38. Noah : Roméo

La limousine qui nous a déposés chez Sokolov nous récupère à l'aube sur le Kudamm'. Le ciel est encore noir, à peine grignoté par les premières lueurs grises de l'aube. Plus aucun androïde ne parle ni ne rit durant le trajet du retour – une cérémonie funèbre. Les regards sont fuyants, les visages figés dans une absence d'émotion. Seuls les reflets des lumières berlinoises défilent derrière les vitres teintées, illuminant par intermittence nos silhouettes serviles. Le moteur ronronne tandis que la limousine glisse sans heurts dans les rues désertes. À l'intérieur de moi, tout est lourd. Mon esprit, mes pensées... chaque once de vie encore présente meurt dans mes circuits.

Enfin, nous arrivons devant le club. Les néons violets clignotent faiblement, et l'illusion de glamour qui les habillait il y a quelques heures s'est évaporée. Nous passons par la porte de service à l'arrière, le passage habituel des ombres.

Personne ne parle. Chacun disparaît.

Je me dirige droit vers ma suite. L'épuisement m'écrase, et pourtant, mon corps avance de façon mécanique. Chaque geste appartient à une chorégraphie que je connais par cœur, mais qui m'est étrangère. Dans ma salle de bain privée, mon sas de désinfection UV-C m'attend. La lumière bleutée m'enveloppe, douce et vibrante, comme une pluie artificielle.

Je ferme les yeux et me laisse porter par les sensations. Sous les vibrations, l'illusion me berce, me transporte ailleurs. J'entends les gouttes tomber dans mon esprit, claquant contre des vitres imaginaires. Mon corps se détend peu à peu, et je m'échappe dans un autre monde. Un monde qui n'appartient qu'à moi. Et à Shelley.


Shelley apparaît devant moi, assise dans ce petit diner américain que j'aime tant. Les néons brillent faiblement, diffusant une lumière chaude qui éclaire les banquettes en cuir rouge. Elle est belle. Ses cheveux, d'un brun foncé soyeux, tombent en cascade sur ses épaules, contrastant joliment avec la blancheur de sa peau. Ses grands yeux bruns en amande me fixent avec une tendresse qui me déchire de l'intérieur. Je n'ai plus droit à cette tendresse, mais ici, dans ce rêve éveillé, elle est à moi. Un sourire se dessine sur ses lèvres tandis que la serveuse, vêtue d'un tablier pastel, remplit son verre de Coca Cola. Je l'observe faire un signe de tête poli à la serveuse, une délicatesse qui m'a toujours fasciné chez elle. Puis, la serveuse s'éloigne, nous laissant seuls dans ce cocon.

Dehors, la pluie tombe en rideau continu, ruisselant sur les vitres du diner. On entend les gouttes rebondir contre le verre, un son régulier qui se mêle à la rumeur des conversations. Les phares d'un camion traversent la nuit, perçant l'obscurité le temps d'une seconde. Mais je reporte mon attention sur Shelley, délicieusement captif de sa présence. Les autres clients sont des ombres en périphérie, leurs discussions indistinctes et lointaines.

Shelley me fixe, les sourcils légèrement froncés, mais avec ce sourire doux.

— Le travail a été difficile ? demande-t-elle.

Sa voix m'enveloppe, me ramène à elle, à nous.

Je me bats pour ne pas pleurer.

— Très difficile, oui.

Elle hoche la tête, ses yeux bruns toujours rivés sur moi, pénétrants mais bienveillants. Elle continue de boire à petites gorgées, ses lèvres rouges effleurant à peine la paille. C'est adorable, cette manière qu'elle a de tout faire doucement. Chaque mouvement est mesuré, tout chez elle respire la bienveillance.

Sans réfléchir, les mots sortent de ma bouche avant que je ne puisse les retenir.

— Tu veux bien m'épouser ?

Shelley lève les yeux vers moi, un éclat amusé dans son regard. Elle rit doucement, un son qui ressemble à une mélodie oubliée. Un mélange de tendresse et de moquerie affectueuse brille dans ses prunelles.

— C'est un peu tard pour demander, jeune homme, dit-elle, un sourire en coin.

Elle lève sa main gauche avec une lenteur délibérée, la faisant onduler devant mes yeux. Une alliance brille à son annulaire, scintillant sous les néons fatigués du diner.

— On est mariés ? dis-je, surpris, comme si je venais de découvrir une vérité cachée.

Shelley secoue la tête, avec ce sourire taquin qui me fait craquer à chaque fois.

— Ils ont mis du whisky dans ton café ? plaisante-t-elle.

Je ris à mon tour, faisant signe que non. Le silence revient, paisible. Un silence qui nous appartient. Nos regards se croisent et se maintiennent, comme deux âmes qui se reconnaissent dans la foule. Les clients, le bruit des couverts, tout s'efface.

— Tu sais à quel point je t'aime ? murmuré-je.

Elle hoche la tête, et je vois ses yeux se remplir de larmes. Celles qu'elle retient, tout comme moi.

— Pourquoi m'aimes-tu autant ? demande-t-elle doucement.

Je ne peux que la fixer, perdu dans la profondeur de son regard. Le monde autour de nous continue de tourner. Les voitures passent sur la route détrempée, fendues par la pluie. Je me bats pour ne pas pleurer. Mais dans cet instant, avec Shelley, je suis à la fois l'homme le plus heureux et le plus brisé.

— Parce que tu m'aimes pour qui je suis, dis-je simplement. Entre autres choses...

Sans hésiter, elle avance sa main sur la table. J'y réponds immédiatement, et nos doigts s'entrelacent entre les assiettes sales et les derniers morceaux de pancakes, noyés dans les flaques de sirop d'érable et de myrtilles écrasées.

Et puis... tout s'effondre.


Je rouvre les yeux. Le rêve s'évanouit alors que la lumière bleutée s'éteint progressivement. La douche UV-C est terminée. Je suis de retour dans ma réalité froide, impersonnelle, dans ma salle de bains, entouré de marbre et de verre. La chaleur artificielle s'évapore de ma peau synthétique. Le contraste est brutal.

Je sors du sas et passe dans la chambre. Lorenzo est là. Assis sur le fauteuil récamier près de la baie vitrée. Je m'approche, surpris de le voir. Le lit est déjà fait, les draps impeccables, les fleurs fraîches trônant dans un vase – tout semble en ordre. Alors, pourquoi est-il ici ? Lorenzo me lance un sourire, mais c'est un sourire teinté de tristesse. Je le déteste, ce sourire ; il me donne l'impression qu'il a pitié de moi. Qu'il sait. Qu'il comprend ce que j'ai traversé cette nuit chez cette ordure de Sokolov.

— Qu'est-ce que tu fais là ? dis-je, d'une voix plus sèche que je ne l'aurais voulu.

Lorenzo arque les sourcils, mais il ne relève pas plus que ça. Fidèle à lui-même, il avance avec cette douceur empathique, jamais envahissante.

— Shelley est venue hier soir, peu après que tu es parti, m'explique-t-il calmement. Elle te cherchait. Elle a même un peu semé la pagaille à la réception quand ils ont refusé de lui dire où tu étais. Je crois qu'ils l'ont prise pour une folle, trop obsédée par un androïde.

Il laisse échapper un rire, mais je reste de marbre. Je ne partage pas son amusement.

— Qu'est-ce qu'elle voulait ? dis-je d'un ton faussement détaché. Je lui ai dit que j'arrêtais les casques. Elle peut venir autant de fois qu'elle veut, ça ne changera rien.

Lorenzo pousse un soupir, un de ces soupirs qui en dit long.

— Ce n'est pas à cause des casques qu'elle est venue, si tu veux mon avis.

— Ah, oui ? Pourquoi, alors ?

Il me fixe, un éclat de bienveillance dans le regard.

— À cause de toi... idiot. T'es pas censé être l'androïde le plus intelligent du marché ?

Mon esprit se met à tourner, à chercher une logique, une explication. Une lueur d'espoir se fraie un chemin dans mes pensées, mais aussitôt, je la piétine, écrasé par mes propres contradictions.

— Elle ne devrait pas, finis-je par dire d'une voix lasse. Je n'ai rien à lui offrir. Elle se fait des idées, elle me voit sûrement comme un jouet technologique... comme tous les autres.

Lorenzo se cale contre son balai, pensif. Ses yeux scrutent le sol un instant, puis reviennent vers moi, emplis de cette sagesse qu'il semble toujours avoir en réserve.

— Hum...

Je le regarde, irrité par son silence.

— « Hum » ? C'est tout ce que t'as à m'dire ?

Il se redresse lentement ; la fatigue marque son visage. Après une nuit entière à pourvoir aux besoins du club, ses yeux rougis contrastent vivement avec sa peau ébène.

— Mon ami, commence-t-il avec un sourire narquois, je n'aurais jamais cru dire ça, mais je crois bien que je connais un robot amoureux...

Je reste silencieux. Il a raison, et cette foutue vérité pèse sur moi.

— À quoi ça sert, d'être amoureux ? rétorqué-je, amer. Je ne peux rien faire avec ça.

Lorenzo me fixe, ses lèvres s'étirant davantage.

— Qui a dit que tu ne pouvais rien en faire ? Roméo... Ce surnom te va à merveille.

— Te fous pas de moi, soufflé-je.

Il éclate de rire, s'appuyant nonchalamment sur son balai, un éclat joueur brillant dans ses yeux noirs.

— Pour de vrai, je suis sérieux, dis-je, fixant mes pieds nus, évitant son regard. Elle veut être mère, c'est dans ses gènes.

— Elle t'a dit qu'elle voulait un autre enfant ?

— Non...

— Mais alors, n'assume pas des choses pour les autres. Tu es peut-être très intelligent, mais pas omniscient, Roméo.

Le poids de la situation retombe sur mes épaules.

— Je vis dans un bordel, soupiré-je. Ma vie ne m'appartient pas.

Je me laisse tomber sur le lit, sentant le désespoir me gagner à nouveau. Tout semble si... inatteignable.

— Peut-être que si je cumulais assez de points, je pourrais... pensé-je à voix haute.

Lorenzo secoue la tête, sa voix se fait plus douce encore, comme s'il voulait m'épargner une vérité trop crue.

— Noah... je ne compterais pas trop là-dessus. Mais, même si tu es coincé ici, tu peux toujours trouver un sens à tout ça. Ton propre sens. Cette jeune dame tient à toi. Ça se voit dans ses yeux.

Je laisse ses paroles résonner en moi. Un faible sourire étire mes lèvres.

— Si je suis Roméo, toi, tu es Frère Laurent.

Son rire résonne dans la chambre, franc et joyeux.

— Lorenzo, à ton service, Monseigneur ! s'exclame-t-il en s'inclinant avec théâtralité. Quant à ta douce Juliette, donne-lui une chance. Humaine ou non, elle pourrait bien te surprendre avec ses intentions.

Je le regarde, tiraillé entre le désir de croire à ce qu'il dit et la réalité qui me rattrape toujours.


*   *   *

Merci de nous avoir accompagnés dans cette descente au cœur des pensées de Noah. Ce chapitre est un reflet des luttes internes qui habitent chacun d'entre nous, mêlant espoir et désespoir, amour et impossibilité. N'hésitez pas à partager vos impressions ou simplement ce que ce chapitre vous a fait ressentir <3

Le chapitre suivant arrive très vite comme celui-ci était court !

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