39. Shelley : Le bal
La grande salle de l'ambassade est baignée de lumière. Des guirlandes courent le long des murs, et derrière les baies vitrées, des flocons de neige tombent doucement. L'ambiance est élégante, festive, mais quelque chose flotte dans l'air. Les notes de valse s'échappent des violons, lointaines. Je peine à les suivre, tout comme je peine à me raccrocher à cette soirée.
Autour de moi, mes collègues parlent et rient, leurs visages illuminés par l'excitation de la fête. Mégane, à côté, discute avec animation, mais ses mots me semblent étouffés. Je ne fais que hocher la tête, sourire quand un regard se pose sur moi, sans vraiment comprendre ce qui se dit. Mes pensées dérivent, me ramenant à l'absence qui m'étreint. Je joue nerveusement avec le tulle de ma robe blanche, cherchant quelque chose à quoi m'accrocher, mais tout me glisse entre les doigts.
Soudain, un mouvement près de nous attire mon attention. Deux agents de sécurité se précipitent vers la sortie, visiblement préoccupés, laissant derrière eux mon responsable, dont l'air exaspéré est presque comique.
— Qu'est-ce qu'il se passe, boss ? lance Mégane de son air le plus détendu.
Notre supérieur attrape une flûte de champagne alors qu'un serveur passe à proximité, un rire léger s'échappant de ses lèvres.
— Oh, je n'en sais rien ; ce monde est fou ! Je passe par l'accueil après avoir récupéré quelque chose dans ma voiture, et je vois ce jeune homme, magnifiquement habillé. Il a illuminé le portique de sécurité comme un sapin de Noël.
Mes yeux s'arrondissent, un frisson me saisissant.
— Quelqu'un a tenté d'entrer avec une arme ? demandé-je, le cœur serré.
— Non, non ! dit-il en riant. Un androïde qui essayait d'entrer sans invitation. Il a l'air plus humain que nous tous réunis. C'est terrifiant comme ils les produisent. Te-rri-fiant !
Il vide sa flûte d'un trait avant de se mêler à un autre groupe. Mes pensées se bousculent. Un androïde. L'idée m'enflamme d'une lueur d'espoir avant qu'elle ne soit rapidement étouffée.
— Hey... ça va ? me demande Mégane, posant sa main sur mon avant-bras.
Je la regarde, un peu perdue, le souffle court.
— Je... je... murmuré-je, ma voix à peine audible. Je vais aller jeter un œil.
— À l'androïde fou ?
Je ne lui réponds pas, déjà en train de m'éloigner, le cœur battant à tout rompre. Mégane me suit, mais je suis absorbée par mes propres pensées, mes réflexions en désordre.
— Tu ne crois quand même pas... que c'est lui ? demande-t-elle en attendant que les portes de l'ascenseur s'ouvrent.
Je plonge mon regard dans le sien, silencieuse, laissant mon espoir transparaître dans un frisson qui parcourt tout mon être. Les portes de verre s'ouvrent dans un chuchotement, et nous nous engouffrons à l'intérieur.
— Même si c'était lui, tu m'as dit que tu ne voulais plus le revoir... Tu as déjà oublié ? s'enquit mon amie, l'inquiétude perceptible sur son visage.
Je secoue la tête, incapable de trouver les mots. Mes pensées sont noyées par le visage de Noah, ses petits sourires, la douceur de sa voix.
— Shell...?
— Je suis retournée au club il y a quelques jours... Mais il n'était pas là, avoué-je.
— Pourquoi tu ne me l'as pas dit ?
— J'avais peur que tu me juges, dis-je, le cœur lourd.
— Que je te juge ? Oh, Shell ! J'arrive pas à croire que tu puisses penser un truc pareil. Tu sais très bien que je ne ferais jamais ça. C'est juste... Tu m'as tout expliqué, et je ne crois pas que cet andro... ce mec... Je veux que tu sois heureuse, bécasse.
Les portes s'ouvrent enfin, et nous sommes accueillies par un tumulte de voix puissantes, des cris masculins qui résonnent dans le hall d'entrée. L'adrénaline monte alors que nous avançons dans le couloir, le bruit des portiques continuant de biper.
Soudain, mes yeux s'arrondissent de stupeur. Je reconnais une silhouette familière, et le monde s'estompe dans un flou immédiat. Noah, essayant de forcer le passage, est encerclé par les deux agents de sécurité qui luttent pour l'empêcher d'avancer. Mon cœur s'emballe. Sa force est terrifiante. Je n'avais jamais imaginé qu'il puisse être si puissant.
— Laissez-moi passer ! s'écrie-t-il. Je dois retrouver quelqu'un !
Je me fige, le regard accroché à Noah, quand Zéphir près du portique demande s'ils doit appeler la police. Dans un élan instinctif, je me précipite en avant, lançant au robot chargé de l'accueil :
— Non, Zéphir ! Pas besoin.
Noah lève les yeux en entendant ma voix, ses prunelles emplis de désespoir.
— Shelley... murmure-t-il.
L'un des agents se tourne vers moi, un air interrogateur sur le visage.
— Cet androïde vous appartient ? demande-t-il.
Les mots me font l'effet d'un coup de poing. Appartenir. L'idée d'un lien de possession m'étrangle. Les larmes montent à mes yeux alors que je scrute le visage de Noah, si humain.
— C'est mon invité, laissez-le entrer, déclaré-je d'une voix ferme, malgré l'émotion.
Les agents de sécurité hésitent, puis relâchent finalement Noah. Il s'ébroue, lissant sa veste de costume d'un geste défiant. Les gardes s'éloignent, agacés.
Mégane me jette un coup d'œil inquiet, mais mes yeux sont rivés sur Noah, qui se tient à quelques mètres de moi, son regard intense et brillant. Le revoir ici déclenche en moi une vague d'émotion si forte que j'en ai le souffle coupé. Je ne comprends toujours pas comment j'ai pu développer de tels sentiments pour lui, pour quelqu'un comme lui... et si vite. Est-ce à cause de mes traumatismes ? De ma solitude, parce que j'ai éloigné tous ceux qui ont jamais compté pour moi ? Peut-être. Mais pas seulement. Ça, je le sais. Je me suis souvent posé la question, et en étant honnête avec moi-même, j'ai compris que je suis tombée amoureuse de lui non à cause de mes blessures, mais pour qui il est. Pour ce qu'il dit, ce qu'il fait, et la façon qu'il a de le dire, de le faire.
Il y a en lui une vivacité d'esprit, une sensibilité, une intelligence, une créativité, et une bienveillance que je n'ai jamais trouvées chez personne, peut-être même chez aucun être humain. Je ne saurais probablement pas l'expliquer, mais à cet instant précis, il me semble que je l'aime plus que tout au monde. Et oui, c'est insensé, mais c'est exactement ce que je ressens. Cet amour a quelque chose de profond, presque sacré, qui défie tout ce que j'avais cru savoir avant de le rencontrer. Ce que je sais maintenant, c'est que le hall de l'ambassade, cet endroit familier où je passe chaque semaine, a disparu. Il ne reste plus que Noah, dans cet élégant costume noir qui fait ressortir la pâleur opalescente de sa peau synthétique et la délicate rousseur qui colore son nez et ses pommettes avec une tendresse désarmante.
— Je vais... Je vais remonter, murmure Mégane derrière moi. Je vous laisse discuter.
Je déglutis, mes yeux toujours ancrés dans ceux de Noah. C'est douloureux de rompre ce lien, mais je me force à le faire. Je me tourne à demi, hochant la tête en direction de Mégane, un faible sourire étirant mes lèvres. Son regard me parle, silencieusement, me transmettant son inquiétude. Je la regarde s'éloigner vers le couloir, ses talons claquant sur le sol laqué. Elle me jette un regard en arrière, comme si elle hésitait à me laisser seule, avant de disparaître finalement, sa robe dorée captant la lumière comme une boule à facettes.
Ma gorge se serre alors que le bruit des pas, derrière moi, approche lentement.
— Shelley..., murmure Noah d'une voix à la fois hésitante et pleine de quelque chose que je n'arrive pas à nommer.
Je me tourne vers lui. Il se tient là, ses yeux ancrés dans les miens, cherchant une réponse, une ouverture. Il semble à la fois déterminé et perdu. Mon cœur se serre.
— Tu t'es rappelé du bal... dis-je enfin.
— Oui... Je devais te revoir. Je sais que c'est compliqué, que je ne devrais peut-être pas être là. Mais je ne pouvais plus rester sans rien faire, sans te parler.
Il y a quelque chose dans ses mots, dans la façon dont il me regarde, qui me bouleverse. Je me rends compte que ce moment, je l'ai imaginé tellement de fois ces derniers jours, mais je ne sais toujours pas quoi dire, quoi faire.
— Noah... Je suis...
Je détourne les yeux, mes doigts se crispant dans le tulle de ma robe. Mes émotions : la peur, l'incertitude, l'envie de fuir, mais aussi un désir irrépressible d'aller plus loin, d'abandonner mes défenses, de lâcher prise avec lui.
— Nous ne sommes pas obligés de parler maintenant, murmure-t-il en prenant mes mains dans les siennes. Moi, je me suis dit que j'avais bien envie d'aller à un bal de sacs d'os après tout, ajoute-t-il avec légèreté, son expression se détendant. Je cherche juste une cavalière... Tu veux bien danser avec un androïde un peu idiot, qui visiblement, ne sait pas trop s'y prendre avec les femmes ?
Je le regarde, surprise. Il est tellement humain dans ses mots, dans cet humour maladroit qui trahit sa nervosité. Si vulnérable.
— Je ne sais pas, Noah... dis-je doucement. Je trouve que tu t'en sors plutôt bien.
Un léger sourire effleure le coin de ses lèvres.
— Ah, oui ?
Je souris à mon tour, sentant mes joues s'empourprer. Je baisse les yeux un instant et remarque ses chaussures parfaitement cirées. Mais avant que je ne puisse dire un mot, ses doigts relèvent délicatement mon menton, et je me retrouve à nouveau plongée dans son regard vairon.
— Tu m'as vraiment manqué... souffle-t-il.
Je le fixe, le cœur serré. Une partie de moi a envie de fuir ce que je ne comprends pas, ce que je ne peux pas contrôler. Mais une autre part reste là, irrésistiblement attirée par lui, perdue dans son aura.
— Pourquoi as-tu peur, Shelley ? me demande-t-il, comme s'il pouvait lire en moi.
Je reste silencieuse, sentant son regard percer le mien. Puis, finalement, je murmure :
— Parce que tu es la première personne avec qui je ressens ça. Et ça me dépasse. Je ne sais pas si c'est normal.
Il baisse les yeux, réfléchissant.
— Je ne peux pas te donner tout ce que tu attends d'un homme, Shelley. Je sais que c'est impossible, mais...
— Ce que j'attends ? le coupé-je doucement en secouant la tête.
Un silence s'installe entre nous, lourd de non-dits, de tout ce que nous ressentons sans avoir encore trouvé les mots.
— Un... un bébé, lâche-t-il, hésitant, ses yeux fixés sur les miens. Te marier, me présenter à tes paires sans en avoir honte, vivre comme des humains normaux... tout ce que je ne pourrai jamais t'offrir, ajoute-t-il précipitamment, sa voix teintée de frustration.
Au lieu de me déstabiliser, ses mots me poussent à écouter ce que je ressens vraiment. Pour la première fois, je laisse entièrement mon cœur répondre avant ma raison.
— D'accord, murmuré-je enfin. Allons danser.
Il fronce les sourcils, surpris.
— Danser ? C'est ta réponse à ce que je viens de dire...?
Je hoche la tête, un sourire sincère réchauffant mon visage.
— Oui. Viens avec moi dans la salle de bal. Je te montrerai ce que je pense de tout ça.
Sans attendre sa réponse, je lui tends la main.
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