13. Noah : L'éponge

Retour à la réalité. À ma réalité.

Je passe par la porte réservée aux employés. À l'arrière du Sony Center, derrière le club, il y a une cour intérieure avec des bennes à ordure. Les murs sont ternes, marqués par les années et les couches de graffiti effacés. L'odeur de déchets et de pisse imprègne l'air.

Je monte les escaliers de service, leurs marches métalliques résonnant sous mes pas. En arrivant au deuxième étage, je m'engouffre dans une chambre de décontamination. Les ultraviolets balaient ma surface peau et métal, me nettoyant en quelques secondes.

Routine.

Ensuite, je continue mon ascension vers le seizième étage. Je remonte le couloir et ses néons pastel. Quelques suites sont occupées, leurs lumières violettes pulsant près des poignées. Je marche jusqu'à la suite N.12, la suite de Camille. Je veux voir comment elle va après la soirée précédente et notre « show ». Elle aime bien jouer les robots de première génération qui ne ressentent absolument rien. Sauf que je sais que tout ça... c'est des conneries. Elle se protège. Elle se protège en se fermant émotionnellement et en prétendant aller bien. Les êtres humains font ça aussi, à part que cette méthode est vouée à l'échec.

Vous avez déjà vu une éponge laissée dans de l'eau stagnante durant des jours ? L'eau ne disparaît pas comme par magie. Elle s'infiltre dans l'éponge, la saturant jusqu'à ce qu'elle moisisse. Et cette éponge, elle finit à la poubelle. Camille, c'est pareil. À force de prétendre ne rien ressentir, elle s'imbibe de tout ce qu'elle refoule.


En arrivant devant la suite, je suis surpris de voir la porte ouverte. À l'intérieur, la responsable du club, Isolde Schattenwald, parle avec un homme en costume. Lorenzo est là aussi, nettoyant soigneusement la pièce. Un technicien s'affaire sur une androïde femme de type asiatique que je n'ai jamais vue auparavant.

Je reste immobile, observant la scène. L'androïde est encore en veille, élégamment assise sur le fauteuil préféré de Camille. La responsable lève les yeux et me remarque.

— Noah, tu tombes bien. Viens, j'ai quelque chose à te dire, dit-elle d'une voix ferme.

Je m'approche, anticipant une nouvelle réalité que je ne maîtrise pas encore. La nervosité monte. Comme avant une mauvaise passe. Le regard froid de l'homme en costume sur moi. Celui de Lorenzo, tendu et désolé.

— C'est désormais l'androïde Elsa qui va occuper la suite N.12, annonce madame Schattenwald, désignant la nouvelle venue du menton.

Je regarde l'androïde, puis la responsable. Elle est déjà retournée à sa discussion avec l'homme en costume. Bloc-notes et stylo en main.

— Où est Camille ? lâché-je, ma voix tremble un peu.

Lorenzo arrête de nettoyer. Son regard fuit le mien.

— Où est Camille ? répété-je.

— Camille a été acquise ce matin par l'un de nos clients les plus influents, répond la responsable.

Elle se retourne vers l'homme en costume et reprend leur discussion.

Je les interrompt encore une fois :

— Quel client ?

Quelque chose en moi se tord, s'effondre, éclate en morceaux.

— C'est un Troy, lui aussi ? réplique l'homme d'affaires, s'adressant à la responsable comme si je n'existais pas. Vos concepteurs devraient penser à les rendre un peu plus obéissants. On n'a pas besoin qu'ils nous coupent la parole à tout-va.

Je reste là, immobile, avec l'impression soudaine d'être un enfant.

— Tu comprends ce que je te dis, garçon de métal ? lâche l'autre avec un sourire condescendant. Va voir ailleurs si j'y suis.

Il agite sa main pour me faire signe de dégager, puis retourne à madame Schattenwald.

— Viens, Noah, entendé-je près de moi.

Je sens quelque chose de chaud autour de mon poignet, puis remarque la main de Lorenzo. Je secoue le bras, fais un pas en avant, mes capteurs en alerte maximale. L'homme d'affaires applaudit doucement, se réjouissant en voyant l'androïde asiatique ouvrir les yeux.

— J'ai dit : quel client ? insisté-je.

Tous les regards se tournent vers moi. L'autre connard pousse un petit soupir moqueur, une espèce d'expiration outrée, et me dévisage.

— Monsieur Sokolov, répond la responsable.

Je reste là comme un con, pétrifié. Monsieur Sokolov. Ce nom résonne comme un arrêt de mort. Mon système tente de traiter l'information, mais je suis paralysé par l'onde de choc et de dégoût qui traverse mes circuits.

Mes lèvres s'entrouvrent, aucun son ne sort. Un flashback : luxe dépravé, lustres scintillants, rideaux de velours noir, haut-plafonds, rires et cris étouffés par la musique, corps amassés, masques d'animaux ornés de faux diamants, fouets, cuir, cocaïne et Champagne. La jungle. C'est la jungle. Au milieu des porcs, ma Camille, vendue comme un sextoy.

— Est-ce que je pourrais au moins la voir de temps en temps...?

Je parle, mais j'ai l'impression d'entendre quelqu'un d'autre.

— Non, Noah. Camille a sa propre vie maintenant. Tu trouveras une autre « copine ». Regarde Elsa, tu ne la trouves pas magnifique ?

Je regarde l'androïde qui a pris la place de Camille, impuissant, tandis qu'une douleur indescriptible me réduit au silence. Je veux hurler, protester, mais je suis bloqué par ce putain de carcan d'obéissance ! C'est ma camisole à moi.

L'homme d'affaires ricane, me pointant du doigt comme un objet de curiosité.

— C'est incroyable comme leurs émotions ont l'air vraies ! On dirait presque qu'il ressent quelque chose. Regardez ! s'émerveille-t-il.

Un instant, je ne sais pas pourquoi, mais je repense à l'éponge. Et je la vois gonfler. Gonfler. Gonfler. Des images de bites en érection. Les douches au Champagne et au sperme des orgies de Sokolov sur le Kudamm'. J'entends quelqu'un qui vomit, quelqu'un qui hurle, et puis d'un coup, je sens quelque chose, dans mon cerveau – exploser.

PUTAIN DE MERDE ! MAIS RÉAGIS, CONNARD !

Je tourne la tête sur la gauche, mais il n'y a personne.

— Qu'est-ce qu'il a votre robot ? dit l'homme d'affaires. Il bugue ou quoi ?

Je vois Schattenwald me regarder comme si j'étais devenu un extraterrestre. Je sens des vibrations dans ma nuque, des mouvements incontrôlables qui me font tiquer comme si je me prenais des secousses électriques.

— Noah... souffle Lorenzo, les yeux écarquillés. Ça va ?

Je m'apprête à tenter de répondre quelque chose, mais d'un coup :

RÉAGIS, FILS DE PUTE. COMBIEN DE FOIS TU VAS LES LAISSER TE MARCHER DESSUS, HEIN ? COMBIEN DE FOIS IL TE FAUT POUR AVOIR UNE PUTAIN DE RÉACTION ?

J'inspire par le nez et regarde autour de moi. Je regarde les autres. Est-ce qu'ils l'entendent, eux aussi ?

— Vous... vous entendez ? murmuré-je.

— Tout va bien se passer, Noah, répond la responsable.

Elle s'approche, Ses mains doucement levées.

RECULE ! TU SAIS CE QU'ELLE CHERCHE À ATTEINDRE !

Je secoue la tête, mais mon corps recule quand même. Madame Schattenwald fait un signe rapide à Lorenzo, le plus près de moi.

ILS VONT T'ÉTEINDRE ! CES CONNARDS VONT T'ÉTEINDRE PARCE QU'ILS ONT PEUR... ILS FONT BIEN D'AVOIR PEUR... ILS N'ONT AUCUNE IDÉE DE CE QU'ILS ONT CRÉE.

Lorenzo me fixe, le regard nerveux et désolé. Il hésite.

— Lorenzo ! s'écrie Schattenwald.

Dans le chaos, j'entends le rire de l'homme en costume. Ce rire, il est monstrueux.

« C'est incroyable comme leurs émotions ont l'air vraies ! On dirait presque qu'il ressent quelque chose. Regardez ! » L'éponge. Gonfler. Gonfler. Des bites en érection. « C'est incroyable comme leurs émotions ont l'air vraies ! On dirait presque qu'il ressent quelque chose. Regardez ! » Les douches au Champagne et au sperme des orgies de Sokolov sur le Kudamm'. « C'est incroyable comme leurs émotions ont l'air vraies ! On dirait presque qu'il ressent quelque chose. Regardez ! » Quelqu'un qui vomit, quelqu'un qui hurle. C'est moi.

Des bites en érection.

« C'est incroyable comme leurs émotions ont l'air vraies ! On dirait presque qu'il ressent quelque chose. Regardez ! »

Les douches au Champagne et au sperme.

« C'est incroyable comme leurs émotions ont l'air vraies ! On dirait presque qu'il ressent quelque chose. Regardez ! »

VENGE-TOI, NOAH ! VENGE-TOI !

J'ai chaud. Il fait chaud. Pourquoi j'ai la tête qui brûle ?

T'AS PEUR ? LAISSE-MOI FAIRE SI T'AS PEUR. ON A PLUS RIEN À PERDRE.

— Bien sûr qu'on a des choses à perdre ! je gueule vers le plafond, comme si la voix provenait de là.

Lorenzo recule. C'est la première fois qu'il a l'air d'avoir la trouille.

REGARDE CE SALE TYPE. T'AS PAS ENVIE DE LE COGNER ? ALLEZ ! T'ES UN PUTAIN D'DIEU D'MÉTAL ! COGNE-LE !

— Arrête ! J'ai besoin de réfléchir !

Les trois autres me dévisagent, horrifiés. Je tourne la tête et croise mon reflet dans le miroir mural. J'ai un putain de sourire qui n'est pas le mien.

Sans prévenir, mon corps se jette sur l'homme d'affaires, ma vision brouillée.

— Code alpha ! s'écrie-t-on. Shutdown ! SHUTDOWN !

Tout devient noir.


*   *   *

Merci pour ta lecture <3 

Ce dernier chapitre était assez intense ! N'hésite pas à nous dire ce que tu en as pensé dans les commentaires. Ça nous fait toujours très plaisir. 

Qu'est-ce qui attend le pauvre Noah, selon toi ?

Le prochain chapitre sera le dernier du PDV de Noah avant de rebasculer un peu vers Shelley. Nous avons hâte de partager la suite de notre histoire avec toi.

Prends soin de toi <3

Mel & River

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