prologue

Il y a cette chanson que George Brassens a écrite aux alentours de 1953, Les amoureux des bancs publics. Je me souviens de ma première écoute, je devais avoir quatorze ans. -- Soit cinquante-trois ans plus tard -- Ces deux minutes cinquante-huit m'ont ouvert les yeux sur un point essentiel de mon existence : je déteste l'amour.

Si je devais exister dans cette chanson, je serais la passante au regard oblique. L'aigrie qui ne comprend pas pourquoi les gens se donnent tant de mal pour quelques sentiments et les trois mots sacrés.

Aujourd'hui, j'ai vingt-quatre ans, quelques relations calculables sur les doigts d'une main à mon actif et aucune envie d'en avoir d'autre. C'était, grosso modo : embrassons-nous, faisons l'amour, rions un peu et : je suis mieux toute seule, désolée. Pas de palpitant effréné, pas de papillons dans le ventre et encore moins de paillette je ne sais où.

Ma vie je la vois sans le grand amour, avec des tonnes de romans, des années de séries et surtout, de la bonne nourriture, car bien manger c'est la vie. Et ce genre de projet, ça ne se partage avec personne.

Tout le contraire de mes deux amies rapportées des années lycée, Nour et Hilona, qui occupent nos soirées à parler de leurs aventures amoureuses. J'ai l'impression de ne pas vivre sur la même planète que le reste de ma génération quand je les écoute. Nour se débat dans une relation en pointillé avec Guillaume. Un jour ça va, le lendemain il ne donne plus de nouvelles. Et elle, au lieu de l'envoyer se faire voir, elle ouvre sa porte chaque fois qu'il revient. C'est épuisant de l'écouter tourner en rond sur les mêmes sujets toute l'année et ce depuis les quatre dernières. Je ne comprends pas pourquoi elle se donne autant de mal et je me jure de ne pas m'enliser dans ce genre d'affaire. Elle souffre beaucoup, kiffe peu, la pauvre.

Hilo quant à elle, saute d'un célibataire à un autre deux soirs par semaine pour se plaindre finalement qu'ils sont tous les mêmes. Elle vit sa vie amoureuse dans un océan de souffles erratiques impersonnels mais elle continue de dire que ça lui va. C'est peut-être le cas. Ce que je vois avec mon recul, c'est que ses yeux ne pétillent pas souvent. C'est comme si elle était dans le déni ou alors ça lui suffit. Là encore, je ne comprends pas pourquoi y retourner chaque weekend pour dire chaque lundi : il est parti sans un au revoir, normal ! J'ai souvent envie de lui demander pourquoi elle les laisse entrer dans sa vie de cette manière, si elle n'accepte pas leur comportement.

Moi je ne fais rien, je ne vis rien et dès lors qu'un type me regarde avec trop d'insistance, je réplique automatiquement par une œillade assassine. Laissez-moi tranquille ! voilà ce qui devrait être inscrit sur mon front si mes pensées pouvaient sortir en transparence.

Mais ce soir, ni mon air assassin, ni ma mauvaise humeur ne fonctionne. Ce type là-bas, au fond de ce pub, est en train d'avaler une gorgée de sa bière en me fixant.

- Allez Athéna, un sourire, envoie Nour en me donnant un coup sur l'épaule. Tire sur tes joues, comme ça, regarde !

- Elle arrivera tout juste à feuler comme un chat sauvage si elle ouvre la bouche, enchaine Hilo.

- Ah. Ah. Au risque de me répéter, commencé-je.

- Foutez-moi la paix avec vos love story merdiques ! terminent-elle en cœur.

Je grimace et plante mon attention au fond de mon verre de Virgin mojito. J'en gobe trois gorgées et je frappe dans mes mains.

- Les cadeaux, on passe aux cadeaux ? On est le 25 décembre ou pas ?

- Allez, bonne idée ! fait Hilo. Nour, tu as notre truc pour Athéna ?

- Vous vous êtes mise en commun ? m'étonné-je. Pourquoi je ne suis pas au courant ?

Elles hochent la tête tandis que j'attrape mon sac pour en sortir deux paquets que j'ai emballé moi-même. Et ça se voit ! De leur côté, c'est une enveloppe blanche habillée de cœur rouge qu'elles tendent vers moi.

- C'est quoi ça ? C'est Noël, pas la saint Valentin, grogné-je.

S'il y a un bien un truc qui fait naitre en moi le genre d'émotion capable de provoquer des haut le cœur, c'est bien les cœurs rouges. Ils représentent à eux seuls tout ce que je trouve niant, niant dans l'amour avec un grand A. Le cœur rouge ? LA fioriture reine.

- Justement, c'est le cadeau idéal pour toi, balance Nour en même temps que l'enveloppe atterrie à côté de mon verre.

- Je vous préviens, si c'est un truc cul-cul la praline, je vomis partout. Je le vois sur vos visages que vous voulez me taquiner et ça se fait pas à Noël !

Je dépose leurs cadeaux devant elles.

- Moi j'ai choisi des trucs qui vont grandement vous servir, parce que je suis une nana organisée, pratique et en plus super sympa.

- Dans tes rêves, ouais, marmonne Hilo alors qu'elles déballent leurs paquets.

Je baisse les yeux sur cet horrible pli. Qu'est-ce que c'est ? Une carte de noël chantante ? Non, un bon d'achat pour Jeff Debruge ? Qu'est-ce qui pourrait être pire ? Je déchire le papier décoré pour en sortir une feuille pliée qui semble contenir quelque chose.

De leur côté les filles déballent, pour Nour, un bullet journal « Repousser un pervers narcissique en 58 étapes » et pour Hilo, une éphéméride sur le thème « un jour, une relation saine dans un an ». J'attends leurs réactions avant de déplier la feuille dans ma main.

- Alors, utile, hein ? questionné-je.

Hilo arrache les premières pages de son calendrier, les froisses et les balance par-dessus son épaule tandis que Nour lit :

- Votre pervers narcissique revient à la charge aujourd'hui ? Clouez-lui le bec une bonne fois pour toute avec l'une de ces trois propositions : C'est ton avis. Pense comme tu veux. Ou alors, j'ai ma propre existence, va voir ailleurs.

Le silence revient, elle relève le nez sur moi et me fixe en pinçant les lèvres.

- Franchement, ça peut servir, dis-je avec un sourire en coin.

- Guillaume n'est pas un pervers narcissique, assure-t-elle.

- Oui, d'accord. Il y a un test en vingt questions à la fin, donne-lui, on ne sait jamais, ajouté-je avec un clin d'œil.

Elle tourne la tête vers Hilo.

- Tu vois, j'étais presque en train de regretter, mais finalement c'est bien fait pour elle, miss anti-amour ! dit-elle.

- T'as raison, on a bien fait, lui répond-elle.

- Quoi ? placé-je.

- Ouvre ton cadeau, Athéna, balancent-elles en cœur.

Je fronce les sourcils, les regarde en alternance puis je vise la feuille.

- Qu'est-ce que vous avez foutues ?

Je rends sa forme d'origine à la lettre et un rectangle rigide tombe sur la table. Encore des cœurs rouges ? Help ! Mes yeux parcourent la lettre :

Très chère Athéna,

Partir en voyage avec un inconnu, ça parait fou et c'est pourtant ce que tu t'apprêtes à faire !

L'agence Travel Matters, a le plaisir de te faire parvenir ce billet pour un aller simple vers l'amour avec un grand A. Tu partiras le 6 juin 2017 à 7 heures 20 pour un merveilleux road trip avec ton binôme surprise, choisi selon tes critères amoureux ! Prépare ton baluchon car ton âme sœur t'attends en salle d'embarquement !

A très vite, Athéna, car avec Travel Matters, le grand amour c'est par ici ! -->

Irène, directrice et co-fondatrice.

Je cligne des paupières. Je crois que j'ai arrêté de respirer et je ne compte pas reprendre un jour. Elles ont réussi à trouver pire. Un voyage ? Un inconnu ? Une rencontre amoureuse ? Je relève le nez sur mes amies. Mes anciennes amies. Elles sont en fou rire muet.

- Un voyage avec un inconnu pour une rencontre amoureuse ? additionné-je à voix haute.

Elles explosent de rire.

- Ah d'accord j'ai compris. La vanne est hilarante, balancé-je en repoussant la paperasse. Vous voulez quoi, des excuses pour mes réflexions désobligeantes sur l'amour et ses fioritures ? Je peux...

- Ah non t'as pas compris, ce n'est pas une vanne, m'interrompe Nour en pointant un index manucuré dans ma direction.

- Et ça nous a couté un bras, un rein et un PEL, enchaine Hilo. Alors tu vas y aller, c'est pas des blagues.

J'ouvre la bouche sans les quitter des yeux. Je ne bois pas d'alcool, mais est-ce que je suis bourrée quand-même ? Je crois que je ne comprends plus rien.

- Quoi ?

- Bon voyage, Athéna, susurre Nour en levant son verre.

- Offrir un voyage speed dating à une casanière qui déteste l'amour, ça c'est une idée de génie !



***

Idée de titre ?

Prochain chapitre dimanche.

Le grand amour c'est par ici -->

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