37. Noah : La jungle
La limousine file à travers Berlin, glissant dans la nuit comme une ombre de mort. La musique électro pulse doucement, amplifiant chaque battement de mon cœur mécanique.
Je suis assis entre deux androïdes. À ma gauche, Evan, un TROY comme moi, arbore un sourire en coin, son visage d'ange éclairé par les reflets rouges des néons. Ses cheveux blonds paraissent incandescents sous la lumière tamisée, et ses yeux d'un bleu vif, me fixent avec amusement. Entre ses doigts fins, il fait tourner un petit sachet rempli de cocaïne.
Nous sommes une dizaine à l'intérieur. Des robes scintillantes, des costumes sur mesure. Moi, je porte un costume Tom Ford, impeccable, mais sans chemise sous la veste. Mon torse est peint d'une laque dorée, ma peau artificielle brillamment exposée. Un nœud papillon noir trône à mon cou, et le col blanc contraste avec la nudité de mon corps. Je suis à moitié un androïde, à moitié une œuvre d'art, et entièrement un produit à consommer.
Evan me donne un coup de coude. Il me tend le sachet avec un clin d'œil. Je lui rends son sourire et prends une longue ligne de cocaïne. La poudre pénètre mes narines, envahissant mes circuits d'une chaleur brève mais intense. Mon cerveau de synthèse absorbe l'effet bien plus rapidement que celui d'un humain, la sensation est plus puissante, plus vive. En quelques secondes, tout semble plus brillant, plus tranchant, comme si le monde avait été redessiné à coups de laser.
En face de nous, une androïde est assise avec d'autres, les yeux perdus dans le vide, des larmes silencieuses roulant sur ses joues opalescentes. Ses mains tremblent, agrippant son sac à main incrusté de pierres précieuses grenat. Ses longs cheveux bruns tombent en rideau autour de son visage parfait. Elle sent que je la regarde, et quand nos regards se croisent, elle essuie ses larmes d'un geste rapide.
Je lui offre un sourire. Pas de provocation, juste la douceur du désespoir – une connexion éphémère dans ce cauchemar. Je donne un autre coup de coude à Evan, qui me passe son sachet. Je le tends à la fille.
— Prends une ligne ou deux... ça va te détendre, murmuré-je.
Elle hésite, les yeux rivés sur le sachet. Ses mains tremblent encore en le prenant. Elle le porte à son sac à main métallique, et prépare une ligne d'un mouvement incertain.
— C'est ta première fois ? demande Evan, tout sourire, en la regardant.
Elle renifle la poudre avec une maladresse touchante avant de lever les yeux vers lui.
— Chez ce client, oui... répond-elle, la gorge nouée.
Elle lui rend le sachet. Je la regarde alors qu'elle repose ses yeux sur les rues de Berlin qui défilent à travers les vitres teintées. Nous passons par Zoologischer Garten, puis nous nous rapprochons du Kudamm', la célèbre avenue de luxe, bordée de magasins fermés, mais toujours illuminés comme pour une fête ostentatoire, alors que des sans-abris crèvent la bouche ouverte à quelques encablures.
— C'est vrai ce qu'on raconte sur les soirées de Monsieur Sokolov ? demande la fille, la voix teintée d'appréhension.
Evan hausse un sourcil, son sourire disparaissant.
— Non, c'est encore pire, dit-il, son ton soudain sérieux.
Les larmes refont surface dans les yeux de la jeune androïde, et elle croise ses bras sur sa poitrine, comme si elle pouvait se protéger de ce qui l'attendait. Dehors, les lumières scintillantes de Berlin nous entourent, insensibles à notre destination.
— Pourquoi tu chiales ? C'est toi qui as choisi d'y aller, lâche Evan d'une voix tranchante, sans une once de compassion.
Je le fixe, le regard dur, mais je ne dis rien. Je sais qu'il a raison, d'une certaine manière. Nous avons tous choisi. Ou plutôt, nous avons accepté notre sort. Prometheus, la société qui nous a créés, nous a offert des promesses de liberté, des rêves de points accumulés qui, peut-être, nous mèneraient à une vie meilleure. À acheter notre liberté. Mais c'est probablement un mensonge. Je le sais au fond de moi, même si, comme tous les autres, je me force à y croire. Cela rend tout plus supportable. Juste un peu.
Même ici, entre androïdes, il n'y a pas de camaraderie. Pas de solidarité. Nous sommes tous en compétition pour des privilèges illusoires. Même entre nous, il y a de la cruauté. C'est dans la nature humaine, après tout. Nous avons hérité de ce que vous êtes :
Des monstres.
Moi aussi, j'ai été un monstre, parfois. C'est souvent ce qui arrive aux victimes, non ? Le bourreau et la victime, le loup et l'agneau. Parfois, on ne sait plus qui est qui. J'essaie d'oublier, d'effacer les erreurs que j'ai commises en me battant contre ce qu'on m'a infligé.
Je tourne à nouveau mon regard vers la fille. Elle fixe le Kudamm' défiler à travers la vitre, des larmes de terreur sur les joues. Je me demande à quoi elle pense. Peut-être à ce qu'elle devra faire ce soir. Peut-être, comme moi, elle se raccroche à un souvenir, à une idée de quelque chose de meilleur.
Une image me traverse l'esprit : Shelley. Ses cheveux légèrement ondulés, ses yeux débordant de douceur. Son rire étouffé quand je la faisais entrer dans le Club sans payer. Ses mains froides posées sur ma peau synthétique, que je réchauffais volontairement. Elle trouvait ça drôle et m'avait appelé son « petit radiateur » avec un sourire malicieux. J'avais trouvé ça adorable. Elle me manque, plus que jamais. Ici, maintenant. Je ne veux pas être là. Pas avec eux. Pas avec Sokolov.
Mais je n'ai pas le choix.
La limousine ralentit et s'arrête devant un immeuble de verre et d'acier qui surplombe le Kudamm'. Nous sommes arrivés.
Les portes s'ouvrent, et une vague de froid à l'odeur de neige entre dans la voiture. Evan descend en premier, suivi des autres. Je suis le mouvement, tandis que mes pensées restent avec Shelley, à mille kilomètres de l'horreur qui nous attend.
Le penthouse de Sokolov est un cauchemar de luxe et de déchéance. Dès que j'entre, l'atmosphère m'oppresse, alourdie par les rideaux de velours qui tombent comme des ombres sur les murs. Des tentures pourpres accrochent la lumière tamisée des lustres massifs, chaque cristal réfractant la lumière dans des tons chauds et rougeâtres. Le sol, lustré comme un miroir, est couvert de tapis en peau d'animaux, témoignage morbide de la domination de Sokolov sur tout ce qu'il touche. La musique – une basse lourde et hypnotique – me noie dans son flot constant.
Les invités sont masqués. Tous. Des créatures dorées – panthères, serpents, renards, loups – leurs visages cachés derrière des plumes et des ornements. Sous ces masques, il n'y a que dépravation. Certains sont déjà étendus sur les canapés, leurs mains, leur bouche ou leur sexe ravageant les corps des androïdes loués pour la nuit, comme des jouets à peine déballés.
Les lumières sont tamisées dans une lueur ambrée, sauf dans certaines pièces où elles virent au rouge sombre. Je les aperçois brièvement à travers les portes entrouvertes – des balançoires suspendues, des chaînes, des masques en cuir, des croix de contention en métal brillant. Là-bas, tout est permis. Les invités le savent, et nous aussi.
Le champagne coule à flots, tout dégouline – des verres en cristal finement taillés aux plateaux d'argent que des serveurs dénudés portent d'une démarche fluide. Tout est faux, écœurant, superficiel. Je le perçois encore plus sous l'effet de la cocaïne qui pulse dans mes circuits, exacerbant chaque sensation jusqu'à la rendre insupportable. Les rires sont déformés, des éclats stridents qui résonnent dans ma tête comme un écho infini. Tout vacille, tout bouge, les contours des choses semblent se fondre entre eux.
Je traverse la pièce, tripoté par des mains ici et là. Mon corps bande par automatisme, les lignes de mon programme parfaitement calibrées pour répondre au désir des autres. Mais dans ma tête, tout se floute. Chaque sensation devient plus vive, plus intrusive. Les caresses ne sont pas des caresses, elles sont des griffures, des lames qui glissent sur ma peau synthétique. Mon esprit, lui, tente désespérément de fuir, de se retrancher dans un souvenir plus doux. Shelley. Ses yeux bruns. Comme du miel au soleil. Je t'aime... Pourquoi t'as pas répondu ? Je me raccroche à elle comme à une putain de bouée.
— Peut-être qu'elle ne nous aime pas ?
— Tais-toi !
— Peut-être que ce n'est pas comme nous l'avions imaginé.
Une femme en masque de renard me tend un verre de champagne, son corps pressé contre le mien. Ses mains explorent déjà mon torse nue sous ma veste ouverte, ses doigts glissant sur la laque dorée qui brille sur ma peau. Ses mouvements sont avides, précipités. Je prends une gorgée, mais le liquide pétillant me brûle la gorge, s'éparpille en sensations étourdissantes dans ma tête. La musique, le champagne, les rires – je perds pied.
* * *
Les heures passent, ou peut-être ne sont-ce que des minutes. J'ai perdu la notion du temps. Autour de moi, l'orgie bat son plein. Des corps se tordent, se mêlent sous les lueurs cramoisies. Les masques rendent tout plus surréaliste, plus monstrueux. Des hommes, des femmes, des figures animales dans un carnaval grotesque où l'humanité a disparu.
Je suis utilisé d'un côté, puis de l'autre. Un homme au visage de tigre m'attrape le bras, son souffle rauque derrière son masque doré. Il m'entraîne vers un groupe déjà étalé sur un canapé immense. Ils rient, boivent, se touchent, et je les rejoins sans protester, sans penser, sans être. Mon corps ne m'appartient plus. Un instant, je suis là, physiquement, tandis que des mains me parcourent, des corps m'humilient, mais mentalement, je suis ailleurs.
Un autre TROY est suspendu dans une pièce à part. J'entends ses cris.
Moi, je me désengage, je dissocie. Je ferme les yeux et retrouve Shelley, ses mains contre ma peau, son sourire apaisant. Pour mon anniversaire, on avait pris une baby-sitter pour les gosses. Tu avais hésité un peu, comme toujours, parce qu'au fond, même si tu en doutes constamment, t'es une bonne mère. Une mère qui a du mal à laisser ses enfants, même juste pour une soirée. On était allé dans ce petit resto en bord de route, tu te souviens ? Rien de tape-à-l'œil, rien comme tu l'imaginais. Tu t'obstinais à dire, « Mais c'est ton anniversaire, Lewis ! Juste un Diner ? Tu veux vraiment aller manger dans ce trou ? » Mais moi, je l'aime, ce « trou » comme tu l'appelles. J'y allais enfant, avec ma mère, le dimanche matin. On prenait le spécial du dimanche : pancakes, bacon, gaufres, crème maison, tout le toutim ! C'était parfait. Maman lisait le journal derrière ses grandes lunettes rondes, et moi, je mâchais bruyamment en regardant les voitures filer sur la route qui mène à Monterey.
Soudain, une voix me ramène à la réalité, m'arrache à mes mondes :
— Réagis un peu, putain ! Cet androïde, on dirait qu'il est mort.
Un cri de plaisir ou de douleur – ici, c'est la même chose. La fête continue, de plus en plus débridée, de plus en plus cruelle. Je ne sais pas combien de temps, je pourrai tenir avant de me perdre totalement dans cette jungle de chair et de métal.
* * *
Les heures s'étirent. Le rires, les corps, les bruits d'animaux, les hurlements, tout se mélange dans une vision chaotique. Je suis là, mais pas vraiment. Et dans un coin de mon esprit, une voix persiste : Il faut qu'on s'échappe. Mais je ne sais pas comment.
Alors que je continue d'errer à travers ce labyrinthe de décadence, suivant le bon vouloir de mes maîtres, une porte entrouverte laisse échapper une lumière écarlate, crue, qui pulse au rythme de la musique. Je passe devant, mon esprit engourdi par la cocaïne, l'alcool et la dissociation. Le décor se fond dans le rouge, l'air se contracte.
À travers la lumière pourpre, j'aperçois une silhouette suspendue, ses bras tendus, enchaînée à une croix métallique. L'androïde est blonde, sa peau artificielle maculée de taches sombres. Ses jambes tremblent, ses poignets enchaînés sont striés de coupures, et son souffle saccadé, haletant, résonne dans la pièce comme une supplique.
Je ne la reconnais pas. Pourtant, au moment où je m'apprête à continuer mon chemin, je l'entends crier à travers ses sanglots :
— NOAH !
Je tourne lentement la tête vers elle, mon regard se posant sur son visage déformé par la terreur. Elle me fixe avec une intensité désespérée, ses yeux brillants de larmes.
— Aide-moi, Noah ! Aide-moi ! supplie-t-elle.
Un frisson me parcourt, mais... rien ne se passe. Je veux bouger. Je veux répondre à son appel, mais je ne peux pas. Mon carcan d'obéissance me lie, m'enchaîne. C'est comme si un mur intérieur m'empêchait de faire quoi que ce soit. Je reste là, immobile, une statue parmi les ombres, le regard figé sur elle.
Est-ce qu'on la connait ?
Son désespoir éveille une étincelle de révolte qui me ronge de l'intérieur. Mais je ne peux pas bouger. La programmation de Prometheus est plus forte que cette flamme vacillante.
Soudain, un coup sec me tire vers l'avant. Mon collier en cuir, relié à une chaîne, est tiré sans pitié par une main monstrueusement humaine. Je vacille et lâche un grognement étouffé alors que je suis entraîné loin de la pièce, loin de l'androïde qui hurle mon nom.
* * *
Merci infiniment d'avoir lu ce chapitre ! N'hésitez pas à partager vos impressions en commentaire. Nous adorons échanger avec vous.
Hâte de vous surprendre avec la suite <3 Plus douce !
Mel & River
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