.

Je tourne les talons, récupère mes affaires et quitte le restaurant, sentant les larmes monter. La colère contre moi-même ne fait que croître.

J'appelle Souleymane depuis ma puce connectée.

— Souleymane, viens me chercher, s'il te plaît... dis-je d'une voix tremblante.

— L'holo-taxi que vous avez demandé est occupé, répond une voix robotique. Désirez-vous commander un autre holo-taxi ?

D'un geste irrité, je balaye l'appel et m'immobilise sur le trottoir. Mes yeux tombent sur la bouche de métro. Une vague d'adrénaline me traverse et je m'engouffre dans les escaliers. À mi-chemin, une horde de passagers arrivent en sens inverse et me bouscule. Je joue des coudes jusqu'à me frayer un corridor de sécurité près de la rampe. Je m'arrête. Je respire. Je n'y arrive pas. J'inspire. Je n'y arrive pas. Des bras, des jambes, des manteaux me pressent. J'expire comme un vieux train branlant. Je vais me mettre à pleurer.


*   *   *

Nous te remercions pour ta lecture ! N'hésite pas à nous laisser tes impressions sur ces derniers chapitres 💕😍 Dans peu de temps... tu vas rencontrer un androïde haut en couleurs et pas comme les autres ! À très bientôt <3


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top