34. Noah : Novembre

Les week-ends suivants : même routine. Shelley entre dans la suite comme une tornade, les yeux brillants d'une lueur que je reconnais trop bien. L'excitation. Je lui tends la main, et elle s'y accroche, un sourire étirant ses lèvres.

— Tu es prête ? lui dis-je doucement.

Elle hoche la tête, et nous nous installons sur le fauteuil récamier, les casques à fantasme entre nous, objets de nos retrouvailles chaque semaine. Je sais qu'elle attend ce moment avec impatience, que ces plongées dans les mondes intérieurs sont devenues son échappatoire. Mais il y a une ombre dans ses yeux, une ombre que je sens grandir.

Dès que nous enclenchons le casque, nous voilà projetés dans les rues animées d'un carnaval en Amérique latine, un lieu que j'ai conçu pour elle, pour nous. Le décor est éblouissant. Les lampions multicolores s'envolent dans la nuit étoilée, la musique résonne dans les rues, vibrante, entraînante. Les gens dansent et rient.

— Regarde ! s'exclame Shelley, ses yeux brillants d'émerveillement.

Elle me montre un char gigantesque, décoré de plumes et de fleurs chatoyantes. Des danseurs costumés s'y meuvent avec grâce, suivant le rythme d'une samba enivrante. Shelley se retourne vers moi, un sourire illuminant son visage.

Et puis, il y a Lux.

Il est là, dans ses bras, riant aux éclats, ses petites mains potelées tentant d'attraper les confettis qui tombent en pluie autour de nous. Je le regarde, fasciné, ce petit être qui n'est plus qu'une urne pour Shelley, mais qui vit ici, dans ces mondes que nous avons construits.

— Noah, il adore ça ! Regarde comme il est heureux, dit-elle, ses yeux se remplissant de larmes de joie.

Je hoche la tête ; l'émotion me noue la gorge.

— Viens, on va danser, dit-elle avec enthousiasme.

Elle me prend la main, et nous voilà emportés dans le tourbillon du carnaval, Lux riant dans ses bras. Nous nous mêlons aux danseurs, leurs costumes bariolés scintillant sous les lampions. Je la tiens contre moi, essayant de savourer ce moment, mais quelque chose me dérange. Elle se jette dans ces fantasmes avec une intensité presque désespérée, comme si elle voulait à tout prix s'échapper de la vie, de la vraie vie.

Nous passons d'un monde à l'autre, comme dans une pièce de théâtre improvisée. Le week-end suivant, la plage sud africaine de Lambert's Bay s'étend devant nous, son sable immaculé sous le soleil brûlant. La cabane en bois blanc semble flotter au bord de l'océan, et l'air est chargé de sel et de chaleur. Nous nous asseyons sur la terrasse tandis que Lux fait la sieste à l'intérieur, les pieds dans le sable fin, regardant l'horizon se fondre avec le ciel.

— C'est mon monde intérieur préféré, lui confié-je.

— Je pourrais rester ici pour toujours, murmure Shelley, sa tête contre mon épaule.

J'acquiesce, mais ses mots me font tiquer. Il y a quelque chose dans sa voix... une forme d'oubli, de lassitude. Elle ferme les yeux, s'enfonçant plus profondément dans cet univers que j'ai façonné, ce monde parfait où tout est simple, où il n'y a ni perte ni douleur.

Quelques minutes plus tard, nous entrons dans la cabane. Le plancher grince sous nos pas, le bois clair laisse filtrer la lumière du couchant. C'est paisible, mais la mélancolie suinte dans chaque recoin. Shelley se laisse tomber sur le canapé, son visage tourné vers la mer.

— Ici, tout est simple, dit-elle. On pourrait rester ici, juste nous trois... Tout oublier.

Je m'assieds à côté d'elle, posant une main sur son épaule.

— Mais ce n'est pas réel, Shelley. On ne peut pas rester ici.

Elle me fixe, ses yeux se remplissent d'un mélange de tristesse et de défi. Elle ne répond pas. Je sens qu'elle veut me repousser dans ce rôle de compagnon silencieux, celui qui se contente de la suivre dans ces mondes que nous tissons.

Je lui en veux un peu à cet instant. Pourtant, je sais que ce n'est pas sa faute.

Nous dérivons, glissant d'un week-end à l'autre, d'une vision à l'autre. Je perçois la frénésie dans son attitude, sa hâte de se perdre dans ces créations. Une nuit, nous nous retrouvons à nouveau dans cette petite ferme de pierre, en Irlande. Lux dort paisiblement dans le berceau, et elle s'agenouille à côté de lui, ses mains tremblantes de tendresse.

— Mon bébé... tu es là, tu es vraiment là, souffle-t-elle.

Ses parents apparaissent dans le cadre de la porte, des silhouettes floues, comme des fantômes. Sa mère sourit, petite femme blonde avec un regard pétillant et bienveillant. Elle m'adresse un signe de tête, comme si j'étais un membre de la famille, accueilli sans question. Son père, un homme silencieux, observe la scène d'un air neutre. Il ne me remarque pas.

Nous partageons un repas autour de la table en bois usé. La lumière du feu vacille sur les visages. Shelley raconte des anecdotes imaginaires, des souvenirs d'une vie qui n'a jamais existé, sa voix pleine d'une douceur envoûtante. Elle rit, parle de notre cottage, de notre vie ici, de Lux qui grandit. Elle invente des histoires de notre quotidien, comme si tout était réel.

— Lux est heureux ici, tu sais, me dit-elle dans notre lit irlandais, la nuit venue. C'est ici qu'il est, en vie... C'est donc ici que je dois être, Noah.

Je la regarde, le cœur serré. Ses yeux brillent d'une étrange lueur, une lueur qui me fait peur ! Je tente de la distraire avec d'autres mondes, mais elle résiste. Son regard se tourne constamment vers ce berceau, vers l'Irlande... vers cette illusion d'un enfant perdu qu'elle ne peut abandonner.

À mesure que novembre meurt, je la sens m'échapper de plus en plus. Ses sourires, dans la réalité, deviennent rares. Elle me parle moins, se contentant de me presser à enfiler les casques dès que nous nous retrouvons dans ma suite. Je perçois le changement dans son comportement, la manière dont elle s'accroche à ces mondes qui n'existent pas.

Nos vies imaginaires défilent comme un rêve décousu. Tout se confond, tout s'accélère. Je comprends trop bien. Elle me pousse à en faire plus, à aller plus loin. Chaque week-end, elle revient, avide, me pressant de créer pour elle ces échappatoires.

Mais chaque fois que nous quittons ces mondes intérieurs, je la sens s'effondrer un peu plus, chaque retour à la réalité devient un déchirement. Elle s'accroche à ces rêves, elle les vit comme s'ils étaient tangibles, et je vois bien qu'elle se perd, qu'elle ne distingue plus la frontière entre ces illusions et la réalité. Je tente de lui parler, de l'amener à ralentir, mais elle ne m'écoute pas. Elle flotte dans ces univers comme un papillon de nuit attiré par la lumière, incapable de s'en détacher. Nous glissons d'un monde à l'autre. Le carnaval et ses lumières chatoyantes, la plage de Lambert's Bay et sa cabane, le cottage irlandais sur les falaises. Les couleurs deviennent floues, les sensations se mélangent.

Parfois, je ne sais plus si c'est moi qui perds pied ou si c'est elle qui m'entraîne dans sa chute, m'emportant avec elle dans les profondeurs de son mausolée.


Finalement, une nuit, je craque. Le dernier week-end de novembre, quand elle arrive, les traits tirés, les cernes creusant son visage, je sais que je dois dire quelque chose. Elle s'assoit, prête pour notre session, mais je l'arrête.

— Shelley... attend... lancé-je, hésitant.

Elle me regarde, surprise, une lueur de méfiance dans ses yeux bruns.

— Il faut qu'on parle, dis-je, ma voix plus ferme que je ne l'aurais voulu.


*   *   *

Merci pour votre lecture <3 Comme vous devez vous en douter, ce chapitre marque un tournant dans l'histoire de Shelley et Noah. Entre rêves éclatants et réalités troublantes, la frontière devient floue. 

Qu'avez-vous ressenti en parcourant ces lignes ? 

On vous dit à très bientôt,

Mel & River

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