26. Shelley : Cyber-Route 66
Je fixe le néon rouge « Coca-Cola » qui se reflète sur la grande baie vitrée. Le panneau clignote par intermittence, ses lumières criardes projetant des éclats rouges. Autour du néon, des hologrammes défilent, affichant des publicités de la marque, de ses débuts aux designs futuristes d'aujourd'hui. Les visages souriants des mannequins des années 50 se superposent aux slogans virtuels en trois dimensions qui flottent dans l'air, comme un vieux souvenir qui refuse de disparaître.
Le Cyber-Route 66 n'est pas un simple diner. C'est une relique des temps passés, un hommage au rêve américain perdu dans les méandres de Berlin, coincé entre les ruelles modernes d'Hackescher Markt. Les banquettes en cuir rouge, usées par des années d'usage, s'alignent sous des tableaux numériques de pinups rétro et de voitures oldies. Le tout dégage une chaleur familière, un charme bizarrement réconfortant. Notre serveur est un androïde au look vintage, sa chemise blanche et son nœud papillon parfaitement ajustés. Il glisse entre les tables avec une fluidité mécanique, une perfection qui contraste avec l'agitation humaine.
Je m'adosse à la banquette, essayant d'ignorer l'écho des publicités holographiques. Chaque clignotement du néon aggrave mon mal de tête latent ; j'attrape facilement des migraines quand j'ai mes règles. Mon café fume devant moi lorsque j'entends les pas de Mégane et Tilda revenir vers notre table. Le claquement enjoué des talons de Mégane contraste avec la démarche plus lourde de Tilda.
Tilda s'est incrustée à notre pause déjeuner sans crier gare. Meg et moi n'avons pas su comment nous en débarrasser cette-fois. Ce n'est pas que nous sommes des pestes, loin de là. Mais Tilda... c'est une autre histoire. Elle est le genre de personne qui suinte la négativité, une vraie langue de vipère, toujours prête à cracher du venin à la moindre opportunité. À chaque mot qui sort de sa bouche, il y a cette intention sous-jacente de moquer, de rabaisser. Et son apparence reflète parfaitement cette amertume qui la consume. À la trentaine, elle semble déjà usée par la vie. Ses traits sont marqués par la fatigue, ses yeux encadrés de cernes profonds et sa bouche pincée, figée dans une expression de mécontentement permanent. Ses cheveux auburn, autrefois peut-être vibrants, sont maintenant ternes, coiffés en un chignon lâche qui semble vouloir exploser à tout moment, tout comme elle.
Mégane se rassoit avec un sourire nerveux, mais je vois bien l'effort qu'elle fait pour garder une façade agréable. Quant à Tilda, elle s'installe en face de moi, ses yeux scrutant la table comme si elle cherchait déjà un sujet sur lequel déverser son fiel. Ses doigts tapotent sur le bord de son verre d'eau. Je prends une profonde inspiration, préparant mentalement mon bouclier contre l'assaut verbal qui ne manquera pas de venir.
— Je ne vois pas ce que vous lui trouvez à ce resto, lâche-t-elle. Mais il en faut pour tous les goûts... paraît-il !
Un bref soulagement m'étreint : au moins, elle ne cherchera plus à s'incruster ici avec nous. C'est déjà ça de gagné. Je touille mon café, tentant de garder mes mains occupées.
— Pourquoi as-tu voulu venir ? je lui demande calmement. Ne le prends pas mal, mais comme tu ne parles spécialement avec nous au bureau, on est assez étonnées que...
— Une collègue n'a pas le droit de vouloir faire connaissance ? me coupe-t-elle avant que je ne puisse finir ma phrase.
Ses yeux verts me transpercent, et elle laisse échapper un petit rire faux, celui qui me donne toujours envie de serrer les dents.
— Non, non, bien sûr... J'étais juste curieuse, dis-je en essayant de ne pas paraître trop sur la défensive.
Elle rit à nouveau, un son étrange, presque maniaque, qui me fait échanger un regard avec Mégane. Les yeux de cette dernière s'écarquillent et elle hausse un sourcil, l'air de dire : « Elle fait peur, putain. » Je me pince les lèvres pour ne pas rire et m'efforce d'offrir à Tilda un sourire de circonstance, même si je vois déjà qu'elle regarde ailleurs.
— Je voulais surtout voir... chuchote-t-elle en se tortillant sur sa banquette pour jeter un coup d'œil vers le bar. Voir ce gars dont Mathilde parle tout le temps.
— Un gars ? Quel gars ? réplique Mégane, visiblement agacée.
— Mathilde sort avec l'un des serveurs ici... Quand on voit la dégaine de la pauvre Mathilde, j'avais hâte de voir enfin à quoi le « bel élu » ressemble ! se moque l'autre avant de boire une gorgée d'eau gazeuse, un sourire acide étirant ses lèvres brunes.
Mégane et moi échangeons un regard dépité. Dix minutes encore, et on pourra s'éclipser pour retourner à l'ambassade. Je repose ma tasse, tentant de garder un air neutre.
— Mathilde sort avec un androïde ? je demande, surprise.
— Un androïde ? répète Tilda, les sourcils froncés comme si je venais de dire la chose la plus stupide au monde. Bien sûr que non ! souffle-t-elle avec mépris. Il faut vraiment être désespéré et conne pour faire une chose pareille.
J'entends le cuir de la banquette grincer alors que je me repositionne, mal à l'aise. Un silence s'installe, et je force un sourire en la voyant qui attend une réaction de ma part.
— Et pourquoi ça ? lâche soudain Mégane, sa voix plus froide que d'habitude.
Tilda tourne la tête vers elle, étonnée.
— Pourquoi ça ? répète-t-elle.
— Oui, réplique Mégane, son ton clairement énervé. Pourquoi faut-il être conne et désespérée ? Éclaire-nous.
Je toussote, cherchant à capter l'attention de Mégane, espérant qu'elle comprenne que j'aimerais mieux qu'elle lâche l'affaire. Tilda n'en vaut pas la peine, et je n'ai vraiment pas envie de m'enfoncer dans ce sujet glissant. Mais Mégane ne me regarde même pas. Elle fixe Tilda d'un air de défi, déterminée à ne pas laisser passer ça.
Notre collègue, surprise par cette opposition inattendue, esquisse un sourire crispé.
— Parce que... hésite-t-elle, sentant qu'elle a peut-être franchi une ligne.
— Parce que quoi ? la presse Mégane.
Tilda se tait, son visage se ferme, cherchant une issue. Mais c'est trop tard.
— Parce qu'un... un androïde, ce n'est rien de plus qu'un appareil ménager perfectionné, une machine qui imite l'apparence humaine. Mais ça ne va pas plus loin.
— Je dois être une grosse conne alors ! continue Mégane, sa voix tranchante. Tu sais quoi ? Tous les dimanches, je me fais sauter par Tony. T'as déjà vu une queue de robot ?
Elle se penche, un coude sur la table noire laquée, sa main soutenant sa tête d'un air faussement détendu, jouant la confidence amie-amie. Mais le sarcasme est mordant.
Tilda pousse un petit bruit choqué, et secoue la tête, visiblement déstabilisée. Je me pince les lèvres, sachant que Mégane est lancée. Quand elle dérape, elle dérape loin.
— Une queue de robot, Tilda ! s'exclame Mégane, attirant l'attention d'autres clients.
Le malaise de Tilda devient plus que palpable.
— Mégane... souffle-t-elle, essayant de reprendre le contrôle. Je crois que tu devrais baisser d'un ton et...
— Baisser d'un ton ! réplique Mégane avec un grand sourire un peu fou. Oh, non, voyons ! Pourquoi ? Ça te gêne ? Peut-être que tu devrais venir avec moi la prochaine fois ? Sucer une belle grosse queue de robot pour te décoincer un peu, toi et tes putains d'a priori à la con, t'en penses quoi ?
À ce stade, Tilda ne fait plus que secouer la tête, l'air furieux malgré son visage livide. Elle attrape son sac à main, se hisse hors de la banquette et s'échappe du diner, ses talons claquant sur le carrelage en damier noir et blanc.
Le carillon de la porte retentit derrière elle, et Mégane et moi nous regardons. Un instant plus tard, elle éclate de rire, un son franc et désinvolte qui me tire un sourire, teinté de quelque chose proche de la tendresse.
— Merci, Meg, soufflé-je, reconnaissante.
— De rien ! Faut bien que quelqu'un lui apprenne à parler à cette conne, réplique Mégane avec un clin d'œil. Au moins, on n'aura plus à se la coltiner pendant nos pauses déjeuners.
Elle jette un coup d'œil à sa montre, l'air de réaliser qu'il est temps de bouger.
— T'as fini ton café ? On devrait filer aussi.
J'admire sa spontanéité, son énergie. Parfois, je me demande comment elle fait pour traîner avec moi sans trouver ça ennuyeux.
— Oui, j'ai terminé, dis-je en me levant.
Nous saluons l'un des rares serveurs humains en passant. Il nous remercie pour notre visite avec un sourire commercial. Près de la sortie, l'androïde qui nous a servis est en train de nettoyer une table. Quelque chose me pousse à m'arrêter. Je lui tapote l'épaule.
— Un problème, Mademoiselle ? demande-t-il en se redressant d'un geste fluide et précis. Puis-je faire quelque chose pour vous ?
— Non, aucun problème, merci. Juste... merci de t'être occupé de nous.
Il me fixe un instant, et je vois son regard se figer. Il doit être en train de scanner mes données, d'essayer de comprendre ce que je fais. Puis, il se remet en mouvement, comme si de rien n'était.
— Avec plaisir, Mademoiselle. Si vous avez des questions ou besoin d'aide, n'hésitez pas. Passez une excellente journée !
Je hoche la tête et me dirige vers Mégane, qui m'attend près de la porte, un sourire moqueur sur les lèvres.
— Alors, on se fait des copains robots partout maintenant ? lance-t-elle en sortant.
— Je fais que suivre ton exemple, répliqué-je en souriant.
Elle rit doucement et m'attrape par le bras, me tirant dans la rue comme une lycéenne.
— Hum hum... Je crois que c'est Mister Latex qui te fait cet effet-là.
— Oh non, s'il te plaît, pas ce surnom, dis-je en riant, gênée.
— Alors, tu craques vraiment pour lui, ou c'est juste pour t'amuser ? demande-t-elle en hélant un taxi.
Je prends une inspiration, laissant l'air automnal effleurer mon visage tandis que Mégane monte dans la voiture. Elle me regarde, attendant une réponse, son sourire espiègle accroché à ses lèvres. Mégane ignore tout du casque à fantasmes et de ses capacités. Elle ne sait pas que cet androïde, qui, je dois l'admettre, m'attire plus que je ne le voudrais, peut aussi, d'une certaine manière, me rendre à mon fils.
— Je ne sais pas, marmonné-je en me glissant à mon tour sur la banquette arrière. Peut-être un peu des deux...
Le taxi démarre en douceur, filant à travers les rues pavées. Mégane hausse un sourcil, intéressée. Son regard ne me quitte pas.
— Un peu des deux, hein ? répète-t-elle d'un ton taquin. T'es pas claire, ma vieille !
Je souris, fixant la vitre. Berlin défile, les enseignes éclatantes contrastant avec le ciel gris du début d'après-midi.
— C'est... compliqué, murmuré-je, mes yeux rivés sur les passants.
— Compliqué, c'est ton mot pour dire que t'es paumée, non ? me pique-t-elle gentiment.
Mégane a cette manière de me pousser dans mes retranchements, de me forcer à être honnête, même avec moi-même. Mais cette fois, je ne suis pas sûre d'avoir envie de plonger dans cette introspection.
— Peut-être que je suis paumée, oui.
Elle se tait un instant, son regard se radoucissant. Ses doigts jouent distraitement avec une mèche de ses cheveux roses. Puis elle se penche vers moi, sa voix plus sérieuse.
— Écoute, Shell... Je sais que c'est flippant, tout ça. Mais si tu ressens quelque chose de vrai, même si c'est compliqué, ça vaut peut-être le coup de l'explorer, tu crois pas ?
Je hoche la tête sans la regarder, un sourire triste sur les lèvres. Explorer... Si seulement c'était aussi simple. Les règles sont différentes avec lui. Tout est plus flou. Et ce flou, il m'effraie autant qu'il m'attire.
Le taxi ralentit, puis s'arrête devant l'ambassade. Mégane paie la course cette fois-ci, et nous descendons du véhicule. Elle me prend par le bras, et ensemble, nous entrons dans le bâtiment de verre.
— T'en fais pas, finit-elle par dire en m'offrant un sourire plein de chaleur. Si ça se passe mal avec cet androïde, j'en ferai des boites de conserve.
Je lui rends son sourire, reconnaissante. Mais au fond de moi, je sais que cette fois, je serai seule sur cette route.
* * *
Merci infiniment d'avoir pris le temps de lire ces deux derniers chapitres ! 🧡
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À très bientôt pour la suite, et encore merci d'être là !
Mel et River <3
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