19. Le défilé
Les basses résonnent dans tout mon corps alors que je danse, enveloppée par la foule enfiévrée au 45ᵉ étage du Club Frankenstein. Les immenses baies vitrées offrent une vue panoramique sur la skyline berlinoise. La ville s'étend à perte de vue, vertigineuse.
À l'intérieur, l'atmosphère est électrisante. La musique de Lumen Drex, artiste en vogue, envahit l'espace. Son morceau « Moan » pulse dans l'air tandis que les flashs de lumière zèbrent la pénombre, illuminant les corps en mouvement. Des méduses holographiques flottent sous le haut plafond en granit, leurs tentacules ondulant dans un ballet fluorescent. Elles changent de couleur au rythme de la musique, projetant des reflets bleutés et rosés sur les visages autour de nous.
Sophia, en riant, me tire par la main pour me faire boire un deuxième Galactic Glow, un shot vibrant à la vodka infusée à la liqueur de violette. Je ris aussi, emportée par la joie de l'instant. Je ferme les yeux, savourant la musique qui pulse à travers mes veines. Pendant une minute, j'en oublie presque Noah.
Non, je ne l'oublie pas. De qui je me moque ?
La vérité, c'est que je l'imagine danser derrière moi. Bien sûr, je le visualise humain. Pas parce que je dénigre ce qu'il est, mais parce qu'une partie de moi craint ce qu'il n'est pas. Je crois que je suis venue ici pour me punir. Il a dû bien rire en me voyant l'autre soir, complètement perdue. Je ne sais même pas ce que je cherche, pour être honnête. Peut-être plusieurs choses : celles que je pressens et d'autres que j'ignore ou fais semblant d'ignorer.
L'anticipation ne me quitte pas, mais pour une fois, je me laisse aller. Je continue à danser, mes pensées flottant comme les méduses au-dessus de nos têtes.
Une trentaine de minutes passent. Nous décidons de prendre l'air sur la terrasse circulaire, où les lumières de Berlin scintillent comme des étoiles terrestres.
Charlotte revient soudainement, des shots à la main, un grand sourire illuminant son visage poupon.
— Ils viennent d'annoncer le défilé ! s'écrie-t-elle.
— Un défilé ? s'exclame Sophia.
Charlotte nous tend nos shots respectifs, hochant la tête avec une mine enjouée.
— Deux podiums viennent de sortir du sol sur les côtés de la salle. Allez, venez ! Je ne veux pas être derrière, je suis toute petite !
Sans attendre, nous la suivons à l'intérieur. La foule se presse autour des podiums, et nous nous faufilons pour obtenir une bonne place. La musique devient éthérée, mélange d'électro-minimaliste et d'orgue d'église. Les chuchotements d'excitation se mêlent aux battements de mon cœur, en rythme avec la musique. La lumière se tamise encore, les éclats des podiums devenant les seuls points de repère dans la pénombre. L'orgue fait vibrer le sol, ses vibrations remontant par mes pieds, traversant mes jambes et résonnant dans mon ventre.
Mon ventre...
Quelque chose éclate en moi, quelque part entre ma gorge et mon cœur. Instantanément, mes yeux se remplissent de larmes. Les acclamations de la foule deviennent assourdissantes, tout comme les applaudissements et les voix de Charlotte et Sophia qui me parlent. Je n'entends rien, mais j'acquiesce, les yeux brillants.
Tout ce que je vois, c'est lui. Alors que Noah défile avec d'autres androïdes, ses ailes d'ange d'un blanc fluorescent brillent sous la valse des méduses holographiques. Des vaguelettes néon pastel ondulent dans la pénombre, criblée par les flashs comme un bombardement de lumière dans le ciel nocturne.
D'un coup, j'entends dans ma tête : « Notre meilleur ami, c'était un saule pleureur, tu te rappelles ? » Je crois que je deviens folle. Ou peut-être que les shots m'ont bien aidée. Probablement un peu des deux... La gorge serrée. Vous avez déjà eu la gorge serrée d'amour pur ? C'est l'une des plus belles sensations de l'univers. Presque douloureuse tant elle est intense ; un signe de reconnaissance.
Je retiens mon souffle en regardant Noah défiler. Il apparaît pleinement dans la lumière, ses ailes luminescentes encadrant son corps avec une grâce surnaturelle. Chaque mouvement de ses muscles subtilement dessinés attire mon regard. Ses ailes, d'une blancheur éclatante, créent un halo autour de lui. Les jeux de lumière caressent son corps, révélant des reflets irisés sur sa peau. Dans sa quasi-nudité, il ressemble à une apparition divine.
* * *
Le défilé se termine, mais je suis sous le choc. Charlotte et Sophia me parlent, mais je n'arrive pas à suivre. Les shots d'alcool n'aident pas. Une vague d'émotions me submerge, refusant de se dissiper. Mes pensées sont ailleurs : flottant entre la vision de Noah et ce sentiment étrange qui étreint ma poitrine. Tout ce que je vois encore, ce sont les ailes, leur blancheur se superposant à chaque image qui défile devant mes yeux.
Je sens que je devrais être plus présente, plus ancrée dans ce moment, mais une partie de moi est restée sur le podium. La musique, les lumières, les applaudissements – tout semble flou, comme si le monde tournait au ralenti.
— Hey... Ça va ?
Les mots de Sophia me parviennent finalement, lorsque sa main entre en contact avec mon bras. Je lève les yeux : elle me regarde un peu comme on regarde un enfant après qu'il s'est fait mal, avec inquiétude.
— Oui, je... commencé-je.
Incapable de terminer ma phrase, je hoche la tête et tente un sourire.
Sophia me fait signe de la suivre, attrapant une Charlotte complètement alcoolisée, puis nous entraîne à l'écart vers le bar.
— Oh, j'en veux un comme ça ! s'exclame Charlotte, tendant son doigt vers un cocktail turquoise aux billes néons comestibles.
— T'as assez bu pour la soirée, se moque gentiment Sophia en la faisant asseoir.
Je retiens un rire en voyant Charlotte manquer de tomber de son tabouret chromé. Elle se rattrape de justesse au bar à sa droite.
— On peut avoir un verre d'eau ? s'exclame Sophia vers le barman.
Le gars lui lance un regard désincarné et répond :
— C'est 6€ la bouteille.
— P... pardon ?
Le barman secoue la tête, l'air agacé, et s'éloigne vers d'autres clients.
— Non, mais si c'est pas possible ? Avec le prix qu'on paie l'entrée, on ne peut pas avoir un verre d'eau ? maugrée Sophia, tenant Charlotte par les épaules.
J'observe l'un des androïdes qui s'occupent de la plonge derrière le bar et hésite à le héler. Le problème, c'est que je ne sais pas comment.
— Excuse-moi ? tenté-je, mais il ne réagit pas. Euh... Barman ? Androïde-barman...?
Sophia lève les yeux vers moi et hausse les sourcils. Finalement, le robot tourne la tête, l'air aussi surpris que moi. Il se désigne, puis il lance timidement, son torchon à la main :
— Moi...?
Il me fait aussitôt penser à Zephir à l'ambassade. Cet androïde-là est clairement plus élaboré et son apparence plus travaillée, mais quelque chose en lui me le rappelle.
— Oui, toi, dis-je doucement. Approche.
L'androïde fait deux pas en avant et s'arrête devant le comptoir.
— Ai-je mal lavé vos verres ? demande-t-il.
— Non, tu as très bien lavé nos verres. Notre amie se sent mal... Tu peux nous aider ?
Le robot observe Charlotte et semble la scanner un instant.
— 1,6 gramme, lâche-t-il.
— Tu peux voir ça ? s'exclame Sophia, les yeux écarquillés.
— Je peux, oui, répond fièrement l'androïde. Je vous rappelle qu'il est essentiel de boire avec modération pour préserver votre santé et votre sécurité. Profitez de chaque moment, mais faites-le de manière responsable.
Sophia pouffe en secouant Charlotte.
— Comment tu t'appelles ? demandé-je à notre robot Mère Thérésa.
— Happy Harry.
Du coin de l'œil, je vois Sophia se pincer très fort les lèvres pour ne pas éclater de rire. Je dois faire un effort monumental pour conserver mon sérieux.
— Alors... est-ce que tu voudrais bien offrir un verre d'eau à notre amie ?
Je voulais dire son prénom à la fin de ma phrase. Généralement, les gens aiment ça que vous répétiez leur nom – du moins les humains. Mais je n'ai pas la force de répéter le Happy Harry de ma bouche sans rigoler.
Happy Harry me fixe un instant, puis Charlotte. D'un coup, il se retourne vers la plonge et s'éloigne. Nous le regardons faire, puis le voyons revenir avec un grand verre d'eau.
— Tenez, Mademoiselle Charlotte, dit-il en lui tendant le verre.
Celle-ci le dévisage de ses grands yeux clairs avant de saisir le verre. Elle hoche la tête et le remercie, puis Happy Harry retourne à son travail.
— Wow... souffle Sophia. Je crois que je suis sous le charme de Happy Harry !
Je ris avec elle, puis un silence tranquille s'installe tandis que Charlotte se désaltère.
— Et toi, alors ? demande Sophia. Tu l'as vu, cet androïde que tu cherchais ?
Je baisse le nez et acquiesce doucement.
— Oui, il a... Il a défilé tout à l'heure.
Lorsque je relève les yeux vers elle, je la vois me sourire avec bienveillance.
— Et qu'est-ce que tu attends ?
Je hausse les épaules, ne sachant pas trop comment répondre.
— J'imagine que leurs androïdes sont hyper bookés pour ce soir, mais tu peux tenter le coup, ajoute-t-elle avant de voler son verre à Charlotte pour y boire les dernières gouttes.
— Le truc, c'est... J'aimerais parler avec lui.
— Parler ? répète Charlotte juste avant un hoquet.
— Apprendre à le connaître... précisé-je.
Sophia me regarde, surprise, avant que son expression ne s'adoucisse.
— Eh bien, je suppose... commence-t-elle.
Elle réfléchit un instant, puis ajoute avec bienveillance :
— Pourquoi pas ?
— Je sais, c'est fou. Complétement fou, dis-je en hochant la tête.
— C'est un peu particulier, mais si c'est ce dont tu as besoin... alors fais-le.
— J'ai conscience que c'est un androïde, dis-je pour ne pas paraître totalement déconnecté de la réalité. Le plus incroyable, c'est que je l'ai rencontré par hasard, juste une fois, dans un couloir, pendant cinq minutes. Et le pire, c'est qu'il m'a joué un sale tour !
Je souris en y repensant, trouvant cela presque amusant maintenant.
— Mais depuis une semaine, je ne cesse de penser à lui. Je le vois dans mes rêves, il envahit mon esprit quand je n'arrive pas à me concentrer au travail...
Je secoue doucement la tête et me pince les lèvres en réalisant que je me dévoile trop.
— Désolée, dis-je. J'ai trop bu moi aussi. Je dis tout ce qui me passe par la tête.
Sophia pose une main bienveillante sur mon épaule, son sourire rassurant.
— Aucun problème. Écoute, avec Charlotte, on va rentrer. Vu son état... murmure-t-elle en se penchant vers moi, je crois qu'il vaut mieux en rester là.
Je ris avec elle et hoche la tête.
— Tu as raison.
Sophia jette un coup d'œil à son amie, qui somnole sur son tabouret, puis se tourne à nouveau vers moi.
— Je te donne mes coordonnées si tu veux, dit-elle en désignant sa tempe, là où se trouve sa puce électronique.
— Avec plaisir.
Elle tapote deux fois sur sa tempe, et je fais de même. Une légère vibration familière indique un nouveau contact enregistré. Nous échangeons un dernier sourire avant qu'elle ne se tourne vers Charlotte pour l'aider à se lever.
* * *
Sophia et Charlotte viennent de partir, me laissant seule au bar. Je les observe s'éloigner, puis mon regard se tourne vers les bornes de réservation holographiques près des baies vitrées. Ces stations lumineuses semblent m'appeler, leurs interfaces bleutées scintillant dans la pénombre.
Je repense à Noah. Depuis notre étrange rencontre, c'est comme si un nouveau souffle de vie m'avait cueillie, réveillant des émotions oubliées. Une angoisse douce-amère, teintée d'excitation, se niche dans ma gorge.
Je prends une profonde inspiration et me décide enfin. Je me lève du tabouret et me dirige vers l'une des bornes holographiques. Devant moi, un écran s'illumine, affichant une liste d'androïdes disponibles. Mon cœur bat plus fort en parcourant les noms jusqu'à trouver celui de Noah. L'écran affiche son emploi du temps, presque tous ses créneaux sont pris. Voir à quel point il est demandé me serre la poitrine. Il ne reste qu'une seule heure disponible.
Mes doigts tremblent légèrement alors que je sélectionne cette heure. Une question apparaît, projetant une lumière rose sur mon visage : « Voulez-vous finaliser la réservation avec Noah pour l'heure sélectionnée ? » Je regarde mon choix, puis, avec une dernière inspiration, balaye l'écran du doigt pour confirmer la réservation.
* * *
Merci d'avoir lu ces deux nouveaux chapitres ! J'ai adoré écrire cette scène au Club Frankenstein, un mélange d'émotions et d'intensité 🥰 Quelle a été ta réaction face à la vision de Noah sur le podium ? Tes pensées nous intriguent !
Dans le prochain chapitre, prépare-toi à des retrouvailles...
À bientôt, Mel et River.
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