43. Noah : Verone

La beauté. Le calme. La tour de télévision qui scintille sous le soleil d'hiver. Une belle matinée, la matinée parfaite. La neige a fondu, mais les trottoirs sont étonnamment propres.

Nous déambulons entre les monuments criblés par les balles de l'Histoire, la pierre témoin de tant de morts, de tant de vies à travers les siècles. Maintenant, ces pierres vivent paisiblement, longeant les façades ancestrales, sous les regards de touristes et des travailleurs pressés.

Nous nous installons sur le muret du Deutsche Oper. Là, nous écoutons le défilé des voitures, des bus à deux étages, des camions, des vélos, et des petits-déjeuners Uber Eats en route vers des destinations inconnues. Peut-être des étrangers encore endormis après une longue nuit d'amour ? Des amants maudits, c'est ce que nous aimons imaginer, blottis l'un contre l'autre, dans la chaleur, l'ombre et la lumière de l'autre.

Berlin, notre Vérone.

Une famille passe : papa, maman, trois enfants. Des touristes, les yeux émerveillés, capturant en photo la vieille cathédrale. C'est beau.

C'est beau.

Mardi matin. Et nous voilà, à simplement traîner et observer les autres vivre. C'est agréable, paisible. Shelley est assise à côté de moi sur le muret, resserrant son manteau contre elle pour se protéger du froid. Elle boit son café par petites gorgées, et je trouve ça terriblement mignon. Elle le tient de ses deux mains, emmitouflées dans des moufles, et je vois la vapeur remonter autour de son visage rougi par l'air glacial. Je pourrais la regarder pendant des heures, faire n'importe quoi, ça n'a aucune importance. Avec elle, je me sens bien. Et je sais qu'elle aussi.

— Je pense que je vais m'endormir dès que je serai dans le train, dit-elle avec un léger sourire.

Hier soir, alors qu'on parlait dans le salon, elle m'a annoncé qu'elle avait pris deux semaines de vacances. Ce matin, elle prend un train pour Hambourg, elle va rejoindre ses parents chez eux pour les fêtes de fin d'année.

Je repense à notre nuit.


La première fois, nous avons fait l'amour, sur le tapis entre les coussins. Après, elle avait faim, alors je lui ai proposé de cuisiner quelque chose. Elle m'a regardé avec ce sourire qui me désarme à chaque fois, puis elle a acquiescé. Je lui ai préparé un truc simple, j'ai fouillé dans ses placards et fait des spaghettis au citron et à la ricotta. Elle a mangé sur le canapé, enveloppée dans un peignoir, son corps encore vibrant de notre moment partagé.

Pour le dessert, elle s'est assise à califourchon sur moi et nous nous sommes aimés une deuxième fois dans le salon. Ensuite, on a parlé. Encore et encore, écoutant un peu de musique. Elle m'a raconté ses vacances à venir, ses parents à Hambourg. Elle m'a confié qu'elle appréhende un peu ces retrouvailles avec son père, avec qui elle n'a jamais eu la meilleure des relations. Elle m'a parlé de la distance qui existe entre eux, ce fossé qui s'est creusé au fil des années. Malgré tout, elle ressent un certain soulagement à l'idée de quitter la ville, de prendre un peu de recul, loin de tout.

Mais elle m'a aussi avoué une autre crainte : celle de ne pas me voir pendant deux semaines. Ça lui pesait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre, m'a-t-elle dit d'une voix plus basse, presque timide. Je l'ai écoutée en silence, un mélange de satisfaction et d'appréhension montant en moi à l'idée de son départ. La satisfaction venait du fait que je savais, à travers ses mots et son hésitation, qu'elle ressentirait mon absence, qu'elle aurait besoin de moi (c'est foutrement égoiste, je sais). J'allais lui manquer, et cette idée me plaisait, car elle signifiait que ce lien qui se tissait entre nous devenait réel, important pour elle. Mais l'appréhension, elle, restait bien présente à l'idée de ne pas la voir pendant deux semaines.

Après cet échange, elle a pris une douche rapide, prête à s'endormir. Sauf que « dormir » s'est vite transformé en un missionnaire langoureux dans son lit. Cette fois, c'était moi qui en voulait encore. Nous avons fait l'amour jusqu'à 5h du matin, sans voir le temps passer. Elle a fini par éclater de rire, ses joues en feu, son corps palpitant contre le mien.

— Il faut vraiment qu'on dorme, Noah... m'a-t-elle soufflé, le visage encore illuminé par le plaisir.


— À quelle heure dois-tu être chez la vieille dame ? demande-t-elle, me sortant de mes pensées.

Je secoue la tête, revenant au présent. Nous sommes toujours là, assis sur le muret du Deutsche Oper, la ville s'activant doucement autour de nous. L'odeur de son café flotte encore dans l'air froid et clair de cette matinée d'hiver.

— Dans 45 minutes, je réponds après avoir vérifié rapidement mon système interne.

Le train de Shelley a été annulé, et le prochain n'arrive pas avant 11h42. Elle a donc décidé de passer la matinée avec moi, m'accompagnant jusqu'à chez Edna. Je l'apprécie plus que je ne saurais le dire, ce moment volé avant son départ.

Shelley hoche la tête, puis se lève pour jeter son gobelet dans une poubelle proche. Je la regarde s'éloigner, son manteau tiré contre elle pour se protéger du froid. Quand elle revient, sa main est posée sur la poignée de sa valise trolley. Elle m'offre un sourire, ses yeux bruns brillants d'une lueur tendre... et, je le devine, un peu complice. Elle aussi, à n'en pas douter, repense à la nuit dernière, à ces moments volés entre les coussins, au son de nos rires étouffés sous les couvertures.

— Je vais avoir besoin d'une autre dizaine de cafés, déclare-t-elle.

Je souris en retour, mon esprit vagabondant vers le souvenir de son corps lové contre le mien, la chaleur de nos échanges, la façon dont elle s'est abandonnée dans mes bras. Des instants parfaits, même dans la simplicité de ses gestes, dans la douceur de ce qu'elle est.

Putain, je suis vraiment amoureux.

— Je crois que la nuit dernière t'a fatiguée plus que moi, dis-je avec un petit sourire.

Shelley me lance un regard amusé, puis hoche doucement la tête.

— Il est possible que oui... Mais j'ai bien dormi après, enfin... les deux heures qu'il nous restait.

Elle se rapproche de moi, sa main effleurant mon bras. Nous restons ainsi quelques instants, à profiter de la tranquillité du moment, avant que le monde ne reprenne son cours.

— On y va ? me demande-t-elle enfin.

Je hoche la tête. Je me lève, et nous marchons tranquillement, son trolley roule derrière elle, émettant un petit grincement à chaque bosse sur le trottoir. Après quelques minutes, je me penche et, sans dire un mot, je prends la poignée de la valise.

— Hé, je peux tirer ma valise toute seule, tu sais ? lance Shelley, un sourire en coin. Je suis une femme indépendante, jeune homme.

Jeune homme ! Elle m'a appelé, jeune homme...

Je ris doucement en réponse, mais je ne relâche pas la poignée.

— Je n'en doute pas une seconde, répliqué-je. Mais tu as déjà assez donné cette nuit pour qu'on puisse dire que t'as mérité une pause, non ?

Shelley secoue la tête en souriant, mais elle me laisse faire. Alors que nous descendons dans la station de métro, les courants d'air balayant nos visages, elle m'observe, un sourire taquin aux lèvres.

— Tu parles beaucoup de la nuit dernière, dis donc... Je commence à croire que ça tourne en boucle dans ta tête, moque-t-elle gentiment.

— Peut-être que je n'arrête pas d'en parler, mais tu sais quoi ? Tu n'en dis peut-être rien, mais je suis prêt à parier que t'y penses tout autant, répliqué-je avec un clin d'œil.

Elle me donne un léger coup d'épaule, mais ne répond rien. Arrivés sur le quai, elle garde son sourire, ses yeux brillants d'une lueur chaude. Nous attendons en silence, le bruit des rames qui approchent remplissant l'air. Le S7 arrive enfin, s'arrêtant dans un souffle métallique, et sans un mot, nous nous engouffrons à l'intérieur.


Alors que le S-Bahn s'enfonce dans les entrailles de Berlin, je fixe les rues qui défilent à travers les fenêtres, de Friedrichstraße à Charlottenburg. Chaque façade, chaque station devient un tableau que j'absorbe, mais quelque chose gronde au fond de moi, une tension que je ne contrôle pas tout à fait. Shelley est à côté de moi, sa présence apaisante, mais l'agitation est toujours là, comme un écho qui grince dans ma tête.

Elle va disparaître pendant deux semaines.

Le S7 ralentit à l'approche d'un carrefour, là où les lignes se croisent comme les destins qui les empruntent. Mon regard s'accroche aux visages des passagers. Mes pensées deviennent plus confuses. Un flot qui m'échappe.

Noah, on va pas la voir pendant deux semaines !

Puis soudain, l'alarme du wagon retentit. Mon corps réagit avant même que je ne le décide. Je me penche vers Shelley, mes mots surgissant trop rapidement, trop forts, trop mécaniques.

— Éloignez-vous des portes ! je gueule. Prochaine station : Charlottenburg !

Elle secoue la tête, surprise, alors que quelque chose en moi s'emballe, se dérègle. Certains passagers me regardent d'un air agacé, d'autres semblent juste perplexes. Un rire nerveux me monte à la gorge, et mes pensées se dédoublent, s'entrechoquent. Je suis là, mais une partie de moi flotte ailleurs.

Je me tourne vers Shelley, mes yeux s'accrochant aux siens, cherchant un ancrage. Mais la pression dans ma tête ne se dissipe pas.

Je veux pas me retrouver encore tout seul... Tu t'rappelles de maman dans la maison jaune ? Comment qu'elle s'appelait, not' maman ?

— Les humains sont si sérieux parfois... chuchoté-je, mais cette fois, ma voix semble détachée, comme si elle ne m'appartenait pas entièrement.

Je désigne d'un geste rapide un groupe de passagers en face de nous, leurs visages fermés, et un petit rire m'échappe. Mais il est forcé, mal ajusté. Un courant électrique me parcourt, incontrôlable.

— Celui-là... je devrais lui offrir une passe gratuite, lancé-je d'une voix trop forte, trop brusque.

Shelley me regarde, ses lèvres pincées pour retenir un rire tout aussi nerveux que moi. Ses yeux me scrutent, inquiets. Elle sent le changement. Sous l'impulsion, sans réfléchir, je me lève. Le flot d'énergie qui me traverse me pousse à bouger, à agir. J'attrape la barre métallique et d'un mouvement fluide, presque compulsif, je m'y enroule, me balançant autour comme un gogo dancer en chaleur.

— Vous aimez le spectacle ? je crie presque, mes gestes devenant plus frénétiques, mes mots déconnectés de ce que je ressens réellement.

Je vois les regards autour de moi, des visages choqués, d'autres détournés, des murmures qui montent dans le wagon. Mon corps se crispe et je sens le poids de leurs regards peser sur moi, comme une tempête dans mon esprit. Shelley me fixe, ses yeux écarquillés.

Je veux plus qu'on retourne chez Sokolov !

Je retombe lourdement sur le siège à côté d'elle, essoufflé sans comprendre pourquoi. La réalité semble floue.

— Je suis... commencé-je, mais les mots se bloquent. Je suis désolé... Je ne sais pas ce qui vient de se passer.

Elle va prendre ses jambes à son cou, sale con ! Pourquoi t'as fait ça ?

Une vague de honte m'envahit alors que mes pensées essaient de se réaligner. Shelley pose sa main sur la mienne.

— Ce n'est pas grave, murmure-t-elle, comme si elle s'adressait à un enfant perdu. Tu as ce don de transformer les moments les plus ordinaires en éclats de couleur.

Elle jette un regard discret autour de nous, cherchant à évaluer les réactions des autres passagers. Puis, dans un geste aussi doux que surprenant, elle se penche vers moi et m'embrasse, comme pour me ramener à elle.

— Noah... souffle-t-elle, ses lèvres contre les miennes. Je t'aime en entier.

Je respire profondément, me raccrochant à cet instant, à elle.

— J'ai peur que tu m'abandonnes.

Les mots sortent, brutaux, avant que je puisse les retenir. Immédiatement, je sens quelque chose se briser en moi. Je régresse, je le sens. C'est comme si le temps s'était inversé, me ramenant à une version plus jeune de moi-même, plus vulnérable. C'est pathétique. Comment t'as pu dire ça ? C'est une femme, pas une gamine de douze ans !

Je baisse la tête, incapable de soutenir son regard, ma gorge se serrant sous le poids de cette honte qui grandit. La peur d'être abandonné me dévore soudain, et plus je tente de la faire taire, plus elle m'engloutit.

Mais Shelley ne bouge pas. Je sens sa main, qui glisse sur la mienne. Lentement, ses doigts viennent caresser ma joue. Je ferme les yeux, m'abandonnant à sa tendresse.

— Je suis là, Noah, murmure-t-elle. Respire...

Sa voix est rassurante, comme un baume sur mes morceaux enchevêtrés, mes poupées russes. Ses doigts continuent à caresser ma joue. Elle ne fuit pas, ne recule pas, malgré cette régression que je ressens avec une intensité insupportable.

— Tu n'as pas à avoir honte, me chuchote-t-elle à l'oreille. Tout va bien.

Je rouvre les yeux, cherchant son regard, et je la trouve là, si aimante, si humaine. Je sens que je peux baisser ma garde. L'angoisse s'estompe peu à peu.

— Merci... soufflé-je, à peine audible.

— Je t'aime, dit-elle simplement. Mon petit arc en ciel.

Alors que le S-Bahn continue sa course, une partie de moi se calme. Je sens une certitude s'installer : les éclats de couleurs ne viennent pas des corps, mais des âmes qui les habitent.

* * *

Nous descendons à Charlottenburg, les portes du S-Bahn se ferment derrière nous. L'air frais nous enveloppe alors que nous marchons, main dans la main, jusqu'à la rue où habite ma cliente. Les vieux immeubles, avec leurs façades ornées et leurs balcons fleuris, nous observent tranquillement. Une ambiance nostalgique flotte dans l'air, le parfum des souvenirs s'entremêlant avec celui du café du matin.

Arrivés en bas de l'immeuble d'Edna, je m'arrête un instant. Je sais que nous allons devoir nous dire au revoir. Mais alors que je m'apprête à ouvrir la bouche, une silhouette familière apparaît au bout de la rue. Edna, accompagnée de sa fille, avance lentement, portant des sacs remplis de provisions.

— Oh, regarde, maman, dit la fille en pointant du doigt. Johannes est là !

Je tourne la tête et croise le regard de Shelley, qui ne sait pas trop comment réagir, sa valise agrippée dans ses mains. Edna s'approche, son visage ridé illuminé par la surprise.

— Mon petit, dit-elle en s'avançant, et sans hésiter, elle me prend dans ses bras.

La chaleur de son étreinte m'enveloppe. Sa fille, à côté, jette un œil curieux à Shelley.

— Oh, mais qui est cette chamante jeune femme ? me demande Edna en souriant.

Elle se détache un peu, puis tourne son attention vers Shelley.

— C'est Margot, maman... J'ai emmené Margot avec moi. Mais elle ne va pas pouvoir rester avec nous. Elle doit prendre le train.

Je sens Shelley me lancer un regard, un sourire un peu crispé sur les lèvres.

— Margot...? répète-t-elle à voix basse.

— Ma magnifique épouse, soufflé-je, cherchant à lui donner un peu de réassurance.

Elle hoche la tête, un sourire se dessinant sur son visage alors qu'elle joue le jeu.

— Oui, je passe dire bonjour, déclare-t-elle d'une voix douce.

Edna sourit, satisfaite de cette réponse, avant de jeter un coup d'œil à la valise.

— Tu pars en voyage ?

Un petit silence s'installe, alors que Shelley et moi échangerons un regard complice. Elle se tourne vers Edna, son sourire s'élargissant légèrement.

— Oui, juste pour quelques jours, répond-elle avec enthousiasme.

Je vois la manière dont les yeux d'Edna s'illuminent, ravie d'interagir avec sa « belle-fille ».

— Oh, quelle joie ! Je suis si heureuse de vous voir tous les deux.

La conversation continue, une danse de faux-semblants... l'amour tissé dans un mensonge pour cette pauvre vieille dame. Après quelques minutes, je me tourne vers Edna, un sourire apaisant sur le visage, essayant de canaliser la tendresse que je ressens pour elle.

— Tu me laisses une seconde dire au revoir à Margot, maman ?

Elle acquiesce, un sourire perdu éclairant son visage. Sa fille l'attire plus loin dans l'allée de l'immeuble.

— Tu vas terriblement me manquer, Shelley.

Celle-ci lève son regard vers moi, et je vois ses yeux bruns s'emplir de larmes.

— À moi aussi... murmure-t-elle, sa voix tremblante.

Une larme vient glisser le long de sa joue ronde et rosie par le froid.

— On se reverra dès que je reviens, poursuit-elle. Je penserai à toi tout le temps.

Je hoche la tête, l'écho de ses mots résonnant dans mon système.

— Ne m'oublie pas, sac d'os.

Son sourire chaleureux agit sur moi comme un signal positif.

— Jamais, boite de conserve.

Shelley se hisse sur la pointe des pieds et m'embrasse doucement avant de s'éloigner, sa valise roulant derrière elle, les roues crissant sur le pavé. Elle se retourne une dernière fois, ses yeux brillants, et dans son sourire, je devine une promesse silencieuse. Cet au revoir n'est qu'un passage, une étape dans notre histoire.

Je reste là, immobile, observant sa silhouette s'éloigner jusqu'à disparaître à l'angle de l'immeuble. Un vide s'installe en moi, un espace que rien ne peut combler, pas même les algorithmes. Le monde continue de tourner tandis que je vis pleinement ce moment, essayant de saisir sa complexité, de le comprendre à travers le prisme de mon existence.


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Qu'avez-vous pensé de cette partie ? 😍 On est super curieux d'avoir vos avis ! Si vous aimez notre histoire, un vote ⭐ fait toujours super plaisir ! Merci de lire et de partager cette aventure avec nous, vos retours nous motivent à fond ! À très vite pour la suite... 👀

River & Mel

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