35. Noah : Rupture

Shelley pose son sac sans un mot, le visage creusé par la fatigue. Je la regarde, et ça me frappe en pleine gueule : une vague de tristesse qui me retourne.

— Moi aussi, je voulais te dire quelque chose, lance-t-elle d'un ton faussement enjoué. L'ambassade organise un bal d'hiver, le 19 décembre. Tu veux être mon cavalier ?

Je la fixe, sans répondre. Elle cherche à masquer son anxiété.

— Shelley, hum...

— Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a de si important ?

Sa voix tremble légèrement, et je perçois la peur qui l'habite. Je m'assois à ses côtés, prenant ses mains dans les miennes.

— De ce qu'on fait avec le casque. C'est dangereux. Je vois que ça te consomme.

Elle secoue la tête, un sourire amer accroché aux lèvres.

— Ces mondes... j'en ai besoin. C'est le seul moyen pour moi de voir Lux.

Sa voix tremble sur le nom de son fils. Je perçois la douleur derrière ses mots, mais je dois continuer, même si c'est difficile.

— Je sais, mais tu ne peux pas te perdre là-dedans. Ce n'est pas réel, et ça t'éloigne de la vraie vie. Tu as déjà eu des problèmes au travail, tu me l'as dit. Tu ne dors plus, tu t'épuises...

Ses yeux s'assombrissent. Elle me regarde comme si je venais de la trahir.

— Alors quoi ? Tu veux que j'arrête parce que toi, tu en as assez de jouer à ça ?

Sa voix monte, teintée d'accusation.

— Non, tu te trompes. Je veux juste que tu sois bien. Ces mondes te font sourire lorsque tu t'y trouves, mais ici, dans la réalité, ils te bouffent.

Elle recule sur le sofa. Ses yeux s'emplissent de larmes, mais elle les chasse d'un geste furieux.

— C'est faux ! Tu ne comprends pas ce que c'est que de perdre quelqu'un, de vouloir juste quelques minutes de plus avec lui... Pourquoi tu veux me priver de ça ?

— Shelley... Ce n'est pas Lux que tu retrouves là-bas. C'est une illusion.

Son visage se défait.

— Une illusion...? C'est la seule chose qui me reste !

Je tends la main vers elle, mais elle esquive mon geste.

— Tu veux me priver du seul endroit où je peux être heureuse... lâche-t-elle, ses yeux rivés sur ses genoux.

— Je ne veux pas te priver de quoi que ce soit. Je fais ça parce que je tiens à toi, parce que... je t'aime.

Les mots sont sortis ; c'est la première fois que je m'avoue ce que je ressens. Mais elle reste figée, comme si mes mots étaient passés à travers elle sans la toucher.

— Shelley, je veux juste... juste que tu ailles bien. Te voir te détruire, ça me fait mal.

Je cherche à capter son regard, mais elle le garde fixé sur ses mains. Ses doigts s'entrelacent, se crispent, comme si elle se raccrochait désespérément à quelque chose, n'importe quoi, pour ne pas sombrer.

— Tu ne comprends pas, Noah... Tu ne comprends pas.

Elle relève enfin les yeux, et je suis frappé par la douleur qu'ils renferment.

— Je veux que Lux soit là, murmure-t-elle. Je veux mon fils, et toi, tu essaies de me l'arracher.

— Je ne veux pas te faire souffrir... Je veux t'aider. Je veux que tu vives, que tu sois là, avec moi... dans la vraie vie. Tu comprends ? Dans la vraie vie, Shelley.

Elle secoue la tête, les larmes roulant sur ses joues.

Soudain, elle se lève.

— Où sont-ils ? lance-t-elle en se dirigeant vers l'alcôve. Où sont les casques ?

Je l'entends fouiller frénétiquement, renverser des objets.

— Où sont-ils, Noah ? répète-t-elle, sa voix montant d'un cran, trahissant sa panique.

Chaque mot pèse comme une fichue pierre dans ma gorge.

— Je les ai jetés ce matin... murmuré-je.

Le silence s'installe dans la suite, puis Shelley réapparaît, son regard planté dans le mien. Elle vacille, comme si mes mots l'avaient frappée au cœur, puis elle fond sur moi.

— Comment t'as pu faire ça ? hurle-t-elle.

Elle frappe mes épaules, mes bras, ses poings s'abattant sur moi sans force, guidés par la peine. Je reste immobile, encaissant chaque coup, chaque sanglot, parce que je sais que ce n'est rien comparé au vide qu'elle doit ressentir.

— C'était tout ce qu'il me restait... le seul endroit où je pouvais le revoir, l'entendre rire... C'était mon fils, Noah ! Mon fils !

Sa voix se brise dans un cri monstrueux, puis elle s'effondre contre moi, ses mains agrippant ma chemise comme si elle pouvait m'arracher les réponses qu'elle ne trouvera jamais.

— Pourquoi Dieu m'a fait ça ? Pourquoi ? annône-t-elle entre deux sanglots. C'était juste un bébé ! Un tout petit bébé...

Je passe doucement mes bras autour d'elle ; ses forces l'abandonnent peu à peu.

— Je suis tellement... tellement désolé, Shelley.

Elle ne se débat plus, juste les larmes, juste le désespoir qui se déverse.

— Je veux mon... mon bébé, gémit-elle.

Impuissant, je tiens ce qu'il reste d'elle, espérant que mes bras suffiront à l'empêcher de se briser en mille morceaux.

— Je l'ai fait parce que je t'aime, Shell. Parce que je ne veux pas te voir te perdre dans ces illusions, répété-je d'une voix douce, mais déterminée.

— Tu ne m'aimes pas... Tu ne m'aimes pas, parce que si tu m'aimais vraiment, tu n'aurais pas fait ça ! Tu aurais compris... tu aurais...

Sa voix se perd, et elle enfouit son visage dans mes bras, ses doigts serrant ma chemise. Je ferme les yeux, la tenant fermement, sentant chaque spasme de son corps contre le mien. Je sais que ce que j'ai fait est impardonnable à ses yeux.

Son ancre et son chaos... encore une fois.

— Je ne pouvais pas te laisser continuer comme ça, murmuré-je, plus pour moi-même que pour elle. Ça allait te détruire.

Elle relève le nez, ses yeux rouges et gonflés plongés dans les miens. Il y a tellement de douleur, de colère, d'incompréhension dans son regard !

— Alors quoi ? Tu décides pour moi ? réplique-t-elle, mauvaise.

— Non... ce n'est pas ça. Je veux que tu sois ici, avec moi. Pas dans un monde qui n'existe pas.

Elle reste silencieuse, ses mains tremblantes lâchant ma chemise. Elle s'écarte finalement, hors de mon étreinte. Ses yeux, autrefois si lumineux, sont maintenant éteints, perdus dans un vide que je ne sais comment combler.

— Pourquoi moi, Noah ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Elle détourne le regard, le visage fermé.

— Pourquoi as-tu décidé de te lancer dans cette histoire avec moi ? poursuit-elle, sa voix se durcissant. C'est de la pitié ? Un jeu ?

— Ni l'un ni l'autre.

Elle reste silencieuse, les bras croisés, les yeux rivés sur le sol.

— Je ne sais pas pourquoi... Je me sentais seul et... toi aussi, non ? On se sentait seuls, Shelley. Je ne sais pas... J'aime être avec toi. J'aime passer du temps avec toi.

C'est plus compliqué que ça, mais je suis incapable de l'expliquer, même à moi-même.

On aime passer du temps avec toi, corrigé-je, une douleur brûlante dans la poitrine. Je ne sais pas pourquoi, mais quand on est avec toi, tout devient plus... supportable. Moi, je ne me sens plus aussi en colère. Et lui... il a enfin l'impression de ne plus être un gamin.

Elle lève les yeux vers moi, et je vois la tristesse dans son regard, de nouvelles larmes qui roulent sur ses joues.

— Je ne peux pas te donner d'enfant, je ne peux pas t'aimer exactement comme ces hommes dont tu as l'habitude, dis-je, mon regard ancré dans le sien. Mais je ferai tout pour que ça marche... pour qu'on ait une vraie chance ici, dans la réalité. J'aimerais changer ce que je suis, Shelley. Être normal, entier, humain, comme toi.

Elle secoue la tête, un sourire triste étirant ses lèvres.

— Noah... je ne veux pas que tu te battes contre ce que tu es. J'aime ce que tu es. Et puis, « normale » et « entière » ? Je ne suis ni l'un ni l'autre.

Elle laisse échapper un long soupir, et je vois dans ses yeux la décision qui s'est déjà formée.

— J'ai besoin de temps, Noah... Je ne sais plus où j'en suis... Tu comprends ?

Je reste immobile, sentant son absence s'étirer entre nous, comme une plaie qui s'ouvre. Elle s'efface peu à peu, son ombre se fond dans la distance, et ce qu'il me reste, c'est ce vide écrasant, l'écho de tout ce que je viens de perdre.

*   *   *


Laisse-nous un petit commentaire avant de filer lire le prochain chapitre <3 On est curieux de savoir ce que tu as ressenti durant cette scène. 

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