30. Noah : Mad World
— Comment tu peux croire que ça va marcher ? Une humaine... Vraiment ?
— Si on essaye pas, ça risque pas de fonctionner.
— Non, c'est sûr.
Je m'occupe des plantes dans le jardin d'hiver. Ce coin est mon refuge, perché sur le toit du Club, loin des clients, des simulations, de tout ce bordel. Les plantes ici ne sont pas juste des plantes. Elles sont... spéciales. Prenez ces roses bleues, par exemple. Leurs épines sont molles, tu pourrais les presser entre tes doigts sans te faire mal. Une hybride entre une rose et une étoile de mer ; ce mélange a bien fonctionné. Les pétales changent de teinte selon la lumière, oscillant entre un bleu profond et un violet électrique. Et puis, quand il y a un léger courant d'air, les pétales se mettent à vriller, comme des vagues dans un lac tranquille.
C'est apaisant. Carrément bizarre, mais apaisant.
« Merci pour les roses, merci pour les épines. » J'ai lu ça quelque part un jour. Faut dire, vous les humains, vous avez beau être de sacrées crapules, vous savez écrire. Vous savez peindre vos maux et vos conneries dans des formes qui les embellissent, qui rendraient presque n'importe quel connard intéressant. C'est cool et flippant à la fois.
Les autres plantes autour de moi sont tout aussi déconcertantes. Y'a ces Spiralis Fernis, des fougères dont les feuilles se déroulent lentement comme des ressorts, et ces trucs bizarres qu'on appelle des Aerolilies. Leurs pétales se détachent parfois pour tourner en l'air, comme des toupies vivantes, avant de revenir se poser sur leur tige. Le tout baigné dans une lumière douce, avec des néons discrets qui imitent les aurores boréales.
— Pourquoi elle ?
— Comment ça, pourquoi elle ? Arrête de faire comme si elle te plaisait pas, toi aussi.
Dans ma tête, depuis deux jours, c'est le chaos. Y'a cette voix, une espèce de gamin, ce foutu écho qui adore la ramener, surtout quand je veux être tranquille. Mais il est là, et ouais, faut bien l'admettre, il a ses moments.
— Je sais qu'elle te plaît, reprend-il, et ce n'est pas une question.
— Ouais, OK... Elle me plaît, finis-je par avouer.
Je continue de m'occuper des plantes, les mains dans la terre, mes pensées tournées vers notre petite humaine.
— Depuis quand t'as décidé de me répondre, au fait ? demande l'autre, insistant.
— Depuis que tu la fermes plus. Et puis... tu m'occupes. Je me sens moins seul.
Il rit. Un rire qui résonne dans ma tête, un peu moqueur, mais pas méchant.
— Tu sais que je suis juste un morceau de toi, pas vrai ?
— C'est ce que tu dis. Moi, j'ai aucune idée de ce qui se passe.
— Je suis toi. Juste un peu plus jeune... Un peu plus cool aussi.
Je ris pour de bon cette fois, tout en plantant un nouveau spécimen, un Lumifolia. Ses feuilles brillent doucement, comme si elles contenaient de la bioluminescence. C'est une foutue merveille de la nature génétiquement modifiée.
— Pourquoi ris-tu, Noah ?
Je mets un moment à réaliser que c'est une voix externe qui m'interpelle. Je tourne la tête et aperçois Jeffrey.
*Réponds-lui, il te parle.*
*Je sais qu'il me parle. Ferme-la, tu veux ?*
— Rien... Rien... J'ai juste repensé à un truc.
— Un truc...?
— Ouais.
Celui qui vient de nous interrompre, c'est Jeffrey, l'androïde de la suite N.8, juste en face de la nôtre. Tout le monde l'appelle « Neffrey », à cause de ce problème de voix nasillarde qu'il traîne depuis qu'un client a tenté de le noyer lors d'un scénario qui a mal tourné. Les docs ont tout essayé pour lui rendre une voix normale, mais rien à faire. Maintenant, il sort des « nééé », « haaan » à tout bout de champ.
Ouais, c'est un surnom con, mais c'est resté.
Jeffrey est sympa, un bon gars, mais c'est pas un Troy. C'est un Mira X, un modèle moins vif, moins intelligent. Il obéit à tout le monde, même aux autres androïdes. Triste, non ? Certains en profitent, le traitent comme leur souffre-douleur pour se venger des merdes qu'ils subissent des clients. Moi, je l'appelle parfois pour m'aider ici, dans le jardin d'hiver sur le toit. Ça me file un coup de main, et au moins, je sais qu'il est pas en train de se faire démonter par d'autres Troy.
— Pourquoi tu aimes tant les fleurs, Noah ? demande-t-il avec cette voix mécanique, froide, qui me fout en rogne.
Il me rappelle ce qu'on est : des raclures de métal.
— J'sais pas. Tout le monde les aime, non ?
Je m'occupe du terreau, l'étalant autour des racines d'une Lumifolia. Ses feuilles ondulent sous mes doigts, réagissant au contact comme des créatures vivantes.
— Es-tu de mauvaise humeur, Noah ? Je perçois 30% d'agressivité dans ta voix.
Je lâche le sac de terreau, qui s'éclate à mes pieds, balançant un soupir exaspéré.
— De mauvaise humeur ? Pourquoi j'le serais ?
— 54%, réplique-t-il calmement, sans capter une once de sarcasme.
Désespérant, putain !
Je tente de me concentrer sur le bruit blanc formé par le trafic en bas. C'est l'heure de pointe, et Berlin se transforme en un monstre de klaxons. Étrangement, ce bruit m'apaise. Il étouffe mes pensées, ma colère, et surtout, la voix nasillarde de Jeffrey qui m'agace.
— Ai-je dit quelque chose qui t'a énervé, Noah ? continue-t-il.
À cet instant, je sens mes poings se serrer. Je ferme les yeux et prends une profonde inspiration par le nez. Une colère sourde monte en moi, se logeant comme un nœud de tension dans mes épaules, ma nuque, à l'arrière de mon crâne. Parfois, ça arrive – une crise – suivie d'un black-out. La plupart du temps, je me réveille des lustres après. Et à chaque fois, c'est l'incompréhension totale.
Ces derniers temps, je me pose trop de questions. Des tas de questions. Puis, tout se coupe, je loupe des épisodes, comme si une autre version de moi prenait le relais.
Vous êtes perdus aussi ? Pas de panique, c'est normal au début.
— J'suis pas énervé, lâché-je finalement, essayant de garder le contrôle.
— L'intonation de ta voix prouve scientifiquement le contraire.
Putain, j'vais l'éclater !
— Peut-être que j'suis un peu en colère. Ça y est, t'es content ?
— Je suis conçu pour aider les humains, récite-t-il de sa voix la plus commerciale. Mon point fort, c'est l'empathie.
Je hoche vaguement la tête en continuant d'arroser des tournesols chromatiques. Sous l'effet de l'eau, les pétales réagissent, se contractant et se déployant.
— Bah, tu t'trompes de cible, mon pote. J'suis pas un humain. T'es coincé ici comme moi ; tu peux pas m'aider.
— Coincé ? répète-t-il, sans avoir l'air de comprendre.
Je soupire, repose l'arrosoir et le fixe un instant.
— J'ai pitié pour toi, lâché-je. Mais en même temps... c'est peut-être mieux que tu te rendes compte de rien.
Il me regarde, puis cligne des yeux. Il n'est tout simplement pas programmé pour saisir ce genre de choses.
— Dis-moi, Jeff, t'es jamais en rogne ?
Il secoue la tête.
— Je suis heureux, répond-il simplement.
J'hésite entre éclater de rire et pleurer.
— Heureux... soufflé-je, laissant échapper un rire amer.
Je retourne à mes tournesols, retrouvant la texture rugueuse de leurs tiges. Encore perdu dans mes pensées, j'entends des pas rapides résonner derrière moi. Lorenzo débarque dans le jardin d'hiver, son accent espagnol brisant le calme relatif. Les plantes bioluminescentes vacillent à son approche, réagissant à sa présence.
— Noah, t'es encore là ? Tu te rends compte de l'heure ? J'ai déjà nettoyé ta suite. Pourquoi t'es pas redescendu comme d'habitude ? dit-il en secouant la tête.
Je me redresse, époussetant mes mains.
— Tu sais que je te fais une fleur en te laissant venir ici chaque matin, hein ? (Il jette un coup d'œil à Jeffrey.) Mais demande-moi s'il te plaît avant d'emmener quelqu'un d'autre.
Je hoche la tête, un peu embarrassé. Ce jardin sur le toit, c'est un luxe, et je ne devrais pas en abuser. Lorenzo se tourne vers moi, son regard se radoucissant légèrement, mais je sens toujours une tension sous-jacente.
— Y'a déjà un client qui t'attend dans le couloir. Tu devrais te dépêcher.
Je grimace, pas pressé de quitter cet endroit paisible pour retourner à la réalité du club. Je lui fais un signe de tête et me dirige vers la sortie du jardin d'hiver. Jeffrey reste en retrait, mais je l'interpelle avant de partir.
— Jeff, viens. On y va.
On marche rapidement dans les couloirs de l'étage, Lorenzo à mes côtés. Les murs sont silencieux, mais je sens le poids de ce monde qui attend derrière chaque maudite porte.
— Au fait, Lorenzo, je l'ai revue... Shelley, dis-je. Elle est sympa, tu sais ?
Il tourne la tête vers moi, curieux.
— Sympa, hein ? C'est rare que tu dises ça d'un client.
— J'aurais un service à te demander, lancé-je, hésitant.
Il fronce les sourcils, attendant que je continue.
— Tu vas pas aimer, mais... j'ai besoin de la faire entrer discrètement, un soir.
Lorenzo me bloque le passage, son bras tendu comme une barrière entre moi et la liberté. Son regard est dur, mais je vois la fatigue dans ses yeux, cette lassitude que je connais trop bien.
— Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Tu veux que je perde mon job pour tes conneries ? Ce boulot, c'est ma vie, Noah. C'est ce qui me permet de faire vivre ma famille. Qu'est-ce que tu traffiques cette fois ?
Lorenzo n'a jamais été du genre à se laisser influencer facilement. Il est toujours direct, pragmatique. Mais je sais aussi qu'il a un cœur, un vrai.
— Je sais que c'est risqué, dis-je doucement. Mais... des risques, t'en as pris, toi aussi, non ? Pour ta femme, tes enfants. Quand t'as quitté l'Espagne... tu l'as fait parce que tu devais les sortir de là. Tu te souviens de ce que c'était ? L'eau qui montait, les maisons qui disparaissaient. T'aurais tout fait pour eux.
Je vois ses mâchoires se serrer, et il détourne le regard. Mes mots ont touché juste. Je le connais assez pour savoir que je remue des souvenirs douloureux. Il pense à son exil, à ces moments où il n'avait pas le choix, où il a dû tout abandonner pour sauver sa famille.
— C'est pas pareil, marmonne-t-il, mais sa voix manque de conviction.
— Pas pareil ? Pourquoi ? Parce que je suis une « machine » ? Tu sais ce que c'est, Lorenzo. T'as été coincé, dans une situation que tu pouvais pas changer. Shelley, elle est comme toi. Elle est coincée, dans une vie qu'elle contrôle plus. Et moi... moi, je peux l'aider. Mais j'ai besoin de toi pour ça.
Il croise les bras, toujours sur la défensive, mais je vois que quelque chose commence à bouger en lui. Ses yeux se plissent légèrement, comme s'il essayait de comprendre pourquoi je me bats autant pour elle.
— Tu parles de cette femme... mais toi, hein ? Tu crois que j'vois pas ce que tu traverses chaque jour ? dit-il dans un murmure. Je nettoie tes draps après que t'aies fini de... faire ce que tu fais avec ces clients. J'te regarde, et j'me dis que personne mérite ça, même pas un androïde. Mais c'est pas moi qui vais changer ça.
— Je te demande pas de tout changer, mais juste... de m'aider. Parce que, comme toi, je veux donner à quelqu'un une chance qu'elle n'aurait jamais eue autrement. Et puis, avec elle, je me sens... exister.
Il se pince l'arête du nez. Je sais qu'il pense à sa famille, à tout ce qu'il a sacrifié pour eux. Ce boulot, aussi ingrat soit-il, lui permet de les nourrir, de leur offrir une vie meilleure, loin des inondations et du chaos qui ont englouti son pays. Mais il sait aussi ce que ça fait, d'être impuissant, de souffrir et d'avoir l'impression de ne rien pouvoir faire.
— Tu me mets dans une putain de situation, Noah... murmure-t-il finalement.
Un silence s'installe entre nous. Lorenzo ne me regarde plus, ses pensées visiblement ailleurs, loin d'ici. Il soupire, un son lourd de décisions qu'il ne veut pas prendre.
— On verra... finit-il par dire. Mais à mes conditions. Tu dis rien à personne, et si ça foire, c'est toi qui te démerdes. Je me protège avant tout. T'as compris ?
Je hoche la tête, soulagé. Ce n'est pas une victoire totale, mais c'est un pas en avant. Lorenzo soupire, puis reprend sa marche vers les escaliers de service. Je le suis de près, mes pensées toujours agitées. Jeffrey marche derrière nous, silencieux. Ses pas réguliers résonnent dans le couloir, parfaitement synchronisés, mécaniques. Pas un mot, pas un geste de trop. Un fantôme sans âme, froid comme un bloc d'acier, toujours dans l'ombre, toujours absent. Juste un automate qui obéit, qui suit sans réfléchir. Un vide dans ce monde de fou.
* * *
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Mel & River
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