36. Shelley : Chris
Je suis seule. Seule dans cet appartement qui résonne du vide. Depuis combien de jours n'ai-je pas mis un pied dehors ? Je ne sais plus. Je perds la notion du temps. J'ai des tonnes d'appels en absence, et je n'ose pas ouvrir mon mail.
Tout me semble tellement... inutile.
Je traîne en pyjama, une tasse de café froid à la main, mes cheveux emmêlés, sales. Il fait sombre, je n'ai pas ouvert les rideaux aujourd'hui. Ou hier, d'ailleurs.
Le silence pèse sur moi comme une chape de plomb, et je me surprends à murmurer des bribes de conversation. Je parle à Lux. Je vois son petit visage apparaître dans le coin de ma vision, ses cheveux blonds qui flottent comme dans l'eau. Je sais que c'est faux, je le sais.
Mais il est là. Là où il ne devrait pas être.
— Pourquoi t'es parti, bébé ange ? je demande ; mes lèvres tremblent. Pourquoi tu m'as laissée seule ?
Il ne répond pas, il me regarde simplement. Je tends la main vers lui, espérant pouvoir le toucher, mais il s'efface avant que je ne l'atteigne. Je reste figée, la main en l'air, une sensation d'abandon si écrasante que je n'arrive plus à respirer.
* * *
Les jours passent. Peut-être des semaines. Je ne mange presque plus. La nourriture me répugne. Je pleure, je crie parfois, je me tais surtout. Les heures s'étirent, et je me perds entre les murs de cet appartement, mon sanctuaire devenu ma prison.
Un coup frappé à la porte me sort de ma torpeur. Trois coups sourds. Puis encore. Je fronce les sourcils. Qui... qui peut bien être là ? Je reste immobile, espérant que ça cesse. Mais les coups reprennent, plus insistants.
— Shelley ? C'est moi, Chris. Ouvre, s'il te plaît.
Chris. J'ouvre la bouche, mais aucun son n'en sort. Pourquoi est-il là ? La peur me serre le ventre, comme si quelqu'un venait d'entrer dans mon refuge, mon cocon. Je finis par me lever, mes jambes engourdies par le manque d'activité. Je titube jusqu'à la porte, l'ouvre à peine. Il est là, grand, imposant, l'air soucieux. Ses cheveux blonds sont ébouriffés, ses yeux bleus me scrutent avec inquiétude.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Ma voix est rauque, méconnaissable.
— Je suis venu voir comment tu allais. Tu n'as pas répondu à mes messages. Ton psy et Mégane m'ont appelé... Je m'inquiétais.
Il pose une main sur le battant de la porte, mais je reste immobile.
— Je vais bien. Tu peux t'en aller.
Ma voix tremble.
— Je ne partirai pas comme ça. Laisse-moi entrer, s'il te plaît.
Il a un ton grave que j'ai rarement entendu chez lui. Sans même savoir pourquoi, je recule, le laissant passer. Il entre et s'arrête au milieu du salon, observant le chaos plongé dans l'obscurité.
— Bon sang, Shell... Qu'est-ce qui s'est passé ici ?
Sa voix est basse, empreinte de cette compassion que je déteste tant à cet instant.
— Rien. Juste... rien.
J'essaie de hausser les épaules, mais le mouvement me paraît trop difficile. Je me laisse tomber au sol, contre le mur, repliant mes jambes contre moi. Je me sens vide, épuisée.
Chris s'accroupit devant moi, son regard bleu posé sur mon visage ravagé.
— Shelley, tu ne peux pas continuer comme ça... dit-il en tendant la main, effleurant ma joue du bout des doigts. Je croyais... Je croyais que tu allais mieux ?
Je ferme les yeux.
— On l'a perdu, Chris. On l'a perdu, et je ne sais pas comment vivre sans lui.
Les mots jaillissent, et avec eux une vague de douleur brutale. Je m'effondre, sanglotant dans mes mains, le chagrin me déchirant de l'intérieur.
Chris m'attire doucement contre lui.
— Shhh, je suis là. Tu n'es pas seule.
Je reste immobile contre lui, mes larmes étouffées par son épaule. Ses bras autour de moi sont à la fois rassurants et étrangement inconfortables. Pas comme avant.
Depuis notre séparation, tout a changé. Ce n'est pas qu'il ne compte plus pour moi. Au contraire, Chris est toujours cette personne sur qui je peux m'appuyer, mon ami, un membre de ma famille, le père de notre fils. Mais aujourd'hui, être dans ses bras me rappelle à quel point j'ai échoué, à quel point je suis perdue.
J'aimerais pouvoir me laisser aller, lui rendre son étreinte, mais quelque chose en moi s'y refuse. Alors je me tends, les muscles crispés, me forçant à accepter son réconfort malgré le malaise qui me serre le cœur.
Il doit le sentir. Il relâche un peu son étreinte, me regarde avec beaucoup de tristesse.
— Je suis désolé, murmure-t-il. Je ne veux pas te mettre mal à l'aise... Je veux juste t'aider, Shell. Tu fais toujours partie de ma vie.
Je hoche la tête, incapable de parler. Il est là, il a un cœur en or et il fait ce qu'il peut. C'est à moi de trouver comment vivre avec tout ça. Comment trouver un moyen de me relever, même si chaque partie de moi a l'impression d'avoir été broyée.
* * *
Mon ex-mari est resté. Depuis combien de jours, je ne sais pas. Il a remis de l'ordre dans l'appartement, ouvert les rideaux. La lumière du jour me semble encore crue, agressive, mais elle m'apaise peu à peu. Il cuisine. Rien de sophistiqué, mais juste le voir faire me rappelle ce qu'était la normalité.
Je l'observe en silence. Ses un mètre quatre-vingt-quatre se déplacent entre la cuisine et le salon tandis qu'il dresse la table. Il ne parle pas beaucoup. Il me laisse le temps, l'espace. Et ça me touche. Une nuit, alors qu'il prépare du thé, je brise le silence.
— Je dois te dire quelque chose, dis-je d'une voix faible, mais déterminée.
Il se tourne vers moi, le regard curieux, et peut-être un peu angoissé.
— Je t'écoute.
Je prends une grande inspiration.
— Je... je me suis lancée dans quelque chose de bizarre, Chris.
Les mots sortent difficilement, mais je m'accroche.
— J'ai trouvé un endroit, un club. Le Club Frankenstein. Des androïdes... des... des androïdes prostitués. J'y allais pour... oublier.
Je m'arrête, luttant contre la honte qui menace de m'étouffer.
— J'ai rencontré quelqu'un là-bas. Un androïde. Noah. Et...
Ma voix se brise.
— Il m'a montré un monde où Lux était encore en vie. J'ai utilisé un casque de réalité virtuelle. J'ai vécu dans des univers que tu ne peux même pas t'imaginer...
Chris reste immobile, me laissant vider mon sac.
— Et maintenant, tout ça a disparu. Noah, il a détruit ces casques. Pour... pour moi. Je ne sais plus qui je suis sans ces illusions... Sans être mère... Sans Lux.
Je m'attends à ce qu'il me juge, qu'il me dise que je suis timbrée. Mais il ne fait rien de tout ça. Il s'approche, s'assoit à côté de moi, et expire doucement par la bouche.
— Tu veux dire que ces casques, c'était comme... réel ? Des mondes virtuels où tu pouvais vraiment voir Lux ?
Sa voix est posée, mais je décèle une note d'incrédulité, de prudence.
— Oui, c'était... tellement réaliste. Je pouvais le prendre dans mes bras, le sentir... le sentir contre moi. C'était... c'était comme une seconde chance.
Je secoue la tête, sentant mes larmes revenir.
— Je savais que ce n'était qu'une illusion, mais ça semblait plus vrai que la réalité...
Chris reste silencieux, les yeux fixés sur la table.
— Je crois que je vois ce que c'est. J'ai entendu parler de ces casques. Il y a eu des rappels récents. Trop de gens... Ils s'y perdaient.
Il passe une main dans ses cheveux, visiblement mal à l'aise.
— Beaucoup sont devenus dingues, incapables de distinguer la réalité de ces mondes. Certains se sont suicidés, Shelley.
— Je... je savais que ce n'était pas sain, mais je ne pouvais pas m'arrêter. J'avais l'impression de redevenir entière, là-bas. Mais sans tout ça, maintenant...
Je détourne le regard, mes doigts tremblants.
— Je suis juste... perdue.
Chris pose brièvement sa main sur mon genou, son contact ancre un peu mes pensées.
— Je suis désolé, Shell.
Il hésite, cherche ses mots.
— Parle-moi de Noah. Cet androïde. Qu'est-ce qu'il représentait pour toi ?
Je serre les mâchoires. Parler de Noah est difficile, mais Chris mérite de savoir.
— C'est... compliqué. Noah n'est pas juste un androïde. Je veux dire, il est un androïde, bien sûr, mais... il est plus que ça.
Je m'arrête, essayant de formuler ce que je ressens.
— Il est... attentif, humain, d'une manière que je n'avais jamais imaginée possible pour un robot. Il m'a vue telle que je suis, Chris. Il n'a jamais essayé de me changer. Il a juste... été là, avec moi, dans la douleur, dans le rêve.
Je m'essuie le visage d'un revers de main, sentant la chaleur des larmes sur ma peau.
— Parfois, c'était lui qui contrôlait ces mondes. C'est lui qui a créé ce... ce Lux virtuel. J'ai fini par m'attacher à lui. Je ne sais même pas comment c'est arrivé. Mais je crois que je suis en train de tomber amoureuse...
Je ris doucement, un son amer.
—Tu te rends compte de ce que je dis ? Je craque pour un putain d'androïde.
Chris secoue la tête, mais pas en signe de désapprobation. Plutôt avec cette douceur résignée qui m'étreint le cœur.
— Shelley, je comprends. Enfin, j'essaie. Si ça t'a aidée, si ça t'a permis de tenir...
Il se penche un peu, cherchant mon regard.
— Je ne te juge pas. On a perdu... On a tout perdu. Si ce Noah t'a apporté un peu de paix... alors c'est important.
Ses mots me touchent plus que je ne veux l'admettre ; le fait qu'il l'appelle par son nom aussi. Un nœud se forme dans ma gorge, mais cette fois, ce n'est pas seulement de la tristesse. C'est un mélange de reconnaissance et de soulagement.
— Merci, murmuré-je. Merci de... de ne pas me laisser tomber.
Il acquiesce, ses yeux brillants.
— Je veux que tu sois heureuse. Et si tu ne peux plus l'être avec moi, je veux que ce soit avec quelqu'un comme ce... ce gars que tu décris.
Il hésite.
— Est-ce que tu l'aimes ? demande-t-il.
Je hoche la tête, sentant une larme rouler sur ma joue.
— Oui... Et c'est tellement absurde. Comment peut-on aimer quelqu'un qui n'est même pas humain ?
Je laisse échapper un rire nerveux.
— Tu sais, il n'a rien d'un simple robot. Noah, il... il est différent. C'est comme s'il ressentait vraiment. Il a ce regard... mutin, espiègle. Il est si gentil, attentionné. Toujours là à m'écouter, à me pousser à essayer des choses que je n'osais plus faire. Il...
Je ferme les yeux, les souvenirs défilent.
— Il me faisait entrer en douce dans le club chaque week-end, juste pour qu'on puisse être ensemble. Il ne me demandait jamais rien. Juste... être là, avec lui. On passait des heures à parler, à vivre dans ces simulations qu'on créait ensemble. Il me faisait des surprises... des paysages magnifiques, des moments qui semblaient tout droit sortis d'un rêve. Je pouvais me sentir à nouveau vivante avec lui, et lui, il était tellement...
Je prends une inspiration, la voix brisée.
— Il m'a dit qu'il m'aimait, Chris. Avec ces mots-là. « Je t'aime. » Et... je n'ai pas su quoi dire. J'étais tellement... tellement bouleversée. Comment est-ce possible d'aimer un androïde ? Et puis... Est-ce qu'il m'aime vraiment ? Est-ce qu'il en est capable ?
Je baisse les yeux, perdue.
— Mais il me rendait heureuse, tu comprends ? Pas juste le casque... Quand j'étais avec lui, c'était comme si mon cœur recommençait à battre.
Chris me pince doucement la joue, son sourire tendre.
— Comme d'habitude, tu te poses toujours trop de questions... L'amour n'a jamais eu besoin de raison, Shell. Je suis là, et je vous soutiens. On va s'en sortir, toi et moi. D'accord ?
Je le regarde, et pour la première fois depuis des jours, je ressens une lueur d'espoir.
Peut-être, juste peut-être, je peux encore me relever.
— D'accord, murmuré-je.
Je veux y croire.
* * *
Merci d'avoir lu ce chapitre 💜
Ce passage a été un des plus difficiles à écrire : plonger dans l'esprit de Shelley, explorer sa douleur et son isolement, m'a demandé de mettre des mots sur des émotions brutes.
Et vous ? Qu'avez-vous ressenti en lisant ce passage ? Y a-t-il un moment qui vous a marqué ou une phrase qui vous a parlé ? J'aimerais beaucoup lire vos impressions.
Merci pour tout l'amour que vous apportez à Troy 3320🖤
À très vite,
Mel et River
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