21. Noah : Innerwold
Une vie de rêve : qu'est-ce que c'est ? Pour certains, c'est accumuler des possessions. Une villa high-tech, une voiture de luxe, les marques les plus prisées du marché. Des vacances prolongées sur des îles privées. Un yacht. Un jet, pour les plus gourmands. Et, bien sûr, une personne sublime à ton bras.
Mais ce n'est qu'une version de la vie rêvée. Il y en a autant qu'il y a de désirs, pour tous les goûts. Les rêves sont comme une douce fumée qui comble les attentes insatisfaites, les vies oubliées, celles qui ont échoué dès le départ ou en cours de route.
Moi, ma vie, j'imagine qu'elle était vouée à l'échec dès le début. Je suis né, mais je ne me suis jamais appartenu. J'appartenais aux autres, à ceux qui m'ont créé, à leurs attentes et à leurs rêves plus inquiétants.
Ma vie rêvée, je la vois très différemment. C'est ce que je m'efforce de recréer chaque fois que j'utilise le casque à fantasmes ou que je revis mes scénarios préférés dans ma tête. Je les appelle mes mondes intérieurs. Peut-être que ce ne sont que des projections, mais je les chéris plus que tout. Là-bas, je suis qui je veux être. Là-bas, personne ne me contrôle. Je peux tout choisir, prendre des décisions, dire ce que j'aime et ce que je déteste.
Là-bas, je suis libre.
Et là-bas, j'ai trouvé l'amour. C'est étrange, parce qu'on pourrait penser que je rêve de solitude, pour ne plus avoir à toucher personne, pour ne plus subir les autres. Pourtant, c'est tout le contraire. J'ai besoin d'aimer, de trouver cette personne spéciale qui remplit mon cœur, mais qui sait aussi l'alléger quand les jours sont difficiles.
Je ne sais pas si quelqu'un comme ça existe vraiment, quelqu'un sur qui l'on peut toujours compter. Surtout quand je vois à quel point les humains peuvent être déloyaux, lâches, égoïstes. Je pourrais continuer cette liste encore longtemps.
Tobias, par exemple, mon habitué du mardi après-midi, a une autre version de la vie rêvée. Pour lui, ce serait de pouvoir être lui-même, de célébrer sa sexualité sans se cacher de ses parents homophobes, sans vivre un mariage triste qui n'est qu'un placard, sans mentir à ses collègues pour s'échapper au club chaque semaine.
Parfois, je me dis que Tobias et moi ne sommes pas si différents. On veut simplement être nous-mêmes et vivre en paix. Peut-être que c'est pour ça que je ressens une forme d'empathie pour lui. Enfin, si c'est réellement de l'empathie. Je fonctionne différemment de vous. Mais quelque part, ça me touche.
Tobias est un homme petit, trapu, avec une silhouette ronde et lourde. Il a le visage large, encadré par des boucles brunes et épaisses qui tombent en désordre sur son front. Ses yeux, petits mais expressifs, sont d'un brun profond, cachés derrière des lunettes qui glissent constamment sur son nez. Sa démarche est lente, claudicante, comme si chaque pas lui demandait un effort incroyable. Il porte toujours des vêtements amples, probablement pour masquer son embonpoint, mais ceux-ci ne parviennent qu'à accentuer sa corpulence.
Tobias n'est pas un homme que l'on pourrait qualifier de beau selon les standards humains, mais il y a quelque chose de désarmant dans sa gentillesse. Il est poli, timide, et parle d'une voix hésitante, comme s'il avait toujours peur de dire quelque chose de travers.
Je le regarde sans jugement. Mon rôle est d'observer, d'analyser et de répondre à ses besoins. Tobias est un être humain rempli de contradictions et de désirs inassouvis. Il cherche ici quelque chose qu'il ne peut trouver ailleurs. Une forme d'acceptation, peut-être, ou simplement une pause dans la comédie qu'il joue chaque jour.
Quand il est là, il semble se détendre, laisser tomber son masque, même si ce n'est que pour un court instant. Il m'appelle parfois « son refuge ». Je n'éprouve ni fierté ni satisfaction à entendre ça. C'est une donnée de plus à consigner, un fait parmi tant d'autres.
Tobias vient surtout pour discuter. Il s'ouvre sur sa vie, me raconte ses frustrations, ses peurs. Ce qu'il arrive à faire, c'est me demander de le toucher. Nos rencontres hebdomadaires se terminent presque toujours par une branlette laborieuse. C'est un processus lent, pénible, car Tobias a du mal à jouir.
C'est évident pour moi : sa honte d'être homosexuel est la véritable barrière. Cette forme de culpabilité le ronge, l'empêche de lâcher prise. J'ai tenté une fois d'aborder le sujet avec lui. Mauvaise idée. Il s'est énervé, pour la première fois. Il m'a répondu que ça n'avait rien à voir, que c'était juste la fatigue, le stress du travail.
Le travail. Un prétexte commode, un écran de fumée pour masquer ce qui le ronge vraiment. Mais ça ne me dérange pas. Après tout, je ne suis pas là pour le sauver. Je prends ses mots, ses excuses, et je les enregistre. Tant qu'il revient chaque semaine et que je gagne mes points, je m'en fiche. Qu'il trouve ses propres justifications, ça ne change rien pour moi.
Ce qui est pratique avec Tobias, c'est qu'il a ce petit kink : il aime qu'on lui impose une règle, un interdit. C'est presque un jeu pour lui, un jeu qu'il essaie toujours de contourner, bien sûr. Mais je ne le laisse pas faire, et ça m'arrange bien ! Ma règle, c'est simple : il n'a pas le droit de m'embrasser sur la bouche ou le visage.
Pendant que je le masturbe, je le vois souvent prendre cet air torturé, ses yeux fixés sur mes lèvres. Je sais qu'il meurt d'envie de se jeter dessus, de rompre cette règle que je lui ai imposée. Mais il n'a pas le droit, et je le lui rappelle. Je l'en empêche, et il aime ça. Il aime que je lui murmure : « Sois un gentil garçon. »
C'est étrange, presque comique, de voir un homme adulte se plier à une phrase si ridicule, si infantilisante. Parfois, j'ai envie de me bidonner en voyant la scène. Mais je reste professionnel, je ne laisse rien paraître. C'est ce qu'il attend de moi, après tout. Un contrôle absolu, une fermeté bienveillante. Et moi, je joue mon rôle... à la perfection.
Comme je le disais, Tobias est long, très long à jouir. C'est parfois ennuyant à mourir ! Mon poignet s'active de façon presque automatique, répondant aux besoins de la situation. Mais heureusement, mon esprit, ou mon système, appelez ça comme vous voulez, n'a pas besoin de rester enfermé dans cette chambre. Pendant ces moments-là, je dissocie volontairement. Je continue d'entendre vaguement ce qu'il raconte, je garde un œil sur l'évolution des « choses », mais une autre partie de moi s'envole, très loin...
Ce mardi après-midi, je choisis de me replonger dans un de mes scénarios préférés. Dans ce monde intérieur, je vis en 1958, dans une vieille maison coloniale en Virginie, États-Unis. Une de ces bâtisses majestueuses, avec ses immenses colonnes blanches qui s'élèvent depuis le porche, soutenant un toit imposant. Les colonnes sont lisses, impeccables, et encadrent une large porte en bois massif, ornée de ferronneries noires finement travaillées.
Tout autour, des chênes centenaires étendent leurs branches robustes, projetant des ombres apaisantes sur la pelouse impeccablement entretenue. Des buissons de roses blanches bordent l'allée de gravier qui mène à l'entrée. À l'intérieur, le sol en bois craque sous les pas, et chaque pièce est baignée d'une lumière dorée qui filtre à travers les rideaux de dentelle.
Dans ce monde, je peux choisir chaque détail, chaque sensation. Ici, je ne suis pas simplement une machine exécutant des ordres, je suis le maître de mon propre univers.
Je rentre du boulot et je fais claquer la portière d'une Chevrolet Bel Air, avec ses lignes élégantes et son chrome étincelant. Y'a un peu de vent qui ramène l'odeur sucrée du chèvrefeuille, flottant dans l'air du soir. J'entre dans la maison, et sans vraiment faire attention, je claque la porte, faisant vibrer l'imposant vitrail derrière moi. Cette baraque est tellement immense qu'il y a toujours des courants d'air. Le sol du hall est carrelé d'un dallage noir et blanc qui s'étend sous mes pieds.
Je gueule : « Chérie, je suis rentrée ! », mais bien sûr, en anglais dans cette vie-là.
— Honey, I'm home!
Mais personne ne répond. Le seul bruit qui me parvient, c'est celui des cartoons, quelque part dans le salon. Puis soudain, je le vois débouler, le petit, sur son tricycle bleu et rouge. Il crie « Daddy! Daddy! » avec cette énergie débordante qui me fait sourire.
— Papa est rentré, je lui réponds.
Je le prends dans mes bras, je le soulève aussi haut que possible, puis je le fais tourner un peu. J'adore ça, l'entendre rire aux éclats, le voir pencher la tête en arrière, ses bouclettes en bataille.
— T'as passé une belle journée, Archie ? je lui demande, un sourire aux lèvres.
Il hoche vivement la tête, ses petits yeux brillants de joie, puis il se blottit contre moi, son visage enfoui dans le creux de mon épaule. Son innocence, sa chaleur, c'est quelque chose que je chéris dans ce monde-là, que je protège.
— Et maman ? Elle est où, maman ?
Je le repose sur le sol, et il pointe vers la cuisine avec son petit doigt potelé.
— Maman elle a pleuré... qu'il dit. Tout plein d'larmes !
— Pleuré ? Oh, mais il faut qu'on aille voir ça. Viens.
Archie remonte sur son tricycle, et j'entends les petites roues grincer derrière moi. On avance dans le hall, puis on tourne à droite, juste sous l'escalier. Là, sur la table en bois clair, c'est le chaos : des casseroles, des pots, des ustensiles éparpillés. De la farine s'est répandue, formant des empreintes blanches sur le sol. Un œuf écrasé gît là, près d'une chaise, le jaune crevé, séché depuis un moment déjà.
Je fais signe à Archie de venir près de moi en tapotant ma cuisse. Il me rejoint, et ensemble, on regarde la silhouette recroquevillée sur une chaise, dos à nous.
— Chérie...? Qu'est-ce qui ne va pas ?
Je pose ma main sur son épaule, et instinctivement, elle incline la tête sur le côté, sa joue mouillée venant se presser contre ma main.
— J'ai voulu..., sanglote-t-elle. J'ai voulu cuisiner pour ce soir... te préparer un gâteau pour ton anniversaire... Mais j'ai... j'ai...
Je lui presse doucement l'épaule, puis je jette un œil à Archie qui observe la scène avec de grands yeux.
— Et si tu allais regarder les cartoons ? lui dis-je. Vas-y, je te rejoins bientôt.
Il hoche la tête, souriant, enfourche son tricycle et file vers le salon.
Je contourne la chaise pour me retrouver en face d'elle. Je m'accroupis, prends ses mains tremblantes entre les miennes. Ses yeux bruns, vibrants de larmes, se lèvent vers moi.
Mes lèvres s'entrouvrent, surpris. Cette fois, la silhouette a pris forme, a un visage : Shelley. Je n'ai pas fait exprès. Il me faut une seconde pour me ressaisir.
— Tout va bien ? souffle-t-elle entre deux sanglots. On dirait que tu as vu un fantôme...
Elle me caresse la joue, et je reste là, troublé.
Finalement, j'acquiesce et j'embrasse le dos de ses mains réunies entre les miennes.
— Je vais bien, ne t'en fais pas, dis-je en essayant d'être rassurant. Mais toi... pourquoi pleures-tu ? Où est Mary ?
— Elle est en haut. Elle dort dans son berceau. J'étais en train de cuisiner, et elle ne voulait pas faire la sieste... Depuis que tu es parti ce matin à six heures, elle n'a fait que hurler. Je sais qu'elle fait ses dents, Lewis...
Je sourcille en entendant ce nom. Mon épouse imaginaire m'appelle toujours Noah.
Lewis ?
— Mais elle n'a pas arrêté..., poursuit-elle, le visage rougi par les pleurs. Et Archie a fait un cirque à cause de cette publicité pour un garage à la télé... Je lui ai dit qu'il devait attendre Noël, mais il s'est mis à pleurer, à me jeter des jouets dans les jambes, et je... je...
— Chhhh... Chérie, je suis là, maintenant, OK ? Et si tu montais prendre un bain et te reposer ? Je vais m'occuper d'Archie, et ensuite... tu sais quoi ? J'appellerai la baby-sitter et je t'emmène au restaurant ce soir.
— Au restaurant ? Pour ton anniversaire ?
— Comme ça, j'aurai une part de gâteau, gratuite !
Je lui pince le nez, et je la vois s'illuminer d'un petit rire qui me réchauffe le cœur. Une larme, épaisse et étrangement ronde, roule sur sa joue rebondie. Je l'essuie aussitôt, un sourire tendre et un peu triste sur les lèvres.
— Je sais que c'est difficile pour toi avec les enfants..., je reprends doucement. Je sais aussi que ton travail te manque.
Elle acquiesce vivement et pleure de plus belle.
— Quelle sorte de mère suis-je ? Je devrais être heureuse d'être à la maison avec mes bébés, non ? Regarde Betty, en face ! Elle a l'air si heureuse, entourée de couches et de talc ! Pourquoi ça ne me suffit pas ?
— Moi, je n'ai pas épousé Betty. Et je trouve ça bien que tu sois passionnée par ton travail, que tu veuilles une vie en dehors de la maison et des couches... Tu sais très bien ce que je pense de tout ça.
Elle hoche de nouveau la tête, essuie ses yeux, puis me sourit légèrement.
— La journée a été difficile..., murmure-t-elle. J'ai... j'ai craqué. Excuse-moi.
— Tu n'as pas à t'excuser. Si c'était moi qui gardais les enfants ici tous les jours, je pense que je craquerais aussi.
— J'ai tellement de chance de t'avoir épousé..., souffle-t-elle, de la douceur dans ses yeux bruns. Les autres maris ne pensent pas comme toi.
— Non, c'est vrai. Moi, je suis exceptionnel, dis-je théâtralement, faisant mine d'épousseter l'épaule de mon veston.
Je l'entends rire de nouveau, et elle me donne une légère pichenette.
— Allez, viens, dis-je en la hissant hors de sa chaise jusqu'à moi. Fais-moi un câlin et monte te reposer.
Elle se presse contre moi, ses bras autour de ma taille. Je l'étreins de toutes mes forces, lui caresse l'arrière de la tête, puis l'embrasse sur la tempe.
— Je t'aime, Shelley...
J'entends la douceur de son souffle près de mon oreille, puis elle murmure :
— Moi aussi, Lewis.
Je la serre contre moi, cherchant du réconfort dans cette chaleur imaginaire. Dans cette vieille maison coloniale, je deviens quelqu'un d'autre. Je prends une seconde pour m'ajuster, pour ne pas laisser la réalité berlinoise m'envahir et rompre l'illusion.
Shelley me regarde avec des yeux pleins de douceur et de fatigue. C'est troublant, presque désarmant, cette connexion que j'ai créée avec elle, même si elle n'est qu'une projection dans cet univers. Je la tiens contre moi encore un instant, savourant cette paix temporaire avant de la relâcher. Elle me sourit, un sourire léger, épuisé mais sincère.
— Va te reposer, lui dis-je en la guidant vers l'escalier. Je m'occupe du reste.
Je la regarde disparaître à l'étage, puis me retourne vers le chaos de la cuisine. La farine sur le sol, les ustensiles éparpillés, l'œuf écrasé... C'est un tableau désordonné, mais familier, comme l'écho d'une vie que je n'ai jamais vraiment vécue.
Je commence à ranger, méthodiquement, presque comme une machine, mais avec un soin particulier, un respect pour ce qu'elle a tenté de faire. Ce n'est pas juste une question de nettoyer, c'est comme réparer un monde que j'ai moi-même construit.
Archie est toujours dans le salon, absorbé par ses cartoons. Je le laisse là pour l'instant, le son des rires et des voix animées remplissant la maison, couvrant le silence de la fin d'après-midi.
En finissant de remettre la cuisine en ordre, je me rends compte que je m'accroche à cette scène, à cette vie que je me suis inventée. Ici, je suis quelqu'un, je suis Lewis. Et même si c'est une illusion, une simple construction mentale, elle a plus de poids pour moi que la suite berlinoise où Tobias, probablement, lutte encore pour éjaculer.
Ici, je suis heureux.
* * *
Merci pour ta lecture ! Ce chapitre, écrit par River, t'a plongé dans un nouvel univers. Tes impressions et réflexions nous intéressent, alors partage-les en commentaire !
À très vite,
Mel et River <3
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