3. Shelley : Le déjeuner
Généralement, lorsqu'il fait beau, je prends ma pause de midi sur les marches qui bordent la rivière Spree. On peut y admirer le Marie-Elisabeth-Lüders-Haus (MELH), un bâtiment du quartier gouvernemental. Le MELH est une merveille architecturale. Sa façade en verre reflète les rayons du soleil, créant des jeux de lumière qui dansent sur la rivière. Les immenses fenêtres circulaires semblent encadrer des morceaux de ciel. De loin, on peut voir l'intérieur épuré, où des silhouettes se déplacent comme des ombres chinoises.
Chaque fois que je le contemple, je suis frappée par le contraste entre sa beauté et la lourdeur de l'histoire qu'il côtoie. Les marches qui descendent jusqu'à la Spree sont souvent occupées par des gens comme moi, profitant d'un moment de répit, mais elles sont aussi un lieu de mémoire silencieux. Les plaques commémoratives et les croix rappellent les vies perdues de celles et ceux qui sont morts noyés ou fusillés sous l'eau en essayant de traverser vers l'ouest durant la Guerre Froide, une ombre persistante sous la surface de l'oubli.
J'aime venir ici et regarder passer les bateaux. Leur ronronnement tranquille, l'écume blanche qu'ils laissent sur leur sillage, les cris des mouettes dansant dans l'azur... tout cela crée une atmosphère apaisante. Mais les sirènes de police, à quelques encâblures, me rappellent toujours à la réalité.
Aujourd'hui, cependant, je vais déjeuner avec ma collègue Mégane. Dès que nous sortons de l'ambassade, elle me prend par le bras et nous nous dirigeons vers le U-Bahn*1. Le trajet est court, mais il nous transporte vers un autre monde : Alexanderplatz, version 2083. Imaginez un Times Square berlinois, où des écrans gigantesques recouvrent chaque façade, projetant des publicités et des hologrammes animés qui dansent au-dessus de la foule.
Les façades du Park Inn Radisson et des magasins environnants scintillent de lumières néon, créant un spectacle perpétuel. Du haut de ses 368 mètres, la tour de la télévision et sa boule disco emblématique, diffuse en continu des bandes-annonces, les news ou des avis de recherche, ses surfaces réfléchissantes captant l'attention des passants.
Nous nous frayons un chemin à travers la foule et finissons par retourner dans ce restaurant mexicain que nous aimons bien. On nous installe à une table près du bar, un îlot au centre de la grande salle. Les murs sont décorés de mosaïques colorées et des guirlandes lumineuses ajoutent une ambiance festive. L'odeur enivrante des épices et des plats mijotés flotte dans l'air.
Je souris en voyant Mégane lorgner les cocktails colorés qui passent sur un plateau.
— Fais attention, lui dis-je, tu vas baver sur ta jolie blouse.
Elle rit en prenant les menus tendus par un robot serveur, puis m'en donne un.
— T'as déjà été pompette au travail ? demande-t-elle joyeusement. J'aimerais en prendre un... ou dix ! Mais j'ai un meeting important cet après-midi.
— Je doute que monsieur Durand apprécierait, répondé-je en souriant.
— Ouais, bah le Durand, il ferait mieux de s'enlever son bâton du derrière de temps en temps. Ça lui ferait beaucoup de bien.
J'aime la compagnie de Mégane car elle fait partie des rares personnes qui parviennent à me faire sourire et rire facilement. Elle est très différente de moi ; mais après tout, on dit que les contraires s'attirent, non ? J'apprécie sa spontanéité, son extravagance, ses couleurs, son rire un peu dingue, les bêtises qu'elle raconte, sa manière naturelle de clasher tout ce qui bouge sans être méchante. Elle parle avec le cœur et peut passer des conversations les plus légères aux thèmes les plus sombres sans que son amitié ne flanche.
Alors que nous dévorons nos enchiladas, Mégane reprend la conversation avec son enthousiasme habituel.
— Sérieusement, Shelley, j'ai tellement hâte que tu aies ce rencard avec Adrian ce soir... J'adore jouer les entremetteuses ! s'amuse-t-elle, pétillante.
Je plante ma fourchette dans un morceau de bœuf haché, triturant nerveusement les grains de mais qui s'y mélangent avant de relever les yeux vers elle.
— Je ne sais pas, Meg... dis-je en inclinant la tête.
— Pourquoi ? Il s'est passé quelque chose avec ton ex hier... C'est ça ?
— Quoi ? m'exclamé-je. Non, bien sûr que non. Je te l'ai dit, on reste juste amis. On aime se voir de temps en temps et parler du passé, aller au cinéma... Tu sais qu'on s'occupe des papiers du divorce.
Mégane repousse son assiette, m'étudiant avec insistance alors qu'elle s'essuie la bouche.
— Mais c'est pas bizarre quand tu dors chez lui comme hier soir ? Je veux dire, il ne tente jamais rien ? demande-t-elle, les sourcils froncés.
— Plus maintenant, non, répondé-je, ma voix plus grave que je ne le désirais.
Je baisse les yeux sur la moitié restante d'enchilada refroidie et entends Mégane toussoter pour meubler le silence.
— Je l'aime comme un membre de ma famille, mais je n'éprouve plus aucun sentiment romantique à son égard, continué-je en fixant l'assiette bariolée. Je... je ne crois pas que je pourrais jamais avoir la force d'aimer quelqu'un d'autre...
Je m'interromps, submergée par le goût des larmes.
— Pas après avoir perdu notre fils, murmuré-je en baissant les yeux.
Une chape de plomb descend sur la table. Mégane, visiblement mal à l'aise, semble chercher quelque chose à dire pour alléger ou relancer la conversation.
— Pardon... finis-je par dire en prenant une grande inspiration. J'ai légèrement cassé l'ambiance.
Mégane esquisse un maigre sourire, puis prend une gorgée de son Virgin Mojito pour se donner contenance.
— Tu n'as rien cassé du tout, répond-elle en reposant son verre. Ne t'excuse jamais de parler de ce qui t'es arrivé.
J'acquiesce, puis chasse une larme qui menace de déborder de mes yeux. Mégane tend la main et saisit délicatement les miennes, son regard rempli de compassion.
— Je peux... je peux annuler ce soir avec Adrian, si tu veux, propose-t-elle doucement. Tu n'auras même pas à t'en occuper ; je lui enverrai un message en lui disant que t'es malade ou quelque chose comme ça.
Je secoue la tête tandis qu'elle relâche mes mains.
— Non, non, c'est bon. Je veux essayer. J'en ai marre de toujours me défiler à la dernière minute...
Pour me donner le temps de me ressaisir, je regarde autour de nous. Des bouteilles vides sont suspendues à l'envers au plafond, chacune abritant une petite lumière à l'intérieur. Elles créent un ensemble de lampes scintillantes, diffusant une lumière douce et colorée. L'ambiance chaleureuse et accueillante de la salle me réconforte quelque peu.
— Shell, je peux te poser une question ? demande Mégane.
— Oui, vas-y.
Elle se penche légèrement vers moi, les yeux pétillants de curiosité.
— Ça fait combien de temps que t'as pas été avec un mec ?
Un petit rire amer m'échappe tandis que je repose ma fourchette. Je déglutis, puis, avec un geste de la main, trace un cercle invisible sur la table.
— Le dernier rencard que j'ai eu, c'était avec mon ex-mari.
Mégane, étonnée, s'appuie contre le dossier de sa chaise, croisant les bras.
— Non, mais après lui je veux dire. Depuis que vous êtes séparés.
Je la fixe d'un air équivoque, un sourire gêné aux lèvres.
— Wow, lâche-t-elle en se penchant en avant, les coudes sur la table. T'es en train de me dire que ça fait trois ans que tu n'as pas... ?
Je hoche la tête, jouant nerveusement avec la serviette posée sur mes genoux. Mégane secoue la tête tout en reprenant sa boisson.
— J'avais pas réalisé, dit-elle, son ton devenant plus sérieux. Je pensais pas que...
Sa phrase meurt en suspens, ses lèvres entrouvertes. Finalement, elle hèle un serveur robot vers notre table.
— L'addition, s'il te plaît.
— Tout de suite, Madame.
Je me repositionne doucement sur ma chaise.
— Quoi ? Pourquoi tu souris ? demande-t-elle en reportant son regard sur moi.
— Rien. J'aime juste ta façon de t'adresser à eux. Tu les tutoies et tu leur dis toujours merci comme s'ils étaient humains.
— Tu ne crois pas qu'ils le sont un peu ?
Je médite un instant, observant un autre robot absorbé par la confection d'un cocktail. Il possède un visage humanoïde avec des traits typés mexicains, des yeux brun profond et une expression chaleureuse. Sa peau synthétique, légèrement dorée, brille sous la lumière tamisée des bouteilles suspendues.
— Je ne sais pas. Je veux dire, je suis aussi polie avec eux. Je déteste les gens qui les traitent comme des moins que rien. Mais de là à dire qu'ils sont humains ?
Ma réponse finale consiste en une moue pensive, mes yeux retournant sur le visage du barman robot. Je le regarde planter un petit parasol dans ce qui ressemble de loin à un quartier d'orange. Son mouvement est fluide, presque humain.
Lorsque nous sortons, un vent frais s'est levé et le ciel s'est obscurci, menaçant de pluie. De lourds nuages gris se rassemblent au-dessus des bâtiments. Les passants, tête baissée, accélèrent le pas pour éviter l'averse imminente. Des nuées de corbeaux tournoient au-dessus des toits, formant des spirales sombres.
— Regarde ! s'exclame Mégane en pointant quelque chose du doigt.
Nous nous frayons un chemin à travers la foule en direction de la gare d'Alexanderplatz. J'aperçois alors les écrans géants entre les immeubles. Sur l'un d'eux, un visage apparaît en gros plan, suivi d'un nom en lettres violettes clignotantes : TROY 3320.
— Ils ont l'air mieux que ce que je pensais, murmure Mégane à côté de moi.
— Qu'est-ce qu'ils ont de spécial ? demandé-je, intriguée.
— Regarde ! Regarde ! s'écrie-t-elle, ses yeux pétillant d'excitation comme ceux d'une enfant devant un sapin de Noël.
Je souris et reporte mon attention sur l'écran qui occupe les 150 mètres de hauteur du Park Inn Radisson, captivée par le visage qui change de manière fluide et hypnotique. Parfois, le visage change pour devenir celui d'une femme, puis redevient celui d'un homme. Les couleurs de cheveux et de peau varient, tout comme les expressions et les sourires. Différents âges se succèdent, rendant chaque transformation unique. Puis, soudainement, le visage arrête de se transformer. Un androïde nous fixe depuis l'immense écran qui couvre toute la façade en verre et acier de l'hôtel 4 étoiles.
Il incarne la fusion idéale entre esthétique humaine et précision artificielle, conçu pour captiver et impressionner. Sa peau lisse, sans imperfections, affiche un teint lumineux, presque éclairé de l'intérieur. Ses grands yeux expressifs, vairons, ajoutent une touche unique à son regard. Ses sourcils soigneusement dessinés, ainsi que son nez droit et délicat, présentent des proportions harmonieuses. La mâchoire carrée et le menton bien défini confèrent une impression de force. Ses lèvres pleines, légèrement entrouvertes, arborent une teinte rosée naturelle. Ses cheveux courts, coiffés avec une fausse nonchalance, d'un brun foncé, complètent ce tableau un peu trop impeccable.
— Quel canon... commente Mégane, m'extirpant de ma torpeur.
— Pourquoi est-ce qu'ils sont aussi... travaillés ? Je veux dire, physiquement.
— C'est le nouveau modèle androïde des clubs... Tu sais...
Je mets un moment à réagir, puis laisse échapper un petit « Oh... »
Mes yeux se posent de nouveau sur l'écran, où le Troy se tient maintenant en plein plan. La résille audacieuse de son haut laisse entrevoir les courbes de son torse finement musclé, comme un avant-goût de ce qui se cache sous la surface. Et puis, il y a ce boxer en mesh, ajusté de façon si serrée qu'il semble défier les lois de la physique, mettant en valeur ses attributs masculins d'une manière incroyablement suggestive. C'est le genre de chose qui vous fait d'abord sourire en réalisant à quel point cela frôle l'absurdité, puis rougir lorsque vous vous y attardez un peu trop. Je me demande si le fabricant avait prévu cette taille impressionnante ou s'il y a eu une erreur de production...
Je m'apprête à partager cette observation avec mon amie, mais juste à ce moment-là, la voix sensuelle de l'androïde résonne dans l'atmosphère animée de l'Alexanderplatz :
« Bonjour, je suis Noah, le dernier joyau de la technologie androïde, prêt à transcender les limites linguistiques dans le monde de l'élégance et du plaisir. Je parle toutes les langues... Surtout la tienne... »
Mégane me lance un coup d'œil inspiré, semblant bouillonner d'excitation. Son enthousiasme contagieux parvient à raviver mon esprit une fois de plus.
« Il te suffit de me configurer pour vivre une expérience inoubliable. Retrouve-moi dans le cadre prestigieux du Club Frankenstein à Potsdamer Platz. En tant que résident exclusif de cette maison close de luxe, je suis là pour rendre chaque moment inoubliable et faire de tes fantasmes une réalité. Je suis un TROY 3320, l'incarnation de la sophistication et du plaisir dans le monde de l'intelligence artificielle. Laisse-moi devenir le gardien de ton Éden. »
— Oh, bon sang, j'en veux un ! lance-t-elle en plaquant ses mains sur son cœur.
— T'en veux un ? dis-je en riant. Qu'est-il arrivé au, « ils sont humains comme nous », hein ?
Elle hausse les épaules, une moue mi-amusée, mi-contrite sur les lèvres.
— Je dis ça, mais j'oserais jamais mettre les pieds dans un de ces... « clubs », souffle-t-elle. Tu sais qu'Elena, la petite blonde de la compta, elle y va tous les samedis ?
Je secoue la tête, les yeux et les oreilles grands ouverts. Pendant un instant, j'ai l'impression d'avoir à nouveau seize ans et d'écouter les ragots du lycée. C'est peut-être idiot, mais ça me fait du bien.
— Vraiment ? Dans ce club-là ? dis-je en désignant l'écran d'un mouvement du menton, où une autre publicité est maintenant diffusée.
Mégane hoche la tête.
— Oui, le Club Frankenstein. Les trucs bien glauques qui doivent se passer dans ces maisons closes... Tu t'imagines, toi, coucher avec un robot ?
Le visage de l'androïde aux yeux vairons surgit dans mon esprit. Puis, subitement, le poids de la soirée précédente avec mon ex, de la séance de psy ce matin, et des premières heures de travail me retombent dessus. Ma batterie sociale se décharge d'un coup et la foule me paraît soudain trop dense, trop grouillante, bourdonnante comme un essaim de guêpes.
— Shell...? murmure Mégane, me tirant péniblement de ma léthargie.
— On devrait retourner à l'ambassade, dis-je d'une voix désincarnée, ramenant mon sac à main contre mon ventre. J'ai beaucoup à faire cet après-midi.
Mégane acquiesce en fronçant les sourcils, puis nous filons vers la bouche de métro.
*1 Équivalent allemand du métro.
* * *
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