12. Noah : Edna

Les mardis, ma première cliente, c'est une vieille dame qui s'appelle Edna. Elle a un peu plus de 70 ans et souffre d'Alzheimer. Elle vit à Charlottenburg dans un petit appartement huppé. C'est pas ultra-luxueux comme on pourrait l'imaginer, mais vu l'emplacement, je sais que ça vaut une blinde. Sa fille me paie pour incarner son fils décédé à la vingtaine.

D'abord, je rencontre la fille à 10 heures tapantes. Généralement, on se retrouve dans la rue devant l'allée de l'appartement. Elle fait le transfert d'argent et me dit si elle a des idées ou un scénario particulier, si elle a payé pour quelque chose de spécifique. Parfois, j'emmène sa mère dans des musées ou dans des salons de thé pour manger des pâtisseries hors de prix.

Ensuite, je monte. Il n'y a pas d'ascenseur ; c'est un de ces vieux immeubles avec une rampe d'escalier en bois sombre, tellement lustrée qu'elle luit. Edna habite au deuxième étage. Même si sa tête ne fonctionne pas bien, physiquement, elle carbure encore à fond et n'a aucun problème avec les marches. Parfois, elle est même plus rapide que moi.

Quand on entre, l'appartement a des hauts plafonds. L'antichambre est tout en longueur et le sol est en carrelage, avec des petits damiers dans des couleurs claires : gris, vert d'eau, bleu ciel, blanc cassé. Ensuite, il y a un corridor qui mène à une cuisine qui fait super ancienne. Ça sent la lessive et les produits ménagers. C'est toujours propre. Je sais qu'il y a une aide à domicile qui vient tous les jours, mais je ne la croise jamais.

À gauche, il y a le salon-salle à manger, avec une table au centre, des rideaux en dentelle et des napperons brodés sur la table en bois massif. Edna les fait elle-même. On s'assoit là et elle me sert du thé et des gâteaux, puis elle me parle comme si j'étais son fils.

Elle me pose des questions sur mon travail, comment va ma femme. J'ai inventé des enfants. Dans cette vie-là, j'ai une petite fille et un petit garçon, le garçon étant un peu plus jeune. Elle me demande toujours quand je pourrai emmener les gosses la voir et si on peut venir déjeuner en famille la semaine prochaine. Je lui dis à chaque fois, « Oui, maman. Je vais en parler à Margot. » C'est le nom de mon épouse imaginaire. Edna est super heureuse, et c'est tant mieux parce que de toute façon, dans quelques heures, cette pauvre vieille aura encore tout oublié. C'est doux quand je vais chez elle. Parfois, c'est un peu chiant, mais au moins, je n'ai pas à tripoter des gens dont je n'ai pas envie.

Ce mardi, j'emmène Edna voir l'exposition de Caspar David Friedrich à la Alte National Galerie. C'est sur l'île aux musées, dans le centre-ville de Berlin. On aime bien se promener le long des colonnes de marbre qui bordent la Spree, avec les péniches qui passent.

Il y a le Monbijou Park sur la rive d'en face, avec son petit théâtre circulaire en bois qui rappelle les vieux théâtres à la Shakespeare. Une fois, on a vu une représentation de Roméo et Juliette avec Edna. J'en ai parlé à Lorenzo en rentrant au club, parce que c'était la toute première fois que je voyais une pièce de théâtre pour de vrai, pas dans mon système, pas sur Internet. Et je lui en ai tellement parlé... que pour se moquer de moi, il s'est mis à m'appeler « Roméo ». Ô, Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ?


Après avoir ramené la vieille dame chez elle, je profite d'un moment de liberté pour me promener dans Charlottenburg. Liberté... Je dis ça, mais... à cause de mon GPS intégré, indispensable vu le prix de mon modèle, je dois quand même faire attention à ne pas trop m'éloigner de mon itinéraire. Je traverse Savigny Platz, où les cafés sont remplis de Berlinois profitant des derniers jours de douceur avant l'arrivée du froid et de la grisaille. Les immeubles anciens, avec leurs façades ornées de sculptures, semblent vibrer sous les lueurs de septembre.

En me rapprochant de Zoologischer Garten, je ressens une forme de sérénité malgré l'effervescence chaotique de ce quartier. Je me perds dans la contemplation des passants : couples, solitaires, sans-abris... chacun avec sa propre histoire. J'aime bien leur donner des noms, inventer leur vie, m'imaginer être l'un d'eux.

Lorsque l'église du Souvenir sonne 13 h, je me dirige vers la gare, prêt à reprendre mon rôle. Mon prochain client est aussi un habitué. Celui-ci vient au club à 14 h 10 pour du sexe et une fausse relation. Tobias est triste et ennuyant à mourir, mais il n'est pas méchant. Tout ce qu'il veut, ce sont quelques bisous et une branlette rapide. Ensuite, il me suffit de l'écouter me raconter sa vie pendant que je le tiens dans mes bras et lui caresse les cheveux, comme si on était un couple amoureux en pleine confidences post-coïtal. Il me parle de ses parents ultra-conservateurs et de son épouse, Anna, qui lui reproche de ne plus être intime.

Mais pour l'instant, je savoure ma liberté, cet instant où je peux prétendre être humain comme tous ces gens autour de moi, sans qu'ils sachent ce que je suis réellement.

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