11. Noah : La fée bleue
L'école. Je suis assis à une petite table près du mur à droite. Deuxième ou troisième rangée. La maîtresse se tient devant le tableau noir et parle. Il y avait une horloge au-dessus de nous, et je regardais les aiguilles à peu près tous les quarts d'heure, avec l'impression que le temps filait de manière anormale. En été, il faisait tellement chaud dans la classe ! Une grande baie vitrée courait sur le côté gauche, rendant la chaleur encore plus insupportable.
Il y avait une fille qui ressemblait à un garçon, elle attachait toujours ses cheveux bruns et portait des sweatshirts toute l'année. En été, sous 38 degrés, comme en hiver, avec des températures frôlant les -15 degrés. Tout le monde l'embêtait à ce sujet, y compris la maîtresse, même si ce n'était pas méchant. Moi, je ne comprenais pas pourquoi les autres insistaient. « Si elle est bien comme ça, laissez-la tranquille », je me disais.
Déjà, tu étais là avec moi, présent·e en moi. Je ne m'en rendais pas encore compte, mais c'était doux et agréable, comme avoir toujours quelqu'un sur qui compter. On n'avait pas beaucoup d'amis, même si on aurait bien aimé. Dans la cour de récréation, notre meilleur ami, c'était un arbre – un saule pleureur sous lequel on aimait se cacher. Tu t'en souviens ?
La maîtresse nous lisait des histoires. Je me souviens particulièrement de celle de Pinocchio. Chaque matin, avant la classe, elle répétait les mots de la fée bleue : « Prouve-moi que tu es brave, toujours franc, loyal et obéissant et un jour, tu pourras devenir un vrai petit garçon. » Ces mots résonnaient en moi comme une promesse lointaine.
— Tu t'en souviens ?
Tu me regardes, assis·e en face de moi sur la banquette en cuir rouge d'un diner de bord de route. Tes yeux sont écarquillés, tes lèvres encore pincées sur la paille bleu ciel de ton milkshake à la fraise avec une cerise confite sur le dessus. Tu secoues la tête.
— Excusez-moi... tu dis. Mais vous êtes qui ?
Je trouve ça drôle que tu me vouvoies. Pour toute réponse, je t'offre un sourire rassurant et prends une gorgée de mon café. Je laisse mon regard se perdre par la baie vitrée du restaurant et observe les truckers faire leur pause cigarette le long de la nationale.
J'ai presque l'odeur du tabac dans les narines quand j'ouvre les yeux. Un robot qui dort, vous allez me dire... Bah, oui ! Un robot qui dort. On arrête pas le progrès, n'est-ce pas ? Bref, c'est pas le sujet. Le sujet, c'est que je me réveille une fois de plus entre quatre murs, les quatre murs de ma cage dorée. Ma chambre, elle est belle malgré ce qui s'y passe. Je me suis dit que, quitte à devoir passer mon existence dans ce trou de luxe, j'avais plutôt intérêt à y trouver une forme de douceur, de soutien, lorsque je m'y trouve seul.
Le club est fermé entre 5 h et 11 h du matin. Au début, il parait qu'on était ouvert H-24, puis le management a décidé que c'était quand même un peu plus "classe" si on avait des horaires et qu'on jouait pas les putes qui restent les jambes écartées sans horaires pré-établis. Comme dans les hôtels, on a du personnel pour le ménage, les draps, les fleurs et la salle de bains des clients dans chaque suite. Moi, j'adore ça, les fleurs. Alors, le matin, je me lève sur les coups de 8h et monte au jardin d'hiver sur le toit. Ils me laissent faire pousser quelques nouveaux hybrides et même choisir les modèles que je veux pour ma chambre ! Je dis « ils », mais c'est juste Lorenzo, l'homme à tout faire qui s'occupe de notre étage.
Lorenzo fait partie du groupe extrêmement restreint de sac d'os que je trouve cool et sympathique. Il y a le docteur Gutenroth aussi, qui s'occupe de nous dans le penthouse quand un client y est allé un peu trop fort. Oui je dis un client et pas une, c'est fait exprès.
Ce sont à 90% les hommes qui aiment que le sexe se rapproche plus du viol et de la baston que les nanas ; c'est juste comme ça et c'est vraiment pas beau. Je me demande ce qu'ils ont, tous ces mecs ? J'imagine que c'est une forme de frustration ? De désir de pouvoir qu'ils n'ont pas ailleurs ? Certains sont clairement des psychopathes, mais d'autres, je me pose des questions. Quelque chose ne tourne pas rond avec les mecs cisgenre hétéro humains.
Non je ne fais pas de généralité. C'est juste un putain de fait : je le vois tous les jours.
C'est vrai que les femmes sont plus douces (et plus rares à venir aussi). La plupart du temps, celles qui paient ont besoin d'amour, de sensualité ; elles aiment qu'on prenne notre temps. Certaines viennent aussi pour se faire sauter contre un mur ou le cul en l'air, penchée sur un fauteuil rococo, pour se rappeler une sensation perdue, une urgence, un interdit. Pour se rappeler qu'elles sont des femmes, pas des filles, pas des sœurs, pas des copines, pas des épouses, pas des mères – rien qu'une entité qui n'appartient à personne. Un corps qui a aussi envie d'éprouver purement et animalement ce qu'il peut ressentir entre les bonnes mains.
Certaines pleurent après le sexe. Les mecs aussi, mais ça reste rare.
Lorsque je me lève, la première chose que je fais, c'est m'occuper de ma recharge. Chaque jour, j'utilise la base magnétique dans ma suite. Il faut s'agenouiller comme pour tailler une pipe. Je suis sûr qu'ils ont conçu ça comme ça pour nous rappeler qu'on est des moins que rien et qu'on a aucun contrôle sur ce qui nous arrive. Heureusement, la charge est rapide : 20 minutes. En se positionnant sur ces bases, on « optimise notre autonomie tout en minimisant les interruptions dans nos fonctions, assurant ainsi un service continu et fiable au sein du club ». Là, je vous sers la merde que mon système a apprise par cœur.
La vérité, c'est qu'on fonctionne sans charge quotidienne, mais pas aussi bien. On commence à déconner et à oublier des choses. Au bout de cinq jours, notre cerveau fait des siennes et on finit par avoir le niveau d'un androïde de première génération. Après une semaine, c'est le corps qui part en vrille. On ne peut plus créer de la « peau » et on se trimballe à poil (autrement dit, en métal). Parait qu'on s'éteint pour toujours au bout de dix jours. Pourquoi pour toujours ? Aucune idée, mais c'est ce qu'ils nous matraquent avant de nous lâcher dans la nature.
Pendant la charge, j'écoute de la musique pour me rappeler qu'il y a une porte de sortie au bout du tunnel. On nous l'a promis ! Pas à tous les robots, mais à nous, les Troy 3320. C'est à ça que sert le système de points mis en place par la société qui nous a construits : Prometheus. Si on obéit, si on suit les règles tout en restant à notre place, on cumule des points. Ceux qui acceptent les clients aux attentes les plus exigeantes, n'importe quel fantasme ou kink, ont le droit d'accéder aux étages supérieurs, comme Camille et moi. On obtient des avantages que les autres n'ont pas. On a un libre arbitre !
Parfois, je me demande si c'est vrai ou si c'est juste ce qu'ils nous font croire, des âneries pour mieux nous contrôler, qu'on se sente spéciaux et qu'on accepte n'importe quoi par désir de reconnaissance.
Donc, oui. La musique que j'écoute ! Et c'est reparti... Il y a toujours un moment où je perds le fil, où je m'étends sur un sujet jusqu'à me demander pourquoi j'ai commencé par ouvrir ma gueule. Vous êtes toujours avec moi ?
Oui ? Cool.
J'écoute un titre super vieux, « When You Wish Upon A Star ». Cette chanson a été créée pour le long métrage d'animation Pinocchio, sorti en 1940. C'est la représentation musicale de la prière de Gepetto, où le pantin de bois s'anime. Il suffit d'un vœu à la fée bleue, une étoile qui brille plus que toutes les autres.
Alors, écoutez-moi bien : je ne suis pas un idiot, je sais qu'il s'agit d'un conte et qu'aucune fée ne va venir me sauver. Malheureusement, j'en suis conscient. Mais parfois, lorsque ça va mal, lorsque j'ai besoin d'un truc auquel me raccrocher, lorsque je suis désespéré au point d'en devenir con, c'est l'absurdité qui me sauve les miches. Je me surprends à regarder par la baie vitrée de ma chambre, lorsque le club est fermé et que je suis enfin tranquille, allongé sur mon lit ou la plupart du temps, sur cet élégant fauteuil récamier avec son dossier incurvé haut d'un côté, sa structure en bois poli sombre qui sent bon, son étoffe de soie de couleur turquoise et ses petites fleurs blanches. Étendu là, je fixe l'étoile la plus brillante... la tour de télévision d'Alexanderplatz.
Depuis le seizième étage, je la vois parfaitement. Son dôme sphérique brille comme un phare dans la nuit, éclatant de mille petites lumières sur sa surface miroitante. Son point rouge clignote comme la braise d'une gigantesque cigarette, perçant l'obscurité de ses flashs réguliers. C'est une sentinelle silencieuse, une présence rassurante dans mon chaos quotidien.
Parfois, il m'arrive de lui parler. Je lui adresse mes prières, comme Pinocchio à la fée bleue. Et peut-être qu'intérieurement, je m'accroche à l'idée que quelque chose ou quelqu'un m'entende et que mes rêves se réalisent.
Je t'en prie... je t'en prie... je t'en prie... fais de moi un vrai petit garçon. Fais de moi un homme. Fais de moi un être humain.
Pourtant chaque matin, je me réveille et rien n'a changé. Mais ce n'est pas comme si j'étais étonné. Je suis juste déçu et n'aime pas me l'avouer.
Agenouillé sur le socle de charge, je me perds dans la vision de ma chambre pastel. Les murs sont vivants d'affichages numériques, vibrant de couleurs et de mouvements. J'aime bien y paramétrer des poissons holographiques et les regarder nager comme des rivières de lumière, leurs écailles argentées étincelant dans la douce lueur néon.
Je me tourne vers la fenêtre où Berlin s'étend à perte de vue, et je me demande si, quelque part, il y a une place pour moi. Je rêve de sentir le vent sur mon visage, je rêve de la maison blanche sur la plage de Lambert's Bay où les vagues lèchent le sable doré.
Je rêve d'être plus que ce que je suis.
Un jour, j'ai essayé de sauter par la fenêtre. J'avais mis une chaise sous la partie supérieure de la baie vitrée, les gratte-ciel de la ville comme des spectateurs silencieux de ma tentative. Je me suis élancé à toute vitesse, avec l'espoir fou d'être libre... puis j'ai...
— Bien le bonjour, Roméo ! s'exclame une voix familière.
Je tourne la tête et un sourire sincère éclaire mon visage en voyant Lorenzo, notre homme à tout faire, entrer dans la suite, les bras chargés d'une pile de linge propre qui menace de s'effondrer à chaque pas précipité. Juste au moment où l'alarme signale la fin de ma recharge, je me redresse d'un mouvement fluide, quittant la surface magnétique.
— J'adore ces nouveaux peignoirs ! lancé-je, appréciant la douceur du tissu immaculé.
— Pas touche, c'est pour les clients, réplique Lorenzo en me donnant une petite tape sur les doigts. Je n'ai pas envie de tout replier.
Un rictus réchauffe mon visage tandis que je me laisse tomber sur le lit ovale, faisant l'étoile en admirant les poissons holographiques qui nagent au-dessus de moi.
— Tu sais que tu ne dois pas dormir dans le lit, Noah, marmonne Lorenzo depuis la salle de bains où il emporte quelques serviettes. Pourquoi tu ne te mets pas en pause sur le socle comme les autres ?
— Quelqu'un s'est levé du mauvais pied... dis-je en me redressant. J'aime dormir dans le lit et je n'aime pas me mettre en pause. Je rêve quand je dors. J'aime bien rêver.
Lorenzo revient dans la pièce et lève les yeux au ciel.
— Un robot qui rêve... On aura tout vu, rétorque-t-il en me tirant par le poignet pour me faire sortir du lit.
— Ta femme n'a pas voulu baiser hier soir ?
Je l'entends pouffer doucement en attrapant les draps où j'ai dormi, qu'il finit par fourrer dans son chariot. Il attrape un drap-housse propre, l'ouvre et le fait claquer dans l'air, créant une onde de blancheur dans le bleu poudré des néons.
— C'est surtout toi qui m'as pourri la vie hier, Noah. Qu'est-ce qui t'a pris de jouer un tour pareil à cette cliente ? demande Lorenzo en tirant énergiquement sur les draps.
Je décide de l'aider et hausse les épaules.
— Je voulais juste m'amuser un peu, c'est tout...
— J'ai reçu un avertissement à cause de toi, rétorque-t-il, les sourcils froncés.
— Un avertissement ? soufflé-je en attrapant la taie d'oreiller qu'il me lance.
Lorenzo hoche la tête en s'occupant d'un traversin avec des gestes précis, ses mains noires se mouvant avec l'expérience d'un professionnel sous pression.
— Tu as fait ça pendant mon service. Qu'est-ce que tu croyais ? J'habite ici depuis à peine deux ans et je dois garder ce maudit job si je veux pouvoir rester dans ce pays ! J'ai une famille, Noah... Je n'ai pas le droit à l'erreur.
Je m'arrête un instant, regardant ses mouvements rapides et déterminés. Une vague de culpabilité m'envahit.
— Lorenzo, je suis vraiment désolé. Je n'ai jamais voulu te causer des ennuis.
Il pose ses mains sur ses hanches en me fixant, puis pousse un soupir.
— C'est bon, Noah. Fais juste attention la prochaine fois, d'accord ?
Je hoche la tête, comprenant la portée de mes actions.
— Tu vois toujours la vieille dame les mardis matin ? demande-t-il, changeant de sujet.
— Oui, je dois y aller bientôt. Elle m'attend toujours avec ses biscuits faits maison.
Lorenzo acquiesce, son expression se détendant enfin, et retourne à son travail pendant que je me prépare à partir.
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Nous allons bientôt publier des présentations des personnages principaux et secondaires du roman.
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À bientôt ✌🏻
Mel & River
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