15. Shelley : Le rêve
La moquette rouge, c'est la première chose que je vois. J'entends une voix dans un micro, puis d'autres, qui résonnent sous la coupole de verre et de métal de ce qui ressemble à un aéroport. Charles de Gaulle. Je reconnais cet endroit ; j'y ai transité plusieurs fois.
Des valises passent, des fauteuils roulants pliés. Des employés qui portent des vestons de couleur bleu marine. Il y a de tout : des claquettes, des bottines, des baskets.
Des courbatures plein le corps, je cligne plusieurs fois des yeux sur mon siège. « Mesdames et Messieurs, dernier appel pour le vol Transavia numéro... »
Le stand Ladurée et ses macarons pastel.
Comment me suis-je retrouvée là ? Je me souviens, j'ai 22 ans et je pars rejoindre mes parents en Allemagne. Partout dans les journaux – « État d'urgence : l'Atlantique nous engloutit ! » J'ai étrangement conscience de rêver, mais je ne comprends pas pourquoi mon esprit me repasse ce souvenir. Alors, je profite de rêver et me concentre plutôt sur les voyageurs. Des familles, des hommes d'affaires, des couples. Tous, l'air un peu pressé, un peu fatigué, un peu perdu dans la masse étourdissante.
J'entends le pépiement des moineaux coincés dans le terminal, au-dessus de nos têtes. À droite, mon regard est attiré par une silhouette recroquevillée sur un siège, ses bras croisés sur un sac à dos kaki qui occupe la fonction d'oreiller. On ne voit pas son visage. Le jeune homme s'est endormi. Il porte un jean clair, près du corps, qui souligne ses longues jambes. Un revers aux chevilles, des vans bleues, une ceinture en cuir roux. Il a la taille fine, si fine que durant un instant, je me demande s'il s'agit d'une femme.
Il porte un pull noir qui m'a tout l'air d'être du cachemire. Ses cheveux sont courts et bruns, légèrement ondulés. C'est sa manière de se tenir là, inconscient au milieu du monde, qui attire mon regard. Il dégage une forme de vulnérabilité qui me touche, qui adoucit l'attente dans cet endroit alien, cet endroit grouillant, cet endroit qui me fait peur.
Et toujours, les voyageurs qui passent, qui vont et viennent dans un ballet interminable devenu une partie du décor. Les autres, ce sont des figurants.
Moi, je me retrouve là, dans ce magma d'êtres humains. Heureusement, je suis trop exténuée pour mon agoraphobie. Je suis entrée dans une phase d'hyper-acuité, où je perçois chaque son, chaque détail, de manière extrêmement précise. Je n'entends pas un seul et même brouhaha, mais chaque écho de chaque personne et objet qui le compose. Dans ces instants-là, l'univers est une partition.
Cet endroit, c'est un entre-deux, un lieu de transition. On ne vit pas vraiment dans un aéroport. On n'est pas soi-même non plus. On est rien qu'une espèce de copie un peu pâlotte, qui patiente, qui fait la queue, qui observe les autres, une fourmi dans la fourmilière, un élément microscopique. On disparait un peu dans un aéroport. On s'oublie. On oublie. Beaucoup de choses n'ont plus tellement d'importance.
Le jeune homme finit par se réveiller et redresse la tête. Je découvre alors son visage : il m'est familier, mais je n'arrive pas à dire à qui il appartient. Il a un visage aux traits fins et harmonieux, une peau lisse et lactescente rehaussée de grains de beauté. Mais ce sont ses yeux qui me captivent : l'un est d'un bleu clair saisissant, l'autre d'un vert anglais profond. Nos regards se croisent et se fixent l'un sur l'autre. Je ressens des palpitations, les lèvres entrouvertes, les larmes aux yeux – inexplicable.
Au bout de quelques secondes à se dévisager silencieusement au cœur du chaos, il se lève et s'approche. Il avance puis s'arrête devant moi. Il se baisse sur un genou et prend mes mains dans les siennes. Je le laisse faire, incapable de bouger, et je commence à pleurer. Pire ! J'éclate en sanglots. Ses mains m'attirent vers lui et me redressent. Je lève le nez tandis qu'il me tient contre lui, avec délicatesse. Je me perds dans son regard et ressens une forme d'amour si puissante qu'elle me paralyse.
— Tu vois ? dit-il. Je t'avais dit que je viendrais te visiter dans tes rêves.
Je le regarde sans comprendre, mais je l'embrasse des yeux, les larmes glissant toujours sur mon visage. Il tente de les essuyer, mais elles reviennent de plus belle et je ris doucement en sentant cela. Le vacarme s'est évanoui, ne laissant que le chant des oiseaux sous la coupole de verre. Les voyageurs se sont évaporés comme par enchantement ; nous sommes seuls dans le terminal, baignés dans une lumière blanche et vaporeuse.
Le jeune homme poursuit, sa voix douce comme un souffle :
— Je te retrouverai dans n'importe quel Monde...
Je le vois sourire et voudrais parler, mais peu à peu, tout s'efface. D'abord l'espace autour de nous, puis le sol sous nos pieds, et enfin lui...
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